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mardi 18 février 2020

«Rien n’est mis en place pour assurer l’indépendance de personnes handicapées»

Par Anaïs Moran — 
Lors d'une manifestation organisée par Handi'Social, le 2 octobre.
Lors d'une manifestation organisée par Handi'Social, le 2 octobre. Photo Alain Pitton. NurPhoto. AFP


Cécile Morin, porte-parole du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation, revient sur les annonces la semaine dernière du chef de l'Etat en matière de handicap.

Elle était vendue comme l’une «des priorités du quinquennat». Elle porte désormais le nom de «pacte républicain» et se décline par une kyrielle de mesures. La politique en matière de handicap d’Emmanuel Macron est enfin connue : le Président l’a révélée mardi 11 février, lors de la Conférence nationale du handicap, devant un parterre de 500 invités, une dizaine de ministres et les représentants des plus grosses associations du secteur. Si le chef d’Etat a su convaincre la quasi-totalité de l’assemblée présente ce jour-là (qui attend désormais de voir se concrétiser les changements annoncés), qu’en est-il de la réaction des premiers concernés ?

Au Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (Clhee), on observe que «nombre de personnes s’exprimant à la tribune prétendent parler pour les personnes handicapées alors qu’elles ne le sont pas elles-mêmes». Cécile Morin est porte-parole de ce collectif militant et autonome, dont les membres sont tous concernés par le handicap. Elle revient pour Libération sur l’allocution du chef de l’Etat, qu’elle juge «trompeuse» et «inquiétante».
A la sortie de cette Conférence nationale du handicap, les grosses associations étaient unanimes pour saluer le discours «mobilisateur» d’Emmanuel Macron. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?
Moi je qualifierais plutôt sa prise de parole de «paradoxale» et de «trompeuse». D’un côté, le Président n’a cessé de répéter durant son allocution que l’ambition gouvernementale était de «permettre à chacun de vivre une vie digne et libre». Mais dans le même temps, il a annoncé la création de 3 500 places supplémentaires en établissements spécialisés, qui constituent justement des lieux de privation de droits et de liberté.
Dans ces structures, les personnes ne sont pas autonomes dans leurs choix de vie et vivent à l’écart de la société. Ce placement est contraire à l’article 3 de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, et ratifiée par la France. En 2019, sa rapporteuse spéciale, Catalina Devandas-Aguilar, a d’ailleurs exigé la fermeture progressive de tous les établissements existants. Déjà 100 000 enfants et 200 000 adultes handicapés résident dans ces institutions et Emmanuel Macron veut intensifier ce nombre en dépit des avertissements de l’ONU.
Il justifie cette création de nouvelles places afin d'«endiguer» le phénomène d’exil en Belgique. C’est une réalité : si des familles vont jusqu’à l’étranger pour trouver une place en structure, c’est qu’il y a une vraie demande…
Effectivement mais c’est de la faute de l’Etat qui ne propose aucune alternative. Il faut affecter les moyens techniques et humains nécessaires aux besoins des individus, comme le fait la Suède par exemple, et arrêter de financer des établissements. Aujourd’hui, rien n’est mis en place pour assurer l’indépendance de ces personnes handicapées afin qu’elles puissent vivre chez elles, avec qui elles le souhaitent, et décider pour elles-mêmes. C’est une utopie inimaginable pour les familles, qui sont malheureusement à mille lieues de pouvoir envisager un projet autre que le placement en institution. Emmanuel Macron ne marque donc aucune rupture avec ce qui le précède : au contraire, il ne va faire qu’aggraver le système de ségrégation sociale et spatiale.
Pour garantir une «vie digne et libre», le chef d’Etat a également affiché son souhait d’offrir un «droit à la parentalité» à toutes et tous, par le biais d’une assistance tiers qui viendrait épauler le parent handicapé. Une bonne mesure ?
Le Président présente cette mesure comme un progrès en se félicitant que les personnes placées sous tutelle aient désormais, grâce au gouvernement [la loi justice de Nicole Belloubet, ndlr] le droit de voter et de se marier sans l’autorisation du juge des tutelles. Mais il ne remet pas en cause la privation de la capacité juridique qu’implique cette mise sous tutelle, et qui est également contraire au droit international. Ces «nouveaux droits» octroyés par le président relèvent d’une approche charitable : on considère le handicap comme une sorte de déficience ontologique qui impliquerait naturellement la privation de droits et de libertés et l’assignation à vivre à l’écart de la société. Alors qu’il existe des moyens de recueillir le consentement des personnes, quelle que soit la nature de leur handicap, on préfère les maintenir dans une condition d’éternels mineurs.
En matière d’éducation, le gouvernement promet le recrutement de 11 500 accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), pour «ne laisser aucun enfant sans solution scolaire» à la rentrée prochaine. Réalisable ?
