Cet été, à la faveur du témoignage d’une jeune femme belge atteinte de troubles mentaux, ayant demandé à pouvoir être euthanasiée, le débat sur l’application de cette pratique aux patients atteints de maladies psychiatriques a été relancé. Comment peut-on accepter que l’euthanasie puisse répondre à des situations où le pronostic vital du patient n’est pas engagé à court terme ? Comment accepter par ailleurs de répondre ainsi à la souffrance d’un patient, dont le désir de mort est probablement un des symptômes de sa maladie ?
De telles interrogations ne pouvaient qu’aiguiser la réflexion toujours vive d’Alain Cohen, qui une nouvelle fois porte sur cette question une analyse inattendue, qui s’interroge notamment sur la question du suicide, sa signification et ses paradoxes. Vivifiant.
Par le docteur Alain Cohen
« Le Reichsleiter Bouhler[1] et le docteur en médecine Brandt[2] sont chargés sous leur responsabilité d’élargir l’autorité de certains médecins pour désigner personnellement les personnes incurables, selon le jugement humain, et pouvant, sur un diagnostic très attentif de leur état de maladie, recevoir une mort miséricordieuse. » [Lettre d’Adolf Hitler du 1er septembre 1939 chargeant Philipp Bouhler et le Dr Karl Brandt (médecin personnel du Führer) de procéder à l’euthanasie des personnes dites incurables ou handicapées]
À 44 ans, Nathan Verhelst ne supporte plus de vivre : les chirurgiens ont accepté déjà d’amputer ce sujet transexuel de ses seins, jugés incompatibles avec l’image rêvée d’un corps masculin, mais une autre intervention (dite de "réassignation sexuelle" : phalloplastie ou métaoidioplastie) a échoué, laissant l’intéressé(e) dans une telle détresse qu’une demande d’euthanasie est formulée, comme le permet depuis 2002 la loi[3] de son pays, la Belgique. Demande acceptée. Et le 30 Septembre 2013, Nathan Verhelst (qui disait « être resté 44 ans de trop sur cette terre ») meurt « en toute sérénité » (selon son médecin), dans un hôpital de Bruxelles, avec l’assistance « charitable » (ou la complicité sournoise, ou l’inconscience coupable ?) de praticiens dont l’éthique fondamentale impose pourtant, contre vents et marées, le respect et la défense systématiques de la vie...
Une sorte de ‘‘droit opposable’’ à la mort ?
Et ce n’est pas en l’occurrence une « histoire belge », mais la surprenante réalité : la législation belge permet de pratiquer l’euthanasie, non seulement pour la souffrance physique insupportable des personnes condamnées par une maladie incurable, ce qu’on peut éventuellement admettre (bien que Jean de La Fontaine récuse formellement cette idée dans La Mort et le Bûcheron : « Plutôt souffrir que mourir, c’est la devise des hommes »), mais même en cas de souffrance psychique. Situation d’autant plus contestable que, comme le rappelle le professeur Étienne Montero[4] (doyen de la faculté de droit de Namur interrogé par La Croix, et auteur d’un livre-bilan sur une décennie d’euthanasies légales en Belgique, Rendez-vous avec la mort, Éd. Anthemis, où il montre que la volonté de « contenir l’euthanasie est une illusion »), « la souffrance est une notion subjective et la notion de maladie grave est élastique ». Élargis à des patients atteints d’une pathologie psychiatrique, les dispositifs autorisant l’euthanasie en Belgique (ainsi qu’aux Pays-Bas et plus récemment au Luxembourg) concernent parfois des sujets qui ne sont pas stricto sensu des malades mentaux, et encore moins porteurs d’une affection somatique susceptible de les faire mourir (de cause naturelle) à brève échéance ! On a vraiment l’impression qu’un engrenage incontrôlable s’est enclenché désormais : d’abord exclus du champ d’application de cette loi, les mineurs peuvent ainsi en "bénéficier" , si l’on ose dire, depuis une loi du 28 février 2014 « modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, en vue de l’étendre aux mineurs[5] ». Après les malades mentaux (ou présumés tels par des experts) et les enfants, à qui le tour ? Le spectre du Troisième Reich ne se