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samedi 9 mai 2020

Les travailleurs funéraires, corps et drame

Par Luc Mathieu — 

Dans une chambre mortuaire au Kremlin-Bicêtre, le 8 avril.
Dans une chambre mortuaire au Kremlin-Bicêtre, le 8 avril. 
Photo Daniel Derajinski. Hans Lucas

Dans les hôpitaux et les cimetières, ils s’affairent avec discrétion. Confrontés à l’afflux de morts causé par le Covid-19, ils ont dû s’adapter, malgré des conditions difficiles, pour préserver la dignité des défunts.

Elle réfléchit quelques secondes et dit : «Un champ de bataille.» Yannick Tolila-Huet, responsable des chambres mortuaires des hôpitaux Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine) et Bichat dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ne voit pas d’autre expression pour ces semaines entre la mi-mars et la mi-avril, lorsque le Covid-19 n’était plus une menace mais une calamité. Le «pic» tant annoncé et redouté se matérialisait. Les corps affluaient des services de réanimation. Jusqu’à 50 par jour, trois fois plus que la norme. Des familles perdues, accablées, parfois agressives. «Tous les jours, je pleurais. Je me disais qu’on ne s’en sortirait pas, qu’il y avait trop de problèmes à gérer. Mais on s’en est sortis.» Avec une fierté revendiquée : aucun corps, même au pire moment, n’a été laissé par terre, sur le béton de la morgue du sous-sol. Tous ont pu être conservés dignement.

Retour du calme
Aujourd’hui, Yannick Tolila-Huet, 58 ans, infirmière aux cheveux gris et courts, lunettes en écaille, ne pleure plus. Ce matin de la fin avril, elle est avec son équipe de quatre «soignants» dans la petite pièce de repos de la chambre mortuaire de l’hôpital Beaujon. Elle tient à ce mot, «soignants»«Nous sommes un service de soin, le dernier reçu par le patient. Nous préparons les corps, les lavons, les maquillons. Nous accueillons les familles et les aidons dans les démarches. Nous essayons d’embellir la mort.» Autour d’elle, son équipe acquiesce. Ils n’ont pas l’habitude d’être exposés. Leur métier leur impose d’être discrets. Ils sont invisibles, et cela leur convient. Ils ne s’attendent pas à être cités par Emmanuel Macron ou le gouvernement comme étant «en première ligne», comme les médecins, les caissières ou les routiers. Mais le soir, à 20 heures, lorsque les applaudissements retentissent, ils les prennent aussi pour eux. «Je n’en parle pas, mais oui, intérieurement, je sais qu’ils s’adressent à moi, en tant que soignante», dit Nada, 42 ans, et treize d’expérience. Il y a aussi les cadeaux, comme ces cafetières Nespresso qui remplacent le Nescafé soluble encore posé au milieu de la table, ou ces plateaux-repas de chez Lenôtre ce jour-là.
Le calme est revenu dans la chambre mortuaire de l’hôpital Beaujon. Au sous-sol, la salle d’attente pour les familles, avec ses chaises en plastique alignées le long des murs, est vide. Dans la morgue, la climatisation assure les 5 degrés réglementaires dans un bourdonnement discret. Derrière les portes des armoires réfrigérées et sur les «racks», des sortes d’étagères métalliques, une dizaine de corps sont entreposés. La plupart sont dans des housses jaunes, réservées aux cas de Covid-19. Deux autres ont la tête nue, des personnes âgées mortes d’une autre maladie. Trois cercueils sont prêts et doivent être emmenés dans la journée par une entreprise privée de pompes funèbres. Le calme est trompeur. «Ça va repartir avec le déconfinement, aucun doute», dit Alex, 50 ans et une allure de marathonien. Il vient tous les jours en transports en commun depuis Poissy, en banlieue parisienne, et a remarqué que le RER se repeuplait peu à peu. «Il y a trois semaines, je pouvais choisir ma place, là, c’est fini, elles sont toutes prises. Je ne vois pas comment il n’y aura pas de deuxième vague, plus puissante, après le 11 mai.»

