Les grimaces de Messerschmidt
28.01.11
Le destin du sculpteur autrichien Franz-Xaver Messerschmidt (1736-1783) ressemble à celui du Greco. Après sa mort, en 1614, le peintre grec devenu espagnol s'efface des mémoires. Il ne ressuscite qu'à la fin du XIXe siècle, mais devient vite un peintre universel. Messerschmidt a été oublié un siècle et demi et n'est réapparu qu'il y a deux à trois décennies. Aujourd'hui, il est au Louvre, après Vienne et New York, et les trente œuvres exposées suscitent une forte rumeur de curiosité.
D'autres similitudes expliquent que leurs histoires soient si proches. Ils ont eu tous deux de leur vivant une réputation de bizarrerie ou de folie. Leur art n'a guère de points communs avec celui de leurs contemporains. Et surtout, ils se donnent le même but, fixer passions et sentiments à leur paroxysme, et cherchent dans la même direction, celle des déformations expressives. Greco exagère étirement et maigreur et fait de la figure le signe presque pur d'une vertu ou d'un vice.
Messerschmidt étudie la face humaine de très près dans les instants où ses muscles sont crispés par des mimiques, des grimaces, un cri, une moue. Ainsi obtient-il ce qu'il appelle des "têtes de caractère". On en compte 49, que son frère a cédées à un collectionneur en 1793. Ce dernier les montre cette année-là dans un hôpital viennois, puis les revend, toujours en un seul ensemble, hélas dispersé en 1889. Quelques-unes ne sont du reste toujours pas localisées. Ce que leur auteur a fait auparavant est assez bien connu. Né dans le Jura souabe, il étudie à l'Académie des beaux-arts de Vienne à partir de 1755, travaille pour la cour et réalise des portraits en bronze de l'impératrice Marie-Thérèse et de figures du monde intellectuel viennois, dont le médecin magnétiseur Franz-Anton Mesmer.
Professeur adjoint à l'Académie en 1769, il se voit refuser le titre de professeur en titre à l'unanimité de ses collègues en 1774, en raison de son caractère difficile. Ulcéré, il quitte Vienne après avoir liquidé ses biens, passe par Munich et s'établit en 1777 à Presbourg - Bratislava aujourd'hui -, où il meurt six ans plus tard.
Il semble qu'il commence ses têtes vers 1771 et continue à Presbourg jusqu'à sa mort, tout en exécutant des portraits pour vivre. D'après le témoignage de l'éditeur et homme de lettres berlinois Friedrich Nicolai, qui lui rend visite en 1781, il se plaignait d'hallucinations, se réclamait d'une chasteté absolue et présentait quelques signes psychopathologiques sur lesquels il est impossible de formuler un diagnostic faute d'éléments suffisants.
De l'ordre dans lequel les têtes ont été modelées, on ne sait rien. Les titres qu'elles portent aujourd'hui leur ont été donnés pour la présentation de 1793 : titres posthumes et sans valeur. On ne sait pas plus si Messerschmidt les regroupait en catégories. Tout ce qu'il est permis d'affirmer, c'est qu'elles sont en étain, en plomb, en alliage des deux métaux, ou, plus rarement, en albâtre, creusé avec une habileté prodigieuse.
Il n'y a donc qu'une solution, les examiner attentivement en tournant autour, comme la présentation le permet au Louvre. La plupart montrent un homme entre 50 ans et 60 ans, glabre, crâne rasé, nez épais fort, nuque et bouche larges, menton lourd. Sans doute ce type tient-il de l'autoportrait, puisque, selon Nicolai, Franz-Xaver Messerschmidt se pinçait et se piquait pour s'observer dans un miroir. Mais il existe quelques têtes chevelues et une coiffée d'une sorte de toque.
Dans chacune, les muscles faciaux sont contractés différemment, de sorte que la physionomie suggère un état psychique différent. Si l'hilarité ou l'ennui qui âaille se reconnaissent sans peine, d'autres attitudes sont équivoques ou indéfinissables. Mensonge ou raillerie ? Mépris ou méditation ? Fureur ou angoisse ? Si ces œuvres produisent une impression si forte, c'est parce qu'elles paraissent d'une simplicité épurée à l'extrême - pas de vêtements, pas de détails vains - et que cette épuration est bien loin de simplifier leur interprétation. Ainsi celui qui regarde se trouve-t-il renvoyé au souvenir de ses propres incertitudes devant les visages de ses semblables. Qu'y lire ? Quel caractère deviner à travers leurs traits ? Le plus souvent, on n'en sait rien.
Le traité de Johann Kaspar Lavater, L'Art de connaître les hommes par la physionomie, qui a fondé la science nommée physiognomonie, a paru entre 1775 et 1778, quand Messerschmidt se mettait au travail. Ce livre, très populaire, a inspiré tout le XIXe siècle, de Balzac jusqu'à l'invention de la photographie judiciaire. Des décennies plus tard, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés en la matière, et les têtes de Franz-Xaver Messerschmidt continuent à poser leurs énigmes sans réponses.
"Franz-Xaver Messerschmidt (1736-1783)". Musée du Louvre, Paris 1er. Louvre.fr. Du mercredi au lundi de 9 heures à 18 heures, mercredi et vendredi jusqu'à 22 heures. Entrée : 10 €. Jusqu'au 25 avril.
