La lecture de Caliban et la sorcière constitue une véritable expérience. Le livre était déjà un classique de l’étude marxiste-féministe, la crise de 2008 lui confère une actualité brûlante. C’est le genre de livre dont on sort transformé, tout en se demandant comment on a pu, auparavant, réfléchir sans les outils qu’il propose. Son sujet – le passage de la société féodale au capitalisme et une analyse de la chasse aux sorcières comme stratégie anti-subversive – sert de prétexte à une réflexion extrêmement ambitieuse : comment pense-t-on l’histoire, et comment peut-on ne pas penser les politiques exercées sur les femmes comme parties prenantes de la construction du capitalisme ?
Née en Italie en 1942, Silvia Federici devient une figure centrale du féminisme dans les années 1970, aux Etats-Unis. C’est là qu’elle commence une relecture féministe de Marx, aux côtés de Selma James, Mariarosa Dalla Costa ou Leopoldina Fortunati – avec qui elle rédigea la première version de Caliban. Aujourd’hui, Federici est une voix majeure du mouvement Occupy à New York.
La révolution industrielle est souvent présentée comme un passage quasi naturel : on invente les machines, et les modes de production suivent. C’est faire l’impasse sur les mouvements de résistance, depuis le bas Moyen Age jusqu’au développement du capitalisme, et les stratégies déployées par les pouvoirs en place pour les annihiler. Federici apostrophe ici Marx et Foucault : comment Marx a-t-il pu passer à côté du rôle de la reproduction sexuelle et comment Foucault a-t-il pu oublier la chasse aux sorcières comme technique disciplinaire ?
Là où Marx pensait le prolétaire comme un corps masculin blanc, Federici étudie le processus de l’accumulation primitive du point de vue des femmes et des colonisés. Elle concentre son attention sur un organe dont Marx avait ignoré la force politique et économique : l’utérus. Federici déclare : « L’exploitation des femmes a une fonction centrale dans le processus d’accumulation capitaliste, dans la mesure où les femmes sont les reproductrices et les productrices de la marchandise capitaliste par excellence : la force de travail. » Et elle montre que « le corps a été pour les femmes, dans la société capitaliste, ce que l’usine a été pour le travailleur salarié : le terrain originel de leur exploitation et de leur résistance ».
PROCRÉATION OBLIGATOIRE
Federici rappelle que, avant d’être persécutées, beaucoup de femmes paysannes œuvraient en première ligne des mouvements hérétiques, résistant à l’Eglise et à l’autorité. Leur pouvoir subversif devait être écrasé. Dans ce contexte de chasse aux sorcières, l’hostilité à l’encontre des femmes est allée en grandissant. Federici démontre comment la chasse aux sorcières correspond, au cours des XVIe et XVIIe siècles, à une nécessité politique : les nouvelles industries ont besoin de main-d’œuvre. On va la chercher, d’une part dans les colonies, et d’autre part dans le corps des femmes. Selon l’auteure, le pendant des captures d’esclaves en Afrique fut donc la chasse aux sorcières en Europe. L’objectif était de détruire le contrôle et les savoirs que les femmes avaient exercés sur leurs fonctions reproductrices, de confiner les femmes dans l’espace domestique et de transformer la maternité en travail forcé : ainsi la procréation obligatoire est-elle une condition sine qua non du développement du capitalisme.
Mais, dans Caliban et la sorcière, il est aussi question du FMI. Federici raconte comment, enseignant au Nigeria dans les années 1980, elle fut témoin des conséquences des politiques imposées par le FMI. Elle y vit une prolongation du processus d’enclosure décrit par elle. Une confiscation bien pensée des formes de vie et des relations collectives. Ces mêmes techniques permirent d’en finir avec les résistances locales en Afrique, en Amérique latine ou en Inde, et elles sont, aujourd’hui, celles que « la dette souveraine » permet d’imposer en Europe. Il ne s’agit pas tant de maximiser la fluctuation des capitaux, mais de venir à bout des formes de vie non capitalistes. Une nouvelle chasse aux sorcières est en marche.
Ainsi, affirme Federici, les politiques de punition des femmes, de contrôle de leurs déplacements ne sont pas une variante culturelle, détachée du déploiement du capitalisme, de sa volonté de criminaliser toute sexualité non reproductive. Le féminisme, ici, n’est plus l’étude des heures de crèche et de la répartition des tâches ménagères, mais bien l’outil indispensable de compréhension de la façon dont prospère le néolibéralisme. Federici nous rappelle en passantque les défilés anti-mariage gay ou anti-avortement ne soulèvent pas que des questionspersonnelles ou religieuses, ils touchent aussi à celle du néolibéralisme. Car sans l’imposition de la maternité aux femmes, le capitalisme perd son socle.
Virginie Despentes, écrivaine, et Beatriz Preciado, essayiste
Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (Caliban and the Witch. Women, the Body and Primitive Accumulation), de Silvia Federici, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par le collectif Senonevero et Julien Guazzini, Entremonde/Senonevero, 464 p., 24 €.