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Les fillettes de 11 ans qui ont surfé sur le Net pour leur rédaction sur la Saint-Valentin ont-elles regardé ? Possible. Les films X sont en accès libre sur Internet. Souvent gratuits. Les mineurs regardent massivement. En 2004, selon le CSA, 80 % des garçons et 45 % des filles de 14 à 18 ans avaient vu un film X dans l'année. Un garçon sur quatre, une fille sur cinq en avaient visionné au moins dix. Selon une enquête du docteur Claude Rozier, menée en Ile-de-France en 2004, à 11 ans, un enfant sur deux a vu un film pornographique sur le Net. En CM2 (9-10 ans), 50 % des garçons et 25 % des filles.
Comment réagissent-ils au premier visionnage, à 10-11 ans ou plus jeunes ? Une enquête américaine le précise : ils "sont surpris et ont peur", se sentent "embarrassés" ou "coupables et confus". La moitié des filles se disent "dégoûtées", un quart "choquées", un quart "surprises". Mais dès 13 ans l'attitude change : le porno "distrait" 50 % des garçons, "plaît" à 30 %, et 20 % le classent dans les "favoris".
Depuis qu'avec Internet le porno est entré dans la vie des mineurs, il ne se passe pas un jour sans qu'un colloque de psychologie, une convention scolaire, un service gouvernemental, des féministes ou des politiques en débattent. Inquiets. Parfois indignés. Souvent dépassés. Dans une enquête sur la contraception des adolescentes, le professeur Israël Nisand s'en prend violemment à l'impact de la pornographie sur les mineurs.
"PORNIFICATION"
Dans un rapport réalisé pour le gouvernement actuel, la sénatrice (UMP) Chantal Jouanno dénonce, elle, "l'hypersexualisation" des filles de 8-12 ans, parlant de "pornification" : "Nous n'avions pas conscience que les codes de la pornographie ont envahi notre quotidien. (...) S'agissant des enfants, elle renvoie à l'hyperérotisation de leurs expressions, postures ou codes vestimentaires."
La sénatrice s'est appuyée sur les travaux de nombreux pédopsychiatres, sociologues et spécialistes des médias. Que montrent-ils ? Avant la puberté, dès le CM1, beaucoup de fillettes se mettent du brillant à lèvres, portent des jeans slim, des minijupes, des culottes qui laissent les fesses apparentes - des tenues hypersexuées. Elles s'inspirent de stars adolescentes au sex-appeal débridé - Britney Spears, Rihanna, Alizée, Christina Aguilera, Lady Gaga, sans oublier les Girlicious.
Selon la sémiologue canadienne Mariette Julien, cette "girl culture" emprunte ses codes au cinéma érotique et à la pornographie : kilt, tenue moulante, hauts talons, soutien-gorge "push up", décolleté, bas résille. Elle serait encouragée par les grandes marques de vêtements et de cosmétiques. Le coeur de cible avoué : les "tweens" ou "enfados", les 8-14 ans. Un marché colossal (260 milliards de dollars aux Etats-Unis) exploité par les études marketing et la presse mode : Milk, Doolittle, La Petite magazine, autant de magazines dans lesquels des modèles dévoilent leur nombril, arborent trousses de maquillage et strings. Pendant l'été 2011, Vogue proposait une série de mode avec Thylane, 10 ans, en jupe fendue, talons aiguilles, sur des coussins léopard.
Corinne Destal, maître de conférences à l'université Bordeaux-III, a étudié les représentations sexuées à destination des fillettes. Dès 8-10 ans, elles lisent la presse ado - Girls, Star Club, Muteen... Dans cette presse qui"met le corps sur un trône, l'hypersexualisation passe par une éducation précoce à la séduction, des codes sexy, des clips à l'érotisation démonstrative", explique l'universitaire.
Dans le rapport Jouanno, ce sont les psychologues et les pédopsychiatres qui se disent les plus inquiets. Selon eux, les enfants connaissent entre 8 et 12 ans, avant l'arrivée de la puberté, une "période de latence" pendant laquelle ils se préoccupent moins de la sexualité, se rapprochent de leurs parents, s'intéressent à la scolarité et aux sujets "sérieux". C'est une étape importante dans leur construction cognitive et la formation de leur personnalité.