Philippe Dagen
28.01.11
Le destin du sculpteur autrichien Franz-Xaver Messerschmidt (1736-1783) ressemble à celui du Greco. Après sa mort, en 1614, le peintre grec devenu espagnol s'efface des mémoires. Il ne ressuscite qu'à la fin du XIXe siècle, mais devient vite un peintre universel. Messerschmidt a été oublié un siècle et demi et n'est réapparu qu'il y a deux à trois décennies. Aujourd'hui, il est au Louvre, après Vienne et New York, et les trente œuvres exposées suscitent une forte rumeur de curiosité.
D'autres similitudes expliquent que leurs histoires soient si proches. Ils ont eu tous deux de leur vivant une réputation de bizarrerie ou de folie. Leur art n'a guère de points communs avec celui de leurs contemporains. Et surtout, ils se donnent le même but, fixer passions et sentiments à leur paroxysme, et cherchent dans la même direction, celle des déformations expressives. Greco exagère étirement et maigreur et fait de la figure le signe presque pur d'une vertu ou d'un vice.
Messerschmidt étudie la face humaine de très près dans les instants où ses muscles sont crispés par des mimiques, des grimaces, un cri, une moue. Ainsi obtient-il ce qu'il appelle des "têtes de caractère". On en compte 49, que son frère a cédées à un collectionneur en 1793. Ce dernier les montre cette année-là dans un hôpital viennois, puis les revend, toujours en un seul ensemble, hélas dispersé en 1889. Quelques-unes ne sont du reste toujours pas localisées. Ce que leur auteur a fait auparavant est assez bien connu. Né dans le Jura souabe, il étudie à l'Académie des beaux-arts de Vienne à partir de 1755, travaille pour la cour et réalise des portraits en bronze de l'impératrice Marie-Thérèse et de figures du monde intellectuel viennois, dont le médecin magnétiseur Franz-Anton Mesmer.
Professeur adjoint à l'Académie en 1769, il se voit refuser le titre de professeur en titre à l'unanimité de ses collègues en 1774, en raison de son caractère difficile. Ulcéré, il quitte Vienne après avoir liquidé ses biens, passe par Munich et s'établit en 1777 à Presbourg - Bratislava aujourd'hui -, où il meurt six ans plus tard.
Il semble qu'il commence ses têtes vers 1771 et continue à Presbourg jusqu'à sa mort, tout en exécutant des portraits pour vivre. D'après le témoignage de l'éditeur et homme de lettres berlinois Friedrich Nicolai, qui lui rend visite en 1781, il se plaignait d'hallucinations, se réclamait d'une chasteté absolue et présentait quelques signes psychopathologiques sur lesquels il est impossible de formuler un diagnostic faute d'éléments suffisants.
De l'ordre dans lequel les têtes ont été modelées, on ne sait rien. Les titres qu'elles portent aujourd'hui leur ont été donnés pour la présentation de 1793 : titres posthumes et sans valeur. On ne sait pas plus si Messerschmidt les regroupait en catégories. Tout ce qu'il est permis d'affirmer, c'est qu'elles sont en étain, en plomb, en alliage des deux métaux, ou, plus rarement, en albâtre, creusé avec une habileté prodigieuse.
Il n'y a donc qu'une solution, les examiner attentivement en tournant autour, comme la présentation le permet au Louvre. La plupart montrent un homme entre 50 ans et 60 ans, glabre, crâne rasé, nez épais fort, nuque et bouche larges, menton lourd. Sans doute ce type tient-il de l'autoportrait, puisque, selon Nicolai, Franz-Xaver Messerschmidt se pinçait et se piquait pour s'observer dans un miroir. Mais il existe quelques têtes chevelues et une coiffée d'une sorte de toque.
Dans chacune, les muscles faciaux sont contractés différemment, de sorte que la physionomie suggère un état psychique différent. Si l'hilarité ou l'ennui qui âaille se reconnaissent sans peine, d'autres attitudes sont équivoques ou indéfinissables. Mensonge ou raillerie ? Mépris ou méditation ? Fureur ou angoisse ? Si ces œuvres produisent une impression si forte, c'est parce qu'elles paraissent d'une simplicité épurée à l'extrême - pas de vêtements, pas de détails vains - et que cette épuration est bien loin de simplifier leur interprétation. Ainsi celui qui regarde se trouve-t-il renvoyé au souvenir de ses propres incertitudes devant les visages de ses semblables. Qu'y lire ? Quel caractère deviner à travers leurs traits ? Le plus souvent, on n'en sait rien.
Le traité de Johann Kaspar Lavater, L'Art de connaître les hommes par la physionomie, qui a fondé la science nommée physiognomonie, a paru entre 1775 et 1778, quand Messerschmidt se mettait au travail. Ce livre, très populaire, a inspiré tout le XIXe siècle, de Balzac jusqu'à l'invention de la photographie judiciaire. Des décennies plus tard, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés en la matière, et les têtes de Franz-Xaver Messerschmidt continuent à poser leurs énigmes sans réponses.
"Franz-Xaver Messerschmidt (1736-1783)". Musée du Louvre, Paris 1er. Louvre.fr. Du mercredi au lundi de 9 heures à 18 heures, mercredi et vendredi jusqu'à 22 heures. Entrée : 10 €. Jusqu'au 25 avril.
Philippe Dagen
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