profile-t-il pas à l’horizon de ces « progrès dans les choix sociétaux » autorisant une « délivrance par la mort », comme dans ce décret du 1er septembre 1939 où, dans sa grande mansuétude, le Führer octroie une « mort miséricordieuse » à ceux qu’un « examen médical très attentif » aura jugés « incurables» ?... Et le risque est ainsi que l’euthanasie puisse représenter une sorte de droit opposable à la mort où, comme l’affirme Pierre Viansson-Ponté, cette revendication d’une « mort compassionnelle» bouscule volontiers la logique : « Le malade a-t-il le droit de dire au médecin ‘‘Si tu n’es pas un assassin, tue-moi’’ ? » Une situation d’autant plus paradoxale que les sujets les plus prompts à mourir seraient en fait ceux qui, refusant toute souffrance, tendent insidieusement à survaloriser l’existence et à en attendre trop, plus qu’elle ne saurait leur apporter : « J’ai décidé de mettre fin à mes jours parce que j’en ai marre de ne pas vivre ! » résume malicieusement Wolinski pour qui le suicide ne serait donc pas in fine l’aboutissement trivial de la vie, mais plutôt celui de la mort !...
Euthanasie ou assistance au suicide ?
Ayant observé que les taux de suicides diminuent généralement chez des sujets placés dans des conditions très éprouvantes, le médecin autrichien Viktor Frankl en tira une thérapie paradoxale, consistant à demander à ses patients déprimés : « Mais pourquoi ne vous suicidez-vous pas ? » Certes peu conforme aux préceptes canoniques de la Faculté, cette technique était parfois efficace chez des personnes puisant alors, dans les réflexions soutenant leurs réponses, des raisons de vivre et d’apprécier encore l’existence. Il subsiste un écho de cette stratégie (risquée) contre les idées suicidaires dans la méthode bien connue du « bilan en deux colonnes » sur une feuille de papier : on demande au sujet déprimé de lister d’un côté les « bonnes raisons » de mourir et d’énumérer, de l’autre, celles de vivre... Forme extrême d’autocritique, défi ultime, le suicide serait pourtant salvateur : « Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée du suicide, je me serais tué depuis toujours » affirme Cioran. « Depuis toujours » : peut-être même avant sa naissance ! Estimant que le suicide préserve d’innombrables vies, Cioran poursuit sa défense paradoxale : « On dit fort injustement beaucoup de mal du suicide ; or quand on évalue le nombre de décès dont il est la cause, on devrait retrancher du nombre d’actes commis le nombre de vies endurées dans la seule perspective d’un suicide possible. Si le suicide n’existait pas, des hordes de désespérés mettraient fin à leurs jours sur le champ. Aussi, du strict point de vue de la conservation de la vie, le suicide est un phénomène social hautement positif dont la perpétuation doit être assurée ». Apprécions cette période particulièrement paradoxale de la démonstration de Cioran : « Si le suicide n’existait pas, des désespérés se tueraient !» Tolstoï a la même conception : « Le suicide est une soupape de sécurité. Grâce à elle, nul homme ne peut dire que la vie est insupportable ».
En février 1942, l’écrivain autrichien Stefan Zweig (réfugié à Petrópolis, au Brésil) fait précisément sauter cette soupape : apprenant que les nazis ont coupé le gaz dans les quartiers juifs de Vienne, afin de limiter le nombre de suicides dans la ville occupée, Zweig se donne alors la mort, pour exprimer sa liberté et sa solidarité avec ses concitoyens opprimés n’ayant même plus cette ultime faculté !... Mais à l’opposé du sujet voulant se suicider, le baron de Münchhausen (ce fantasque officier ayant inspiré l’écrivain et scientifique allemand Rudolf Erich Raspe, 1736-1794) pratique sur lui-même un sauvetage paradoxal : pour échapper à la noyade, le truculent baron se tire lui-même hors de l’eau par les cheveux ! Dans cette métaphore de l’aide que peut s’apporter un sujet en fâcheuse posture en se prenant lui-même comme son propre point d’appui, Paul Watzlawick discerne l’occasion de « voir le monde avec des yeux nouveaux ».
