"Foucault va au cinéma", de Patrice Maniglier et Dork Zabunyan : quand le philosophe fait son cinéma
LE MONDE DES LIVRES
Critique
10.02.11
Dans Ce qu'aimer veut dire (POL, voir "Le Monde des livres" du 7 janvier), où il raconte son amitié avec Foucault, Mathieu Lindon évoque la petite bande de copains qui avait l'habitude de se retrouver dans l'appartement parisien du philosophe, au début des années 1980. L'écrivain y utilise souvent le mot "séance" pour décrire une sociabilité fondée sur la consommation simultanée de drogue et de films. Pendant leurs "trips" d'acide, en effet, Foucault et ses fidèles regardaient Citizen Kane ou un épisode des Marx Brothers. C'était toute une organisation, qui entraînait parfois quelques complications : "On a juste commis l'erreur de ne pas avoir installé l'écran et, surtout, le projecteur et la première bobine avant la projection qui a lieu à l'autre bout de l'appartement, écrit Lindon, (...) ça met un temps fou, notre état nous rendant peu aptes à ce genre de manipulations techniques."
Que le cinéma puisse faire tourner la tête, ou du moins qu'il soit apte à bousculer notre existence, et même à y faire surgir des questions vertigineuses, cela relevait de l'évidence pour Foucault. Du reste, sans avoir jamais bâti une véritable "théorie" de l'expérience filmique, les textes qu'il lui a consacrés ont beaucoup nourri la critique et la pratique du septième art. Dans un bref essai intitulé Foucault va au cinéma, Patrice Maniglier et Dork Zabunyan méditent cette rencontre du producteur de concepts avec l'image en mouvement. Leur livre est rédigé d'une plume solide, claire, enthousiaste. A l'instant de le refermer, on voudrait pouvoir se réfugier dans une salle obscure avec, pour tout viatique, une lampe de poche et les oeuvres de Foucault.
La démarche des deux jeunes philosophes ne relève pourtant pas de ce que l'on nomme désormais la ciné-philosophie. Loin d'envisager le cinéma comme un support qui viendrait simplement porter la philosophie à l'écran, les auteurs le définissent comme "un partenaire, un rival, une inspiration, où s'expérimente ce que veut dire, concrètement, penser autrement". Ici, l'effort consiste donc à repérer "les relais, voire les courts-circuits qui peuvent exister entre la production cinématographique et les livres de Foucault", comme le souligne Dork Zabunyan.
A cette fin, les auteurs étudient le fonctionnement de plusieurs films : non seulement Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, de René Allio (1976), directement inspiré de l'ouvrage éponyme de Foucault, mais aussi Nuit et brouillard, d'Alain Resnais (1955), ou Hitler, un film d'Allemagne, de Hans-Jürgen Syberberg (1977). A chaque fois, il ne s'agit pas de constater que ces films illustrent les thèses de Foucault sur la sexualité, la folie ou le pouvoir, mais de montrer que cet art se confronte aux mêmes problèmes et les explore selon ses propres modalités.
Parmi ces problèmes proprement métaphysiques, les auteurs insistent sur notre rapport au temps, notre façon de distinguer passé et présent, bref sur notre manière de vivre l'histoire. Au fond, écrit Patrice Maniglier, la pensée de Foucault et la pratique du cinéma posent une seule et même question : qu'est-ce qu'un événement ?
L'une comme l'autre opèrent un même pas de côté, ou plutôt un même décadrage par rapport aux repères établis : elles ont en commun de chercher un devenir alternatif, plein de ruptures et de discontinuités, irréductible au temps des chronologies ; elles partent en quête d'un rapport non légendaire au passé, qui ferait de l'histoire tout autre chose qu'un savoir figé : un outil critique à l'égard du présent.
FOUCAULT VA AU CINÉMA de Patrice Maniglier et Dork Zabunyan. Bayard, "Logique des images", 168 p., 21 €.
Signalons que la parution de ce livre s'accompagne d'une programmation spéciale à la Villa Arson de Nice. Jusqu'au mois d'avril, une cinquantaine de films y seront projetés afin de montrer comment les questions posées par Foucault peuvent se trouver explorées au cinéma. Tél. : 04-97-03-01-15. Sur le Web : Villa-arson.org.
