Pour le pédopsychiatre Richard Delorme, les enfants sont les grands oubliés de la crise sanitaire causée par le Covid-19. Leur santé, selon lui, n’a pas été suffisamment prise en compte.
Le professeur Richard Delorme, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Robert-Debré (AP-HP) et coordonnateur du Centre d’excellence pour les troubles du neuro-développement (InovAND), s’inquiète des conséquences de la crise sanitaire actuelle sur la santé mentale des enfants. Entretien.
Voilà sept semaines que les Français sont confinés. Quelles conséquences avez-vous observées chez les enfants ?
Les quinze premiers jours, il y a eu une sidération dans la population, et dans notre service comme dans tous ceux qui ne prenaient pas en charge de malades du Covid-19, l’activité s’est effondrée. Plus de 90 % de nos patients ne venaient plus, et les contacts étaient surtout téléphoniques. Certaines familles nous ont décrit des enfants plutôt heureux de moins subir la pression du quotidien. Bien des parents ont cependant fait face à des situations difficiles, en particulier ceux ayant un enfant avec handicap sévère. Ils nous appelaient, mais étaient terrorisés à l’idée de venir à l’hôpital et d’être infectés par le coronavirus. Au début du confinement, les urgences de Robert-Debré sont passées de 300-400 passages quotidiens à 70 , avec tout de même des urgences de pédopsychiatrie : agitation, tentatives de suicide et maltraitances.
Depuis deux semaines, l’activité a repris, nous voyons des patients avec des troubles anxieux, alimentaires ou dépressifs, voire des automutilations. Dans beaucoup de cas, ces symptômes surviennent chez des enfants et adolescents sans antécédents psychiatriques. Dans la situation actuelle, le risque suicidaire chez les jeunes n’est pas négligeable.
Ces troubles sont-ils aussi observés dans les autres pays en quarantaine ?
Avec cette pandémie, les spécialistes de santé mentale de l’enfant ont fait le même constat dans tous les pays : le confinement est une situation à risques avec des retentissements sur le plan psychologique et psychiatrique, mais aussi une exacerbation des violences intrafamiliales. Tout cela entraîne probablement chez les enfants beaucoup plus de morbidité, voire de morts, que le virus lui-même. En Chine, une étude réalisée chez plus 2 300 élèves du primaire après seulement trente jours de confinement montre que 37 % d’entre eux sont très inquiets d’être atteints par le virus, 22 % ont des symptômes dépressifs et 19 % des symptômes anxieux significatifs.
Il est indispensable d’avoir une approche comparée des risques pour nous permettre de sortir d’une perception sanitaire effrayante et centrée uniquement sur le Covid. S’agissant des violences, les appels considérés comme urgents au 119 [Service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger] ont augmenté de 60 % ces dernières semaines sur le territoire. Aux Etats-Unis, avec les règles de quarantaine, les cas de violence domestique ont bondi de 21 % à Seattle, de 35 % au Texas.
L’impact indirect du confinement pour des enfants vulnérables paraît donc considérable. Or, les éducateurs n’étant pas en mesure d’effectuer des visites à domicile, les contacts avec les familles sont téléphoniques, ce qui ne permet pas une évaluation objective. Les enfants développent parfois une sorte de syndrome de Stockholm, c’est-à-dire un sentiment de tolérance vis-à-vis de leurs agresseurs, qu’il est impossible d’estimer à distance.
Sans aller jusqu’à des violences, beaucoup de parents se sentent débordés…
Les familles de mes patients m’écrivent, m’appellent et m’envoient même des films pour me témoigner de leur désarroi. N’imaginons pas qu’il s’agisse de familles « particulières », ce sont des parents dévoués, aimants et bienveillants, mais dépassés par la situation dans laquelle eux et leur enfant sont projetés : difficultés pour gérer les devoirs, conflits pour maintenir un cadre structurant, envahissement de l’espace affectif par les écrans.
En termes de symptômes, les parents – comme quelques études très préliminaires – décrivent une majoration de l’hyperactivité, des difficultés d’attention, de l’impulsivité, et de la souffrance liée à l’isolement social de leur enfant. C’est d’ailleurs pour aider ces familles que nous avons créé un site [www.pedopsydebre.org] proposant des fiches-outils, avec un succès bien plus large que le périmètre initial.
Etrangement, l’annonce du déconfinement apparaît comme un catalyseur négatif. Les peurs sont exacerbées par l’absence de perspectives rassurantes. A cela s’est ajoutée l’alerte concernant de très rares cas de syndrome de Kawasaki chez l’enfant.
Qu’en est-il des jeunes avec un handicap sévère ?
