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Dans les rues de Hong Kong en 1894, les morts de la peste bubonique gisent au sol. Illustrations Getty Images
Le romancier turc travaille depuis quatre ans sur un livre sur la peste noire qui ravagea l’Asie au début du XXe siècle. Déni, peur, rumeurs, les réactions sont identiques à celles d’aujourd’hui, humaines et universelles.
De tout temps, les peuples ont répondu aux crises sanitaires en propageant des rumeurs et de fausses informations. Que ce soit au XVIIe ou au XXIe siècle, la maladie est invariablement dépeinte comme un mal «étranger» infligé à la société depuis l’extérieur.
Istanbul. Cela fait maintenant quatre ans que je me consacre à l’écriture d’un roman historique dont l’action se déroule en 1901, pendant ce que l’on a coutume d’appeler la «troisième pandémie de peste», une épidémie de peste noire qui a fait des millions de morts en Asie, mais relativement peu en Europe. Or voici que depuis deux mois, mes amis, ma famille, mais aussi des éditeurs et des journalistes, toutes celles et ceux qui connaissent le sujet de mon nouveau livre, les Nuits de la peste, me pressent de questions sur les pandémies.
Ils me demandent avidement s’il y a des ressemblances entre l’actuelle pandémie de coronavirus et les grandes épidémies historiques de peste et de choléra. Et je leur réponds que les ressemblances sont légion. Dans l’histoire humaine et littéraire, ce ne sont pas uniquement les bactéries et les virus qui sont communs aux pandémies, mais bien le fait que nos réponses initiales ont toujours été les mêmes.
Et la réplique première face à l’apparition d’une nouvelle pandémie a invariablement été le déni. Qu’ils soient nationaux ou locaux, les gouvernements ont toujours tardé à réagir, déguisant les faits et manipulant les chiffres à leur guise, afin de nier autant que possible l’existence de la crise naissante.
Dans les pages d’introduction de son Journal de l’Année de la Peste, l’œuvre littéraire la plus édifiante jamais écrite sur les réactions humaines face à la contagion, Daniel Defoe raconte comment, en 1664, les autorités locales de certains quartiers de Londres ont cherché à minimiser le nombre de morts dus à ce fléau en déclarant que les décès étaient liés à d’autres maladies, inventées pour l’occasion (1).
Dans les Fiancés, roman publié en 1827 et relatant la propagation de la peste avec un réalisme extraordinaire, l’écrivain italien Alessandro Manzoni décrit – et défend – la colère de la population face à la stratégie officielle mise en place à Milan en 1630, pour lutter contre la peste (2). Refusant de se rendre à l’évidence, le gouverneur de la ville nia la menace que représentait la maladie et alla jusqu’à maintenir les festivités organisées pour célébrer l’anniversaire d’un prince de la région. Dans ces pages, Manzoni montre comment des mesures de restriction insuffisantes, appliquées de manière trop laxiste et largement négligées par la population, ont nettement accéléré la propagation de la maladie.
D’abord le déni
Une grande partie de la littérature inspirée par les épidémies et les maladies contagieuses présente l’insouciance, l’incompétence et l’égoïsme des autorités comme les seuls facteurs responsables de la fureur des masses. Mais les grands écrivains vont chercher plus loin : à l’image de Defoe ou Camus, ils nous permettent d’entrevoir quelles émotions inhérentes à notre condition humaine sous-tendent cet acharnement populaire.
Ainsi, le roman de Daniel Defoe nous montre-t-il que derrière ces sempiternelles remontrances et cette colère sans bornes se cache un ressentiment dirigé contre le destin, contre une volonté divine qui serait simple spectatrice – et peut-être justificatrice – des ravages de la mort et de la souffrance humaine ; une ire déclenchée par les institutions ou la religion organisée, lesquelles semblent douter de la réponse qu’il convient d’apporter à ces calamités.
Une autre réaction des hommes face aux pandémies, réflexe manifestement aussi universel que spontané, a toujours consisté à fomenter la rumeur et à répandre des informations fallacieuses. Au cours des épidémies du passé, les rumeurs étaient principalement entretenues par la désinformation et l’impossibilité de se ménager une vue d’ensemble de la situation.