De Shakespeare à Desproges
Le débat sur les rapports entre suicide et meurtre est ancien. Shakespeare s’interroge ainsi : « Est-ce donc un crime de se précipiter dans la secrète demeure de la mort avant que la mort ose venir à nous ? » À cette question, Elsa Triolet répond "oui" sans hésiter, car elle rejette l’existence du suicide qu’elle assimile à un homicide : « Il n’y a pas de suicides, il n’y a que des meurtres ». Partageant presque cette conception, Alfred Capus la dédramatise par l’humour : « Je considère le suicide comme une lâcheté : c’est un duel avec une personne désarmée ». De même que l’ineffable Pierre Desproges : « Suicidez-vous jeune, vous profiterez mieux de la mort ! » Plus gravement, peut-on affirmer que la loi sur l’euthanasie en Belgique est l’aboutissement logique du fameux « modèle belge de soins palliatifs intégraux » puisque le fait de donner une mort « charitable » à un sujet condamné (ou "simplement" en très grande souffrance psychique, comme dans le cas du transexuel euthanasié en 2013) constituerait un élément incontournable d’un ensemble cohérent de soins palliatifs ?...
Historiquement, ni les lois « divines » (religions) ni les législations humaines n’ont accepté facilement le principe du suicide : les premières en firent un motif irréfragable d’excommunication ; et sans craindre le ridicule, les secondes assimilèrent parfois le suicide à un meurtre... au point de condamner à mort, après l’avoir dûment réanimé, un sujet ayant tenté de se suicider ! Il existe ainsi des « histoires de suicides manqués dont la victime était ramenée à la vie pour être pendue ! » Dans la France de la Libération, ce fut le cas de Pierre Laval : condamné à mort pour sa collaboration active avec l’Allemagne nazie, Laval fit dans sa cellule une tentative de suicide (par empoisonnement) dont on le tira d’affaire (par un lavage d’estomac)... afin de pouvoir le fusiller comme prévu ! Comme dit R. L Stevenson, cela s’appelle « leur sauver la vie pour les conduire à la potence ! » Ce n’est donc peut-être pas tout à fait un hasard si la polémique sur l’acceptation du suicide (y compris "assisté ") succède au débat de société sur la suppression de la peine de mort. Et cette possibilité de donner une mort « consentie » à un tiers constitue un sujet si sensible que certaines approches, comme la législation actuelle en Suisse[6], ne parlent pas explicitement d’euthanasie mais d’une plus discrète « assistance au suicide ». Quelle que soit la langue de bois pratiquée, le phénomène connaît une croissance ne pouvant laisser personne indifférent : 1432 situations d’euthanasie légale ont été comptées en Belgique en 2012, « en hausse de 25 % par rapport aux 1133 cas enregistrés en 2011 ». Si les opposants à l’euthanasie s’en offusquent, ses partisans soulignent que ces morts « compassionnelles » ne représentent toutefois que « moins de 2 % de l’ensemble des quelque 100 000 décès enregistrés chaque année en Belgique ».
Une boîte de Pandore ?
Or même en acceptant le principe de cette loi, est-on bien assuré qu’aucune dérive ne vienne jamais émailler son application concrète ? Et que celle-ci reste toujours sous le contrôle vigilant des médecins, des comités d’éthique, des magistrats ? En d’autres termes, l’existence d’une législation « libérale » en matière d’euthanasie constitue-t-elle une garantie infrangible contre sa banalisation et contre tout dérapage, tel qu’une persistance d’euthanasies illégales contrevenant aux limites (évanescentes ?) fixées par le législateur ? Et si le doctorat en médecine devient ainsi insidieusement, comme dans une célèbre boutade, un éventuel « permis de tuer », la confiance mise par la population dans ses médecins ne risque-t-elle pas de s’évanouir ?
Le législateur belge aurait-il ouvert là, par mégarde, une nouvelle boîte de Pandore ?...
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