Equipe marquée

L’équipe se dit prête à l’encaisser. Ils ne seront plus pris par surprise, ils pourront anticiper. Ils n’auront plus à subir les injonctions contraires du Haut Conseil de la santé publique, qui a d’abord exigé que les housses qui renferment les corps ne puissent être ouvertes, avant de permettre un mois plus tard que le visage soit montré à la famille. Ils auront aussi le matériel nécessaire, notamment les racks, pour entreposer les corps. «Avant qu’ils ne soient livrés, on avait essayé de mettre les corps sur des palettes, mais c’était trop dur après pour les soulever et les transporter. Beaucoup de victimes du Covid sont obèses, on n’y arrivait pas», explique Nada. Ils ont aussi un stock suffisant de blouses en papier, qu’ils changent tous les jours, contrairement à celles lavables qu’ils portent en temps normal. Ils ne manquent pas non plus de masques et de gel hydroalcoolique. «Au final, l’hôpital s’est débrouillé et on a eu tout ce que l’on a demandé. On nous a même proposé des renforts, mais il a fallu jongler le temps que ça arrive. Il est inadmissible qu’un système de santé tel que le nôtre n’ait pas les moyens d’avoir plus rapidement des masques, des respirateurs, des housses», explique Yannick Tolila-Huet.
L’équipe de Beaujon est marquée, fatiguée. Il y a les heures supplémentaires accumulées, et toujours pas payées. Il y a surtout le souvenir de familles totalement désemparées. Comme cette femme à qui l’on dit au téléphone qu’elle ne pourrait pas voir le corps de son mari et que le rituel religieux n’aurait pas lieu : «Mais comment savez-vous que c’est bien lui ?» a-t-elle demandé. «Comment faire son deuil quand on ne voit pas la personne ? La seule chose que nous pouvons faire dans ces cas-là est de rester compréhensif», dit Erika, 31 ans, qui vient d’arriver à Beaujon. Les soignants se souviennent aussi de cet avocat qui s’est fait menaçant : «Je ne vous oublierai pas, ce n’est pas fini !» «Je n’ai pas réagi, je n’avais plus d’émotion, j’étais trop fatiguée», raconte Yannick Tolila-Huet. La responsable montre une photo sur son smartphone : une housse fermée, déposée dans un cercueil prêt à être scellé, sur laquelle a été étalé un costume trois pièces un peu démodé. «Sa famille nous a dit que c’était son costume préféré, on l’a mis comme ça, sur la housse, on ne pouvait pas faire autrement.»

 Cérémonies reportées

A une dizaine de kilomètres, les employés du cimetière de Pantin, au nord-est de Paris, ont aussi dû gérer l’urgence et les consignes chamboulées par le Covid-19. Il a fallu se réorganiser, ne garder que les métiers indispensables. Les cantonniers ne viennent plus, les marbriers font le strict nécessaire, seuls restent les «surveillants», ceux qui veillent au respect des règles de l’inhumation, et les conservateurs, en charge de la gestion du cimetière. Celui de Pantin, qui dépend de la Ville de Paris, est le plus grand de France. Ses 107 hectares accueillent 145 000 sépultures.
La vague s’y est manifestée à la mi-avril. Le 17, 42 inhumations ont eu lieu, trois fois plus que la normale. «Il a fallu gérer, mais on a réussi. On a simplifié les procédures administratives et demandé aux maîtres de cérémonie des pompes funèbres de faire en sorte que seules 20 personnes d’une famille puissent entrer», dit Kachroud, la cinquantaine, responsable adjoint de la surveillance. Comme à chaque fois, il reste en retrait, vérifiant que ceux qui assistent aux inhumations respectent les distances de sécurité. «C’est une question très sensible. Dans l’épreuve, les gens se rapprochent, c’est naturel et humain. Là, il faut qu’ils restent éloignés», dit Sylvain Ecole, chef du service des cimetières de la Ville de Paris.
Kachroud n’avait jamais connu ça. Même la canicule de 2003 et ses milliers de morts dans la capitale n’avait pas eu cette violence. «Le Covid est beaucoup plus long, avec des pics et des plateaux. Et il y a toujours la peur d’être infecté.» Il ne quitte pas masque et gants. Il sait que le déconfinement annoncé relance le risque épidémique. Il sait aussi que les cérémonies vont se succéder dans les semaines et les mois qui suivront. Beaucoup de familles les ont reportées, indiquant qu’elles seraient organisées «ultérieurement» dans les faire-part de décès. «D’autres nous ont dit qu’elles attendent de pouvoir récupérer le corps de leur proche pour le rapatrier dans leur pays d’origine. Elles ne se rendent pas toujours compte que cela ne se fait pas comme ça, qu’il y a des règles à respecter, c’est à nous de leur expliquer», explique Magali Notté, conservatrice adjointe.
D’ici là, le cimetière de Pantin est comme en suspens. Les herbes folles ont gagné les interstices entre les tombes et s’étalent aux pieds des 8 000 arbres, chênes rouges, peupliers argentés, acacias de Besson et tilleuls de Thaïlande qui donnent leur nom aux allées. Au loin, on aperçoit une famille qui se dirige en silence, chacun loin de l’autre, vers la sortie. Le silence est total.

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