Dans les récits de Defoe et Manzoni, les gens gardent leurs distances quand ils se croisent dans la rue en temps de peste, mais ils échangent aussi des nouvelles, les dernières anecdotes de leurs villes respectives, afin d’avoir un meilleur aperçu de l’ampleur de l’épidémie. Ce tableau plus détaillé est pour eux le seul espoir d’échapper à la mort et de trouver un refuge où se garder de la maladie.
Puis les rumeurs
Dans un monde où les journaux, la radio, la télévision et Internet n’étaient pas encore apparus, la majorité de la population, analphabète, ne pouvait s’en remettre qu’à son imagination pour dépister le danger, prendre la mesure de sa gravité et des tourments qu’il pouvait infliger. Cette confiance en l’imagination donnait à la terreur de chaque être sa propre expression, individuelle et distincte, tout en lui insufflant une dimension lyrique – et ainsi devenait-elle localisée, spirituelle et mythique.
Les rumeurs les plus communes qui se déclaraient en même temps que les épidémies de peste concernaient l’origine de la maladie : qui l’avait apportée, d’où était-elle venue ? Le mois dernier, au moment où une peur panique commençait à se répandre en Turquie, le responsable de ma banque, à Cihangir, quartier d’Istanbul où je vis, m’a déclaré d’un air entendu que «cette chose» était la riposte économique de la Chine face aux Etats-Unis et au reste du monde.
La maladie serait étrangère
Comme le Mal lui-même, la peste était toujours dépeinte comme venant de l’extérieur. Elle avait déjà frappé ailleurs, et les efforts n’avaient pas été suffisants pour l’endiguer. Dans le récit qu’il livre de la propagation de la maladie à Athènes, Thucydide commence par observer que l’épidémie s’est déclarée bien loin de la ville, en Ethiopie et en Egypte.
La maladie serait donc étrangère ; elle arrive de loin, et elle a été introduite dans la cité avec des intentions mauvaises. Ce sont toujours les rumeurs portant sur l’identité supposée de sa forme originelle qui sont les plus tenaces et les plus populaires.
Dans les Fiancés, Manzoni décrit un personnage récurrent dans l’imaginaire du peuple depuis le Moyen Age : à chaque nouvelle épidémie, la rumeur fait revivre cette silhouette démoniaque et vague qui rôde dans l’obscurité, répandant sur les poignées de porte et dans l’eau des fontaines un liquide contenant le virus de la peste. On connaît aussi l’histoire de ce vieillard qui, accablé de fatigue, trouve refuge dans une église et s’assied à même le sol ; une femme passe à côté de lui et l’accuse d’avoir frotté son manteau sur les murs et les bancs pour propager la maladie. Il n’en faut pas plus pour qu’une foule enragée se rassemble et le lynche sur-le-champ.
Ces accès de violence aussi imprévisibles qu’incontrôlables, ces ouï-dire, ces mouvements de panique et de rébellion apparaissent dès la Renaissance dans nombre de récits d’épidémies. Marc Aurèle déchaîna sa colère sur les chrétiens de l’Empire romain, leur reprochant d’avoir colporté la peste antonine – c’est qu’ils avaient refusé de participer aux rites censés apaiser les dieux. A la faveur d’épidémies plus tardives, on accusa les juifs d’avoir empoisonné les fontaines de l’Empire ottoman et de l’Europe catholique.
Terreur métaphysique
L’histoire et la mémoire littéraire des épidémies nous montrent que l’intensité de la souffrance, la peur de la mort, la terreur métaphysique et le sens du surnaturel chez la population affligée étaient proportionnels à l’intensité de leur colère et de leur insatisfaction politique.
De même que lors de ces pandémies anciennes, les rumeurs infondées et les accusations reposant sur l’identité nationale, religieuse, ethnique et régionale ont eu une influence non négligeable sur le cours des événements à mesure que l’épidémie actuelle de coronavirus gagnait du terrain. Et la tendance des réseaux sociaux et des médias populistes à grossir les mensonges a alimenté cette dynamique récurrente.