HYPERACTIVITÉ, PERTE D'ESTIME DE SOI...
L'intrusion de la pornographie à cet âge bouleverserait cette période d'apprentissage. D'après le pédopsychiatre Michel Botbol, l'hypersexualisation les conduit à rencontrer des difficultés dans l'acquisition de savoirs, mais aussi des problèmes d'hyperactivité ou de perte d'estime de soi. "La publicité, les films, les magazines envoient en permanence des messages crus, explique Didier Lauru, psychiatre et directeur de la revue Enfances & psy. On retrouve ce même excès en famille où, souvent, les adultes manquent de discernement et de pudeur. Résultat : les enfants sont continuellement excités, au sens sexuel du terme."
La psychanalyste Sophie Marinopoulos, experte auprès des juges pour enfants, s'inquiète, elle, du rôle trouble et actif des parents dans cette érotisation. "Ce sont eux qui leur achètent des habits coûteux et sexy, les exhibent, les déguisent dès qu'ils ont 3 ou 4 ans, affirme-t-elle. Ce sont les mêmes qui présentent des gamines aux concours de petites Miss." Selon Sophie Marinopoulos, l'enfant devient un faire-valoir et les garçons sont transformés en "lolitos", comme les filles. "Il y a une ambiance pédophilique nouvelle, poursuit-elle. L'enfant n'a plus de valeur par lui-même, il doit ressembler au rêve de ses parents. On le prend dans des fantasmes qui ne sont pas les siens. On lui vole son enfance."
Le sociologue Michel Fize, qui travaille sur l'adolescence depuis vingt ans, est beaucoup plus mesuré sur cette "hypersexualisation" : "Qu'entend-on par fillette, lolita ? Parlons de jeunes adolescentes ! Pour les filles, se mettre en valeur dès 10 ans, plaire, est une manière d'entrer dans la féminité avant la puberté. Tout est question de culture, de mode de vie, de réseau. C'est une nouvelle jeunesse. Ils veulent devenir indépendants plus tôt. Il y a de la séduction, mais aucune sexualité réelle." Que pense-t-il de la période de latence ? "On veut faire croire qu'il existe un temps d'enfance immuable et innocente, sans séduction ni désir. Ce sont des discours psy archaïques." Peut-on vraiment parler de nymphettes décérébrées par les marques ? "Les intéressées ne se vivent pas comme une chose sexuelle. Pour les ados, féminité et féminisme, séduction et respect marchent ensemble. Chantal Jouanno les fait rire quand elle propose de rétablir l'uniforme dans les collèges !"
L'impact des films pornos sur les très jeunes - les 8-10 ans - inquiète cependant Michel Fize. "Tomber à cet âge sur un film hardcore n'est jamais anodin. On y voit de telles violences que cela peut choquer."Depuis quelques années, une pornographie violente se développe. Tentant leur chance sur Internet, des petites productions réalisent des films aux budgets de misère, pratiquant la surenchère dans la brutalité. La série "Xanadu", d'Arte, qui raconte l'histoire d'un producteur porno ruiné par Internet, décrit bien cette évolution : à son fils qui propose :"Aujourd'hui, une seule solution, le "gonzo" : un canapé, trois pétasses, une caméra", le père répond : "Ici, c'est le haut de gamme du X, pas de la charcuterie". L'ancienne actrice de X Raffaëla Anderson a raconté cette "charcuterie" dans Hard (Grasset, 2000).
CHANGEMENT DU VOCABULAIRE SEXUEL
Que se passe-t-il dans la tête d'une fille de 8 ou 10 ans quand elle visionne sur Internet Tournante dans un dépotoir ? Le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez, qui parle souvent du porno avec des mineurs, résume le malaise : "Ils peuvent en ressentir une angoisse soudaine, intense et durable : peur d'une possible agression contre eux, peur de ces masses de corps qui partouzent, de leurs transformations et de ce qui en sort, et ce jusqu'à la peur que leurs propres parents et leur entourage deviennent monstrueux eux aussi, des animaux sauvages, quand ils sont tout nus."
