Le 17 août 1979, le magazine japonais Shûkan Posuto publie une interview du philosophe Michel Foucault sur le sort des réfugiés vietnamiens. Par dizaines de milliers, ils fuient leur pays et son régime communiste. Des intellectuels français se mobilisent pour que la France accueille les boat people : Sartre et Aron rencontrent le président Giscard d’Estaing, Michel Foucault soutient le comité Un bateau pour le Vietnam monté par Bernard Kouchner. Cette interview sera publiée plus tard en France dans les Dits et Ecrits (Gallimard, 2001). Libération a décidé de la republier.
Nombreux sont ceux qui ressentent cette contradiction : naguère, il fallait soutenir l’unification du Vietnam et, maintenant, il faut faire face au problème des réfugiés, qui en est la conséquence.
L’Etat ne doit pas exercer de droit inconditionnel de vie et de mort, tant sur son peuple que sur celui d’un autre pays. Refuser à l’Etat ce droit de vie et de mort revenait à s’opposer aux bombardements du Vietnam par les Etats-Unis et, de nos jours, cela revient à aider les réfugiés.
Il semble que le problème des réfugiés cambodgiens ne présente pas le même caractère que celui des réfugiés vietnamiens. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui s’est passé au Cambodge est tout à fait insolite dans l’histoire moderne : le gouvernement a massacré son peuple à une échelle jusqu’ici jamais atteinte. Et le reste de la population qui a survécu a, certes, été sauvé, mais se trouve sous la domination d’une armée qui use d’un pouvoir destructif et violent. La situation est donc différente de celle du Vietnam. Ce qui est en revanche important est le fait que, dans les mouvements solidaires qui s’organisent partout dans le monde en faveur des réfugiés d’Asie du Sud-Est, on ne tient pas compte de la différence des situations historiques et politiques. Cela ne veut pas dire qu’on puisse rester indifférent aux analyses historiques et politiques du problème des réfugiés, mais ce qu’il faut faire d’urgence, c’est sauver des personnes en danger. Car, en ce moment, 40 000 Vietnamiens dérivent au large de l’Indochine ou bien échouent sur des îles, au seuil de la mort. 40 000 Cambodgiens ont été refoulés de Thaïlande, en danger de mort. Pas moins de 80 000 hommes côtoient la mort, jour après jour. Aucune discussion sur l’équilibre général des pays du monde, ou aucun argument sur les difficultés politiques et économiques qui accompagnent l’aide des réfugiés, ne peut justifier que les Etats abandonnent ces êtres humains aux portes de la mort. En 1938 et 1939, des Juifs ont fui l’Allemagne et l’Europe centrale, mais comme personne ne les a accueillis, certains en sont morts.