Mais il y a une différence de taille : aujourd’hui, nous avons accès à infiniment plus d’informations que nos ancêtres sur la pandémie que nous traversons – et des informations infiniment plus fiables. C’est aussi pour cette raison que la peur insondable et légitime que nous éprouvons aujourd’hui est si différente de la leur. Car notre terreur est moins alimentée par les rumeurs, en même temps qu’elle est amplifiée par des informations exactes.
Cortège funéraire
A mesure que nous voyons les petits points rouges se multiplier sur les cartes de nos pays et s’étendre à la planète entière, nous prenons conscience qu’il n’est plus de refuge. Nous n’avons même plus besoin de faire travailler notre imagination pour craindre le pire. Nous suivons des yeux les noirs convois des camions militaires charriant les cadavres des petites villes italiennes jusqu’aux crématoriums des environs, comme si nous assistions à notre propre cortège funéraire.
Et pourtant, l’effroi que nous éprouvons est étranger à notre imagination et à notre individualité propres ; il révèle à quel point la fragilité de nos existences et cette humanité que nous avons en partage sont proches. C’est une découverte. La peur, comme l’idée de la mort, nous esseule, mais la conscience que nous sommes tous soumis à la même angoisse nous arrache à notre solitude.
Savoir que toute l’humanité, de la Thaïlande à New York, partage nos peurs – quand et comment utiliser un masque, comment manipuler les produits que nous venons d’acheter à l’épicerie, à quel moment se mettre en quarantaine volontaire ? – nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas seuls et engendre une solidarité nouvelle. Nous cessons d’être mortifiés par notre peur, et nous découvrons en elle une humilité qui favorise la compréhension mutuelle.
Une peur commune à l’humanité
Il me suffit d’allumer la télévision et de voir tous ces gens qui font la queue devant les plus grands hôpitaux de la planète pour me rendre compte que ma terreur est la même que celle de toute l’humanité – alors je ne suis plus seul. Du même coup, j’ai moins honte de ma peur, et je la considère de plus en plus comme une réponse éminemment sensible. Je me souviens de cet adage qui ressurgit en temps de pandémie, en temps de peste : ceux qui ont peur vivent plus longtemps. Et je finis par comprendre que la peur fait naître deux réactions distinctes en moi et peut-être en chacune et chacun de nous. Parfois, elle me pousse à me retirer en moi-même, à chercher la solitude et le silence. Mais elle peut aussi m’enseigner l’humilité, m’encourager à cultiver la solidarité. J’ai commencé à rêver ce roman d’épidémie il y a trente ans, et c’était déjà la peur de la mort qui présidait à mes premières réflexions.
En 1561, l’écrivain Ogier Ghiselin de Busbecq, ambassadeur de l’Empire des Habsbourg auprès de l’Empire ottoman pendant le règne de Soliman le Magnifique, échappe à la peste qui fait rage à Istanbul au prix d’un périple de six heures, pour débarquer sur l’île de Büyükada, alors Prinkipo, la plus grande des neuf îles des princes, dans la mer de Marmara, au sud-est la capitale turque. C’est là qu’il écrira que les lois imposant la quarantaine à Istanbul ne sont pas assez strictes, et que la religion des Turcs, l’islam, fait d’eux des «fatalistes».
Environ un siècle et demi plus tard, même le sagace Defoe écrivait dans son roman sur la peste londonienne : «Les Turcs et les Mahométans […] professaient des Idées fondées sur la Prédétermination, déclarant que la Destinée de tout Homme est déjà écrite.» Quant au roman d’épidémie que j’écrivais moi-même, il allait m’aider à penser le «fatalisme» musulman à l’ère du sécularisme et de la modernité.