Cependant, dès que les garçons flirtent, à 13-14 ans, visionner du porno devient pour certains un moment d'"éclate sexuelle" qu'ils veulent retrouver, partager avec leurs copains. Parfois, une pratique autoérotique devient addictive, comme chez le Kid, héros triste du dernier roman de Russell Banks, Lointain souvenir de la peau (Actes Sud, 444 p., 24,20 €)."La majorité des enfants ne s'attachent pas à ce qu'ils ont vu, et n'y reviennent qu'occasionnellement", poursuit Jean-Yves Hayez, qui parle d'une forme de déniaisement : "Le réalisme de l'enfant augmente, et il ne faut plus trop lui raconter de salades sur ce que sont les autres et sur la sexualité - c'est aussi la "baise". Disons qu'il en sort un peu vieilli, un rien cynique, lucide, matérialiste, bien plus vite que ce que voudraient beaucoup de parents."
Avec le porno, le vocabulaire sexuel des jeunes a changé. Selon l'association scolaire Sésame, dirigée par Denise Stagnara, une dame de 92 ans, les mots du X représentent désormais 20 % des expressions sexuelles. Si, en 1980, les 10-11 ans parlaient de graines et de sentiments, ils connaissent aujourd'hui les termes homo, fellation ou sodomie. D'autres effets, plus insidieux ou anxiogènes, ont été repérés. Le docteur Ronald Virag, andrologue, reçoit de plus en plus de garçons de 16-18 ans qui veulent se faire agrandir le pénis car l'outil imposant des "hardeurs" les traumatise, le fait qu'ils bandent tout le temps les complexe. Le porno développe chez eux une angoisse de la performance.
Pour Michel Fize, les pratiques sexuelles peuvent en outre être"désinhibées" par le porno. "On sous-estime toujours le désir féminin. Des choses qu'un jeune couple faisait après s'être apprivoisé l'un l'autre, sur la durée, deviennent aujourd'hui courantes dès les premiers rapports sexuels." L'espace d'accueil pour 13-25 ans CyberCrips, à Paris, a enquêté auprès de 10 000 ados : dès 14 ans, des garçons demandent ainsi une fellation. "Certaines adolescentes croient devoir se soumettre aux clichés du porno - par exemple se faire épiler le pubis - pour plaire aux garçons, explique Philippe Brenot, psychiatre et sexologue, qui vient de publier une enquête sur le plaisir féminin, menée auprès de 3 000 femmes. De nouvelles moeurs s'installent. Des normes aussi. Un terrorisme de l'orgasme vaginal, des coïts interminables, une obligation de jouissance. Souvent, la technique l'emporte sur la découverte de sa propre envie. Nous revoyons ces femmes en consultation, adultes, avec une plainte liée à l'absence de plaisir et à la disparition du désir."
Le gynécologue Israël Nisand, qui a fondé le site info-ado pour répondre aux questions sur la sexualité, se montre très alarmiste. "La pornographie est devenue la principale forme d'éducation sexuelle. Je trouve grave qu'un collégien de 10 ans demande : "Est-ce que maman fait l'amour avec des chiens ?" Ce sont des questions qu'on entend ! Je ne trouve pas normal que des lycéennes de 14 ans fassent des fellations à plusieurs garçons, pour faire comme au cinéma."
Outre le contenu des actes sexuels pratiqués dans les films porno, la représentation du couple homme-femme - le premier, quasiment toujours dominant, la deuxième, dominée, voire asservie - induit un modèle de relation qui peut marquer les enfants et les adolescents. Israël Nisand dénonce la vision "avilissante" de l'amour et des femmes propagée par la pornographie, qui perpétue "des stéréotypes sexuels agressifs, une pensée machiste et des relations de pouvoir" qui marquent les adolescents. Il reprend les arguments des féministes prohibitionnistes - Women Against Pornography aux Etats-Unis ou les Chiennes de garde en France - qui voient dans la pornographie un discours présentant les femmes comme toujours disponibles, ravies d'être violentées et humiliées - sans en voir la dimension fantasmatique.
