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jeudi 7 mai 2020

Inégalités : un nerf de famille

Par Sonya Faure — 

ILL. COCO FRONSAC. VOZ'IMAGE

Les familles sont aussi des institutions économiques, avec des disparités en capital moins connues que celles entre salaires. Pour révéler ces injustices, souvent passées sous silence au nom de la «paix des familles», des chercheuses en appellent à une sociologie féministe des foyers.

Quoi, la famille aussi ? Les relations entre conjoints, entre frères et sœurs, et même entre parents et enfants seraient, elles aussi, le creuset d’inégalités ? Lors de la mobilisation des gilets jaunes, des femmes ont pris la parole mêlant, comme rarement dans le discours public, leur précarité économique à leurs parcours intimes : divorce, enfants à élever seules… Le projet de réforme des retraites a révélé, quant à lui, à quel point les charges familiales pesant traditionnellement sur les femmes se répercutaient sur leur situation économique, et ce jusqu’à leur mort. Après la Guerre des Rose, la lutte des classes intrafamiliale.
La famille est habituellement considérée comme un havre de paix, au sein duquel se reposer des violences économiques du dehors. Comme un lieu de solidarité financière, compensant les aléas de la vie. C’est en partie vrai, mais encore faut-il analyser comment s’organise cette entraide, et en faveur de qui. «Nous vivons un moment de bascule, estiment les deux sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac. L’attention enfin portée sur les violences conjugales casse l’image idyllique de la famille comme oasis au sein de la violence capitaliste.» Dans le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020), les deux chercheuses démontrent, de manière implacable, comment le couple et les fratries sont loin d’être épargnés par les inégalités sociales. Non seulement, les hommes ont davantage de capital que les femmes - entreprises familiales ou biens immobiliers notamment -, mais ces disparités se sont creusées depuis vingt ans : l’écart entre le patrimoine des femmes et des hommes est passé de 9 % à 16 % entre 1998 et 2015.
Une première cause peut sembler évidente : les hommes ayant des revenus en moyenne plus élevés que les femmes, il est logique qu’ils aient, plus que les femmes, l’occasion de mettre de côté et de faire fructifier leur épargne. Mais il existe d’autres raisons moins avouables, dissimulées dans les replis douillets de la famille : les fils héritent en moyenne davantage que leurs sœurs (alors que, depuis Napoléon, le code civil impose la répartition égalitaire de l’héritage entre les descendants directs). Et les séparations pénalisent gravement les femmes quand la situation financière de leurs ex-conjoints, elle, reste quasiment inchangée. Il faut pour le comprendre lire entre les lignes des représentations sexistes qui circulent encore au sein des familles, comme au cœur des études notariales, mais rentrer aussi dans des détails très techniques, ce qu’ont fait Sibylle Gollac et Céline Bessière.
Une institution mêlée d’amour, de haine et de jalousie
Autant les inégalités de salaires entre hommes et femmes sont connues, et souvent dénoncées (à défaut d’être corrigées), autant les disparités de genre en termes de patrimoine sont peu étudiées. L’ouvrage majeur de Thomas Piketty, le Capital au XXIsiècle (Seuil), qui a montré à quel point les inégalités de richesse sont devenues centrales, n’en dit mot. Et pour cause, les données manquent. Notre appareil statistique est tout entier fondé sur la catégorie de «ménage», qui invisibilise les inégalités le composant, idem pour les données fiscales qui reposent sur la notion de «foyer fiscal».
«Même si la penser en ces termes ne va pas de soi, la famille est une institution économique, pointe Céline Bessière. Une économie mêlée en permanence de culpabilité, d’amour, de haine, de jalousie.» La perspective remet en cause notre vision de la famille moderne occidentale, dont l’histoire a commencé à s’écrire au XIXe siècle, comme le rappellent les deux sociologues dans leur livre. La famille choisie, née d’un mariage d’amour et soucieuse de ses enfants, aurait alors supplanté les unions de raison et d’intérêt. «Les liens, dit Céline Bessière, auraient remplacé les biens.» Emile Durkheim lui-même, le père fondateur de la sociologie française, prédisait à la fin du XIXe siècle que la famille serait de plus en plus centrée sur les sentiments, et de moins en moins sur «les choses». Dans les années 60, l’historien Philippe Ariès développe à son tour l’idée que le souci de l’enfant et l’affection que lui portent ses parents vont croissant depuis les Lumières. Enfin, dans les années 90, le sociologue François de Singly dépeint les relations parents-enfants comme «épurées», elles ne serviraient plus de «support à la transmission directe du patrimoine».
La sociologie a été imprégnée de cette vision irénique de la famille, pétrie de sentiments et d’affects. «Tout le parti pris de notre livre est au contraire d’aller la regarder comme une institution qui produit des richesses (le travail domestique qui n’est pas comptabilisé dans le PIB) et qui les distribue lors des séparations et des successions», réfute Céline Bessière. Dans les familles où elles enquêtent longuement, mais aussi dans les études notariales et les cabinets d’avocats, les deux sociologues décortiquent les «arrangements économiques familiaux», ce que la sociologue américaine Viviana Zelizer, qui a consacré ses recherches au lien entre l’argent et l’intime, nomme les «transactions intimes»«Sur le terrain, la question économique était extrêmement structurante des relations entre frères et sœurs, entre conjoints, rapporte Sibylle Gollac. Les choses ont bien changé depuis les mariages arrangés du XVIIIe siècle bien sûr. Mais les transformations sociales les plus récentes, comme l’augmentation des séparations ou la baisse du nombre de mariages sous le régime de la communauté de biens, ont contribué à renforcer les inégalités de genre qu’il faut sans cesse croiser avec les questions de classes sociales.»
La famille doit être réinvestie par les féministes
Longtemps abandonnée aux conservateurs, la famille doit être réinvestie par les féministes, insistent Céline Bessière et Sibylle Gollac, qui revendiquent l’héritage du féminisme matérialiste des années 70. Nourri du marxisme, ce courant de pensée radical inscrivait les problématiques de genre dans les rapports de classes sociales, dénonçait «l’économie politique du patriarcat» et le travail gratuit des femmes, à l’image de la sociologue Christine Delphy. «Depuis les années 70, des lois ont formellement égalisé le pouvoir des conjoints sur la gestion des biens. Mais le capital économique hérité est devenu aujourd’hui plus central que jamais dans la reproduction des inégalités : il faut habiter dans un quartier chic pour étudier dans le "bon" lycée ; il faut avoir des fonds pour rassurer les banques, en cette époque de retour de l’entreprenariat ; et jusqu’à la réforme des retraites qui encourage la capitalisation… Or le capital économique, ce sont les hommes qui le détiennent, et cela de plus en plus», martèlent Céline Bessière et Sibylle Gollac, qui en appellent à une «sociologie féministe de la famille».

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