C’est pour les jeunes fréquentant des institutions spécialisées comme les instituts médico-éducatifs que la situation est la plus catastrophique. La plupart d’entre eux ont habituellement des emplois du temps très structurés, avec une prise en charge multidisciplinaire par des éducateurs, psychomotriciens, psychologues, ergothérapeutes… Cela leur permet d’être inscrits dans une routine rassurante pour stimuler leurs compétences. Comme les écoles, ces institutions ont fermé leurs portes brutalement. Le secrétariat d’Etat au handicap et les professionnels de l’enfance se sont fortement mobilisés, et des outils se développent pour soutenir les parents.
La fin du confinement s’annonce cependant tout aussi confuse pour ces familles, s’inquiétant plus que jamais de la mise en place des gestes barrières chez leur proche vulnérable et qui comprend parfois mal ce qui lui est demandé. Les professionnels réclament, eux aussi, des recommandations plus précises mais également des masques et des solutions hydroalcooliques pour pouvoir rouvrir rapidement leur structure dans un cadre sanitaire opérant.
La crise est aussi dramatique pour un certain nombre d’enfants et adultes très déficitaires, qui vivent dans des institutions avec un internat. Comme les personnes âgées dans les Ehpad, ils n’ont pas vu leur famille depuis des semaines.
Vous déplorez que les enfants aient été les variables d’ajustement de la politique dans cette crise. Pourquoi ?
Les enfants sont finalement perçus comme une population assez passive, peu opposante et qui va suivre le flot des décisions politiques. Au départ, ils ont été considérés comme des vecteurs importants du virus ; et un regard sociétal négatif a été posé sur l’enfance.
Quand l’école, les institutions, les loisirs… se sont arrêtés le 16 mars, beaucoup de grands-parents qui souhaitaient accueillir leurs petits-enfants chez eux se le sont vu refuser, car il fallait protéger les seniors de cette supposée contagiosité massive. Aujourd’hui, le retour à l’école se fait sans prendre en compte l’inquiétude propre des enfants face au risque de contamination ; inquiétude qui est pourtant bien présente comme l’a montré une étude anglaise chez des 4-10 ans.
En outre, l’écart entre les recommandations pour les mesures barrières chez l’enfant émises par le conseil scientifique Covid-19 (qui ne préconise pas le port du masque chez les tout-petits) et celles de l’équivalent américain de la Haute Autorité de santé, le Centre de contrôle des maladies (qui le conseille dès 2 ans), maintient un niveau de stress important pour les enfants et leur famille.
Aurait-il fallu prendre d’autres décisions ?
La question n’est pas tellement « aurait-on pu faire différemment », mais comment mieux les accompagner en tenant compte de leur regard et pas seulement de celui des adultes. Si on reprend la définition de l’Organisation mondiale de la santé, la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladies ou d’infirmité. S’est-on collectivement suffisamment intéressé à la santé des enfants durant cette première phase de confinement ? La réponse est évidemment non, contrairement à des pays comme la Chine ou l’Inde, où l’enfance a d’emblée été considérée comme une question majeure de la gestion de la crise. L’Unicef souligne également que la pandémie de coronavirus est une crise des droits de l’enfant.
En France, quand tout a été fermé, on a dit aux professionnels de l’enfance « prenez votre téléphone pour assurer la continuité », mais le soutien à distance n’est pas une réponse optimale ou cohérente sur le long terme. Pour une ou deux semaines, c’est une chose, mais sept semaines peuvent être un monde pour un enfant de 1 an ou 2 ans.
Il existe quelques programmes en ligne validés scientifiquement, comme celui de guidance parentale appelé « triple P », qui améliore significativement et durablement notre manière d’être parent. Mais quid des autres prises en charge spécifiques de nos patients ? Enfin, tout le monde n’a pas accès à la téléconsultation, notamment les familles les plus défavorisées, et, pour examiner des petits, ce n’est pas évident. Tout cela accentue les inégalités, avec un impact significatif, notamment dans les premiers âges de la vie, et pour les enfants avec les troubles les plus sévères.
Comment voyez-vous la reprise ?
Les consultations à l’hôpital reprennent et c’est une bonne nouvelle, mais nous devons cumuler le rattrapage des consultations et hospitalisations qui n’ont pu avoir lieu et l’afflux de nouveaux patients liés à la crise et au confinement. Je suis particulièrement inquiet de la persistance d’un stress chronique, entretenu chaque jour par des informations effrayantes, dont on sait qu’il est un gros pourvoyeur de pathologies psychiatriques.
De plus, on ne sait toujours pas dans quelles conditions les patients pris en charge dans le secteur de l’enfance – en particulier dans le médico-social – pourront être suivis. La crise hospitalière qui secouait le pays avant le Covid touchait tout particulièrement la pédiatrie et la pédopsychiatrie. Que se passera-t-il pour nos patients, et plus globalement pour les enfants, si le regard qu’on leur porte durant cette crise est celui qu’on portera au-delà au confinement ?
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