Disons que l’annonce doit être suivie des faits. Le métier d’AESH est difficile, précaire, avec des temps de travail majoritairement partiel et très mal rémunéré. Le président n’a plus que sept mois pour réaliser sa promesse de les employer à temps complet et de proposer un accompagnement à chaque élève qui en a besoin. Franchement, j’ai bien peur que ce ne soit que de belles paroles. Les galères de ces accompagnants sont depuis longtemps méprisées, invisibilisées ou ignorées par les pouvoirs publics. Le malaise professionnel est trop profond pour que ça se règle d’un coup de baguette magique, comme Emmanuel Macron le propose.
En complément, l’exécutif veut introduire un «module handicap» dans la formation initiale des professeurs des écoles et des enseignants du secondaire.
La formation des enseignants est effectivement primordiale, mais cela ne doit pas remplacer l’accompagnement humain individualisé de chaque enfant dans la classe. Des moyens à hauteur des besoins réels sont indispensables pour scolariser les élèves handicapés à l’école ordinaire. Il faut savoir que le placement des enfants en institutions condamne beaucoup d’entre eux, par un effet de filière, à demeurer toute leur vie dans des établissements spécialisés.
On constate d’ailleurs que ces placements en structures dépendent moins de la nature du handicap que du milieu social. Selon l’observatoire des fractures scolaires, 63% des enfants handicapés issus de famille socialement favorisées sont scolarisés en milieu ordinaire à l’âge de 14 ans, contre 42% pour les jeunes issus des milieux défavorisés. Des parents qui ont les codes et les ressources pour se sortir du magma administratif quotidien, pour s’informer des stratégies scolaires à adopter, seront ceux qui parviendront à éviter à leurs enfants l’institutionnalisation. Le poids du déterminisme social est donc redoublé dans le destin des enfants handicapés.
La problématique de l’emploi a été la grande oubliée du discours présidentiel. La seule mesure annoncée concerne la volonté d’augmenter de 50% les entrées des personnes handicapées dans les centres d’apprentissage. Qu’en dire ?
L’apprentissage, c’est très bien si on le choisit. Mais pourquoi orienter la politique de formation des personnes handicapées particulièrement sur l’apprentissage et pas sur toutes les autres filières ? Quand on sait que les travailleurs handicapés sont déjà surreprésentés parmi les ouvriers, notamment ceux qui exercent en Esat [Etablissement qui permet aux handicapés d’exercer une activité professionnelle tout en bénéficiant d’un soutien médico-social, ndlr], cette annonce gouvernementale devient tout de suite plus inquiétante. Car les travailleurs en Esat ne sont pas justiciables du droit du travail. Ils peuvent travailler jusqu’à 35 heures alors qu’ils n’ont pas le statut d’employé salarié : ils n’ont ni contrat de travail ni la possibilité d’aller aux prud’hommes, de faire grève ou de créer une section syndicale. Ils n’ont pas de possibilité de se défendre collectivement comme les autres travailleurs. En misant sur l’apprentissage et en augmentant les places en Esat, Emmanuel Macron n’affiche aucune volonté de mettre fin aux discriminations subies par les travailleurs handicapés.
De même, la question de l’accessibilité a seulement été effleurée par le Président…
Rien d’étonnant quand on se rappelle qu’il a fait voter la loi Elan ! Il ne faut jamais oublier que ce nouveau texte législatif est juste indécent puisqu’il remet en cause le principe d’accessibilité universelle au logement prévu par la loi de 2005. Aujourd’hui, les constructeurs ne sont plus obligés de bâtir 100% de leurs logements neufs «directement accessibles» aux personnes handicapées, mais seulement 20%. Après une telle régression, il est difficile de croire que la politique d’accessibilité sera un jour inscrite au calendrier d’Emmanuel Macron.
Pourtant, l’enjeu est fondamental : une personne qui ne peut pas sortir de son appartement, parce qu’il n’a ni les capacités individuelles ni l’aide humaine et technique pour le faire, signe sa mort sociale. C’est la même chose pour l’inaccessibilité aux lieux publics, aux transports, aux bars, aux cinémas, aux bibliothèques. La relégation géographique constitue la base de la relégation sociale.
Lors de cette Conférence nationale du handicap, la secrétaire d’Etat Sophie Cluzel en a profité pour relancer le débat sur la possibilité de recourir à des assistants sexuels. Quelle est votre position sur le sujet ?
Nous sommes, au Clhee, totalement opposés à cette mesure, dont on ne sait même pas si elle relève du soin, d’un acte tarifé et ou de l’action charitable. Ce qui est sûr, c’est qu’elle se fonde sur une vision essentialisée des personnes handicapées, qui seraient toutes par nature asexuelles et incapables d’être des partenaires amoureux et affectifs à part entière. Finalement, Sophie Cluzel pose l’idée d’une homogénéité des besoins sexuels d’une catégorie de la population. Cela ne va pas vraiment nous aider à nous battre contre les représentations stéréotypées et les fantasmes projetés sur nous.
Sans compter que cette idée, en plus d’être profondément paternaliste, est clairement une annonce de diversion pour ne pas s’attaquer au vrai sujet de fond. Pour quelle raison notre société ne considère pas les personnes handicapées comme des êtres affectifs et sexués comme les autres ? Parce que l’Etat ne donne pas la possibilité d’aller dans les lieux de sociabilité et, par extension, l’opportunité de rencontrer un ou des partenaires. Et ces possibilités sont encore plus minces pour les personnes qui vivent dans des institutions. Voilà le vrai sujet !

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