LE MONDE DES LIVRES
Critique
10.02.11
Dans Ce qu'aimer veut dire (POL, voir "Le Monde des livres" du 7 janvier), où il raconte son amitié avec Foucault, Mathieu Lindon évoque la petite bande de copains qui avait l'habitude de se retrouver dans l'appartement parisien du philosophe, au début des années 1980. L'écrivain y utilise souvent le mot "séance" pour décrire une sociabilité fondée sur la consommation simultanée de drogue et de films. Pendant leurs "trips" d'acide, en effet, Foucault et ses fidèles regardaient Citizen Kane ou un épisode des Marx Brothers. C'était toute une organisation, qui entraînait parfois quelques complications : "On a juste commis l'erreur de ne pas avoir installé l'écran et, surtout, le projecteur et la première bobine avant la projection qui a lieu à l'autre bout de l'appartement, écrit Lindon, (...) ça met un temps fou, notre état nous rendant peu aptes à ce genre de manipulations techniques."
Que le cinéma puisse faire tourner la tête, ou du moins qu'il soit apte à bousculer notre existence, et même à y faire surgir des questions vertigineuses, cela relevait de l'évidence pour Foucault. Du reste, sans avoir jamais bâti une véritable "théorie" de l'expérience filmique, les textes qu'il lui a consacrés ont beaucoup nourri la critique et la pratique du septième art. Dans un bref essai intitulé Foucault va au cinéma, Patrice Maniglier et Dork Zabunyan méditent cette rencontre du producteur de concepts avec l'image en mouvement. Leur livre est rédigé d'une plume solide, claire, enthousiaste. A l'instant de le refermer, on voudrait pouvoir se réfugier dans une salle obscure avec, pour tout viatique, une lampe de poche et les oeuvres de Foucault.
La démarche des deux jeunes philosophes ne relève pourtant pas de ce que l'on nomme désormais la ciné-philosophie. Loin d'envisager le cinéma comme un support qui viendrait simplement porter la philosophie à l'écran, les auteurs le définissent comme "un partenaire, un rival, une inspiration, où s'expérimente ce que veut dire, concrètement, penser autrement". Ici, l'effort consiste donc à repérer "les relais, voire les courts-circuits qui peuvent exister entre la production cinématographique et les livres de Foucault", comme le souligne Dork Zabunyan.
A cette fin, les auteurs étudient le fonctionnement de plusieurs films : non seulement Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, de René Allio (1976), directement inspiré de l'ouvrage éponyme de Foucault, mais aussi Nuit et brouillard, d'Alain Resnais (1955), ou Hitler, un film d'Allemagne, de Hans-Jürgen Syberberg (1977). A chaque fois, il ne s'agit pas de constater que ces films illustrent les thèses de Foucault sur la sexualité, la folie ou le pouvoir, mais de montrer que cet art se confronte aux mêmes problèmes et les explore selon ses propres modalités.
Parmi ces problèmes proprement métaphysiques, les auteurs insistent sur notre rapport au temps, notre façon de distinguer passé et présent, bref sur notre manière de vivre l'histoire. Au fond, écrit Patrice Maniglier, la pensée de Foucault et la pratique du cinéma posent une seule et même question : qu'est-ce qu'un événement ?
L'une comme l'autre opèrent un même pas de côté, ou plutôt un même décadrage par rapport aux repères établis : elles ont en commun de chercher un devenir alternatif, plein de ruptures et de discontinuités, irréductible au temps des chronologies ; elles partent en quête d'un rapport non légendaire au passé, qui ferait de l'histoire tout autre chose qu'un savoir figé : un outil critique à l'égard du présent.
FOUCAULT VA AU CINÉMA de Patrice Maniglier et Dork Zabunyan. Bayard, "Logique des images", 168 p., 21 €.
Signalons que la parution de ce livre s'accompagne d'une programmation spéciale à la Villa Arson de Nice. Jusqu'au mois d'avril, une cinquantaine de films y seront projetés afin de montrer comment les questions posées par Foucault peuvent se trouver explorées au cinéma. Tél. : 04-97-03-01-15. Sur le Web : Villa-arson.org.