S'appuyant sur les travaux du sociologue canadien et croisé antiporno Richard Poulin, Israël Nisand associe l'intrusion de la pornographie dans le monde de l'enfance à la violence grandissante des mineurs. Il rappelle qu'en France le nombre de jeunes adolescents condamnés pour violence sexuelle ne cesse d'augmenter, dans des proportions inquiétantes : 983 en 2002, 1 392 en 2006 et 3 169 en 2008. Pour lui, la pornographie encouragerait la confusion entre le virtuel et le réel, et donc le passage à l'acte. Selon le rapport Meese, réalisé aux Etats-Unis en 1986, pendant le boom des DVD pornos, 21 délinquants sexuels récidivistes sur 25 en visionnaient régulièrement. Un violeur sur deux déclarait en avoir vu avant d'agir.
FAITS DIVERS
Israël Nisand cite encore plusieurs faits divers en France, où des lycéens imposent des fellations à des filles, les filmant avec leur portable. "Ces derniers mois, nous avons eu deux histoires de gamine poussée à faire des fellations, confirme un lieutenant de la brigade des mineurs de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Un garçon de 16 ans, exclu de plusieurs lycées, a entraîné une fille dans un tunnel désaffecté avec deux copains de 14 et 15 ans." L'autre affaire concerne quatre jeunes de 12 et 13 ans. L'un des garçons a filmé une fille de 13 ans lui faisant une fellation et l'a ensuite obligée à le faire à ses copains sous peine de diffuser la vidéo. Le rôle du porno ? "Dans une affaire, un des jeunes en regardait avec son oncle."
Ces faits divers adolescents - mauvais garçons et filles fragiles - n'ont-ils pas toujours existé ? "Ils sont de plus en plus nombreux, répond le lieutenant. On sent l'influence du porno dans le fait qu'il y a moins de respect des filles, moins de romantisme. Ce n'est plus comme avant : sortir, aller au cinéma, etc. C'est beaucoup plus direct."
Les sociologues de l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (Injep), au ministère de l'éducation nationale, ne partagent pas l'inquiétude d'Israël Nisand et des policiers. Ils viennent de publier plusieurs enquêtes qui contredisent le rapport du gynécologue. "Les adolescents regardent finalement assez peu de porno, affirme Yaëlle Amsellem-Mainguy, qui a dirigé ces recherches pour l'Observatoire de la jeunesse. La grosse consommation vient avec l'âge adulte, chez les 25-34 ans et plus. Le porno, c'est pour les vieux."
Sur la liaison porno-violence, la sociologue pense que policiers et praticiens ont une vision déformée de la jeunesse : "Ils ne voient que les jeunes à problème. Ce n'est pas représentatif. Le porno n'est pas la principale source d'éducation sexuelle des jeunes. Pour les choses sérieuses (le sida, la grossesse), ils se renseignent auprès des proches ou vont sur Internet, pour consulter Doctissimo, des chats ou les sites féminins."
Pour les sociologues de l'Injep, l'inquiétude des parents devant les films pornos est à rapprocher d'une question plus vaste : la crainte de perdre tout contrôle sur l'éducation de ses enfants. Les adultes étaient déjà effrayés lors de l'apparition d'une culture "teenager", souvent rebelle, dans les années 1950, puis de la contraception ou de la multiplication d'aventures avant le mariage. Ces craintes auraient redoublé avec l'arrivée de mouvements musicaux comme le rock'n'roll - l'effroi devant Elvis "the pelvis" en jean moulant - puis la pop, sans oublier les mouvements hippies et punk prônant la liberté sexuelle. Aujourd'hui, nous assisterions aux mêmes réactions inquiètes face à une sexualité indépendante, à Internet, aux jeux vidéo, aux réseaux sociaux. Et au porno.
Cette angoisse irait de pair avec l'obsolescence rapide des métiers et des savoir-faire, une accélération qui atteint jusqu'à certaines valeurs. Tout cela mène les parents à s'interroger sur ce qu'ils doivent et peuvent encore transmettre - sur leur rôle. "Les adultes ne devraient pas tant s'alarmer, répond Yaëlle Amsellem-Mainguy. Les jeunes se protègent à 90 % quand ils rencontrent quelqu'un. Sexuellement, les adolescents se prennent en main. C'est peut-être cela qui inquiète ?"