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mercredi 6 mai 2020

Violences intrafamiliales : «Les victimes ont moins d’échappatoires»

Par Chloé Pilorget-Rezzouk, envoyée spéciale à Lille — 
Au commissariat central de Lille, le 23 avril, une victime de violences conjugales attend pour une confrontation avec le mis en cause.
Au commissariat central de Lille, le 23 avril, une victime de violences conjugales attend pour une confrontation avec le mis en cause. Photo Aimée Thirion

Depuis le début du confinement, le Nord a constaté une hausse des interventions pour différends familiaux. La sûreté urbaine lilloise a mis en place une cellule chargée de recontacter 200 femmes, parfois isolées par les mesures sanitaires.

Il y a eu ce premier SMS : «Monsieur aidez-moi SVP il vient de me taper pour un courrier… un bulletin de mon fils.» Suivi d’un autre : «SVP je vais pas tenir, il va me finir.» Les messages sont arrivés sur le portable de Jacky (1), retraité de la police. Il a alerté les services de police secours, une patrouille a interpellé le conjoint violent au domicile familial. Quelques jours plus tôt, il avait contacté cette femme en instance de séparation, confinée avec son futur ex et leurs enfants. Dans le dossier, déjà plusieurs procédures pour violences conjugales. Jacky s’était enquis du déroulé du huis clos, avait laissé son numéro : «Je l’ai eue deux-trois fois au téléphone. Elle avait besoin de parler, c’était tendu.»


La sûreté urbaine de Lille - qui couvre la moitié de l’agglomération, soit «environ 600 000 habitants», précise à Libération son chef adjoint, Sélim Méroud - a rappelé depuis le 6 avril quatre réservistes, dont trois délégués à la cohésion police-population. Ils sont chargés de prendre attache avec d’anciennes victimes de violences intrafamiliales afin de prévenir «le risque de réitération» pendant le confinement. L’initiative locale durera «au moins jusqu’au déconfinement», explique Méroud, qui souhaite qu’elle puisse «perdurer au-delà».
Objectif : s’assurer que tout va bien pour ces femmes que les mesures sanitaires isolent un peu plus et piègent parfois entre quatre murs avec un conjoint, ou ex, violent. Une liste de 200 victimes a été établie avec le parquet, le service de contrôle judiciaire et d’enquête, et une association d’aide aux victimes et de médiation. En un mois, plus de 172 d’entre elles ont été contactées. Toutes les détentrices d’un «téléphone grave danger» (un téléphone portable attribué par le procureur, équipé d’une touche permettant d’alerter un service d’assistance) ont été contactées en priorité.

«Course contre la montre»

Ce jeudi matin, Jacky s’imprègne de son premier dossier. Un couple séparé : il a frappé à la porte un soir alors qu’elle attendait un colis, s’est caché derrière le judas, est entré de force, l’a traitée de «pute» et giflée. L’ancien policier de la brigade anticriminalité (BAC) compose le numéro noté dans la procédure. Las, celui-ci n’est plus attribué. Autre dossier, nouvel échec : le numéro fonctionne, mais n’est pas celui de la victime. «Aucun cas n’est laissé sans réponse, même si cela demande un peu plus de temps», garantit le réserviste. Le troisième dossier est le bon. Au bout du fil, un timbre clair et assuré : «Je suis avec les enfants à la maison. Il n’y a pas de souci, il respecte, il ne s’approche pas du tout.» Faute de rencontre physique, la voix reste un indicateur clé. «On sent vite si la personne est en danger. Et au moindre doute, on envoie une patrouille», soutient Robert, lui aussi mobilisé.
Dans un autre couloir de l’hôtel de police de Lille, Philippe, chef de la brigade spécialisée dans les violences conjugales de Villeneuve-d’Ascq et Wattignies, a récupéré le dossier de la femme ayant appelé à l’aide par SMS. Le conjoint violent, connu des forces de l’ordre, a été placé en garde à vue la veille à 17 heures, puis entendu à 2 heures du matin par l’équipe de nuit. Le suspect nie «en bloc» : sa femme n’est qu’une «menteuse», tombée «toute seule». Il est 9 h 15, l’enquêteur n’arrive pas à joindre l’unité médico-judiciaire chargée d’évaluer les blessures physiques et psychiques de la victime - qui se verra notifier cinq jours d’incapacité totale de travail (ITT).
«En flag, nous sommes tenus à un délai de vingt-quatre heures, qui peut être prolongé. Il va falloir entendre la victime, ses deux enfants… C’est une course contre la montre», s’inquiète Philippe, installé temporairement dans un bureau de ses collègues de la «CAC», la cellule anticambriolage. Aux murs, des affiches de Rocky et de L'Arme fatale 3 ; sur les tables, quelques flacons de gel hydroalcoolique. Comme partout, le Covid-19 a contraint la sûreté urbaine de Lille à une réorganisation de ses services, de la prise de plainte aux brigades spécialisées. Les effectifs travaillent en «mode dégradé» (c’est-à-dire en équipes alternées et réduites) et un «pool judiciaire» traite en priorité les flagrants délits et les enquêtes urgentes. En ces temps pandémiques, ce sont ainsi trente enquêteurs par semaine, dont une petite dizaine de fonctionnaires spécialisés dans la protection de la famille, qui sont mobilisés. «On laisse des couples confinés ensemble, avec des gens qui saturent de rester enfermés. Forcément, cela peut vite dégénérer», lâche Jimmy, policier de la CAC parfois appelé en renfort.

