Publié dans le magazine Books n° 60, décembre 2014. Par Kwame McKenzie.
Comment déceler d’emblée les projets de recherche les plus prometteurs dans le domaine de la santé ? La question est essentielle si l’on veut dépenser au mieux l’argent public qui les finance. C’est précisément à ce casse-tête que s’intéresse une nouvelle discipline, la « science de la science ». Ses travaux nous invitent à une réflexion aussi passionnante que nécessaire sur les dividendes de la recherche. À condition de ne pas en profiter pour réduire la science à son utilité sociale apparente.
ux fois par an, je me sacrifie pour les autres : j’examine les demandes de subvention soumises à l’Institut canadien de recherche en santé. Cela me prend une semaine : cinq jours pour faire une évaluation détaillée des projets de recherche, suivis de deux jours éreintants pendant lesquels, avec un groupe d’autres scientifiques, nous décidons de ceux que nous recommanderons. Sur quarante-cinq demandes examinées, six ou sept seulement recevront un financement. C’est un travail soumis à forte pression, non rémunéré, exigeant et qui s’ajoute à nos obligations professionnelles habituelles. Dans la mesure où les institutions dont nous relevons attachent souvent une piètre valeur à ce genre d’activité gratuite, privilégiant les subventions que nous apportons et les articles scientifiques que nous publions, la tâche peut sembler vraiment ingrate.
Des centaines de chercheurs chevronnés se l’infligent pourtant chaque année (1). Car ils croient juste que le projet de recherche d’un scientifique soit jugé par ses pairs. Ils sont également convaincus que le système élève la qualité de la science. Si les programmes les plus faibles périssent et que les plus solides survivent, la recherche en santé progressera en vertu d’une sorte de processus de sélection naturelle.
Mais la dure réalité, c’est que le système ne fait sans doute pas avancer la science de manière aussi systématique que nous ne l’espérons. Les travaux menés dans le domaine médical engendrent rarement des découvertes qui améliorent la santé publique. La recherche ciblée peut passer à côté des innovations majeures de demain. Et nombre des percées les plus décisives sont le fruit du hasard.
Comme en témoigne la découverte du premier antibiotique, la pénicilline, révolution pharmacologique qui a sauvé des millions de vies. Alors qu’il menait ses expériences sur des bactéries dans un tout autre but, Alexander Fleming observa qu’une moisissure empêchait les microbes de se multiplier. Elle produisait de la pénicilline naturelle. Ce fut une découverte fortuite, résultat de la contamination d’un labo par un autre. Mais, comme l’a dit Louis Pasteur dans une formule restée célèbre, « le hasard ne favorise que les esprits préparés » : pour découvrir la pénicilline, Fleming devait d’abord être capable de remarquer qu’il avait sous les yeux un phénomène inattendu, ensuite être capable de l’étudier. Tous ses travaux antérieurs avaient développé en lui l’esprit et les outils scientifiques qui allaient lui permettre d’exploiter ce cadeau du ciel.
Mais les comités de financement peuvent difficilement miser sur les découvertes fortuites. En outre, l’idée que les avancées de la recherche sont aléatoires pourrait amener à la conclusion que l’importance d’un projet se mesure peut-être au moins autant à sa capacité de forger des compétences qu’à l’enjeu de recherche lui-même. Pareil raisonnement inciterait à financer les études proposées davantage pour leur potentiel formateur que pour la question même qu’elles entendent résoudre.