Islam et fatalisme
J’ignore si c’est dû à ce prétendu fatalisme des musulmans, mais une chose est sûre : historiquement, il a toujours été plus ardu de convaincre les musulmans de se plier aux mesures de quarantaine en temps d’épidémie que les chrétiens – une réalité qui se vérifiait tout particulièrement sous l’Empire ottoman. Les protestations de nature commerciale que les commerçants et la population rurale de toute obédience tendaient à faire valoir pour s’opposer à la réclusion forcée étaient aggravées, au sein des communautés musulmanes, par les problèmes liés à la «décence» des femmes et au caractère privé de la sphère domestique. Au début du XIXe siècle, les communautés musulmanes exigeaient d’être soignées par des «docteurs musulmans», à une époque où les médecins étaient pour la plupart chrétiens, et ce même dans l’Empire ottoman.
A partir des années 1850, à mesure que les voyages en bateau à vapeur devenaient plus abordables, les pèlerins affluant vers les terres saintes de La Mecque et de Médine s’avérèrent les plus efficaces porteurs de maladies infectieuses qui soient. A tel point qu’au tournant du siècle dernier, les Britanniques installèrent à Alexandrie ce qui allait devenir l’un des plus grands «bureaux de quarantaine» au monde.
Ces évolutions historiques furent non seulement à l’origine de l’idée stéréotypée d’un «fatalisme musulman», mais aussi du préjugé selon lequel ces peuples et leurs voisins d’Asie étaient à la fois la source et le seul vecteur des maladies contagieuses.
A la fin du grand roman de Dostoïevski, Crime et Châtiment, quand Raskolnikov a soudain la vision d’une épidémie, ce qu’il dit s’inscrit dans cette même tradition littéraire : «Malade, il avait rêvé que le monde entier était condamné à subir une sorte de plaie d’Egypte, terrible, inouïe, jamais vue, qui venait du fin fond de l’Asie jusqu’en Europe» (3). En consultant les cartes du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’on constate que les frontières politiques de cet Empire ottoman alors considéré comme le commencement du monde «par delà l’Europe», épousaient le tracé du Danube. Mais la frontière culturelle et anthropologique qui séparait les deux mondes portait un autre nom : la peste. Et elle semblait d’autant plus réelle qu’on était beaucoup plus susceptible d’attraper ce mal à l’est du Danube.
Humilité et persévérance
Non content de renforcer l’idée d’un fatalisme inné si souvent attribué aux cultures orientales et asiatiques, tout cet imaginaire contribuait à asseoir le préjugé affirmant que les pestes et autres épidémies trouveraient leur source dans les plus sombres recoins de l’Orient.
Le tableau que l’on peut reconstituer à partir de nombreux récits historiques et locaux nous apprend que même pendant les plus terribles pandémies de peste, les mosquées d’Istanbul continuaient à mener des rites funéraires, que les personnes endeuillées se rendaient visite pour se présenter leurs condoléances et s’enlacer en mêlant leurs larmes. Au lieu de se demander d’où la maladie avait bien pu venir et comment elle se propageait, on préférait s’assurer que les préparations pour le prochain enterrement étaient menées comme il se devait.
Aujourd’hui, le gouvernement turc privilégie une approche séculaire en interdisant la tenue d’obsèques pour les personnes décédées du coronavirus, et en prenant la décision claire de fermer les mosquées chaque vendredi, le jour où les fidèles se regroupaient en grand nombre pour la prière la plus importante de la semaine. La population ne s’est pas opposée à ces mesures. La peur qui nous étreint est grande, mais elle sait aussi se montrer sage et persévérante.
Si nous voulons qu’un monde meilleur s’élève de cette pandémie, il nous faudra adopter et nourrir cette humilité, cette solidarité engendrées par les sombres heures que nous traversons.
Texte traduit de l’anglais par Alexandre Pateau
Ouvrages cités :
(1) Journal de l’Année de la Peste, de Daniel Defoe, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, Gallimard, «Folio classique», 384 pp.
(2) Les Fiancés, histoire milanaise du XVIIe siècle, d’Alessandro Manzoni, traduit de l’italien par Yves Branca, Gallimard, «Folio classique», 864 pp.
(3) Crime et Châtiment, de Fiodor Dostoïevski, traduit du russe par André Marcowicz, Actes Sud, «Actes Noirs», 672 pp. (également disponible en ebook).
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