«Quelques "primos"»

Dans le département, les interventions pour différends familiaux ont grimpé de 35 % depuis le début du confinement, par comparaison avec la même période l’an dernier. «Ce sont plutôt des "réguliers", qui deviennent plus réguliers», estime Philippe à ce stade, même si «on a quelques "primo"». Comme ce septuagénaire arrêté au petit matin, fortement alcoolisé, après avoir violemment giflé et menacé sa femme. La vieille dame de 72 ans s’était réfugiée chez leur voisin, qui a composé le 17. En revanche, le nombre de plaintes pour violences physiques au sein de la cellule familiale a baissé de 27 %. «Je pense que ça va se délier après le confinement, avance Vincent, enquêteur à la brigade depuis trois ans. Cela peut être compliqué de nous alerter ou de déposer plainte, même si pas mal de choses se mettent en place. Les victimes ont moins d’échappatoires.» Il pense à cette femme qui a supplié la police de ne pas venir chercher tout de suite son époux qui devait être auditionné dans le cadre d’une enquête préliminaire : «Quand il va revenir, il se vengera sur moi.» A l’inverse, une autre est venue porter plainte pour des faits anciens : «Confinée avec son conjoint, elle a pris peur.»
Sur l’ensemble du territoire, les signalements sur le portail web des violences sexuelles et sexistes ont doublé les trois premières semaines d’avril par rapport à l’an passé, avant de se tasser légèrement, indique à Libé le service d’information et de communication de la police nationale. Pas étonnant pour Vincent, qui évoque ce voisin ayant récemment alerté sur du bruit et des pleurs. Un collègue passe une tête : «Même avant, des dossiers, il y en avait tous les jours. Dans le Nord, les violences conjugales, c’est un cheval de bataille.» La nuit passée, deux des trente gardes à vue concernaient ce type de faits. Un des suspects a été arrêté après «avoir projeté sa femme contre le mur». La politique pénale est claire et ne date pas du confinement : un traitement prioritaire et une réponse «forte», comme l’a rappelé la chancellerie dans une circulaire le 25 mars. Agir vite, même à effectif réduit.
Dans un coin, une jeune femme patiente, l’air soucieux, les yeux rivés sur le fond d’écran de son smartphone où se détache le visage d’une fillette. Elle glisse : «J’ai peur de le voir.» Quelques minutes plus tard, la voilà face à son compagnon, contre lequel elle a porté plainte la veille. La confrontation, en présence des avocats, se déroule dans l’exigu bureau de Pascal, enquêteur à la brigade des mineurs (BM). Tout le monde porte un masque chirurgical. La victime pleure, les mains agrippées à son sac. Lors de sa déposition, elle a témoigné de nombreux épisodes d’insultes et de violences. Comme ce coup de pied qui lui a fracturé le plancher orbital et le nez il y a quelques années, ou ces gourdes de protéines jetées en plein visage.

«Avant qu’il y ait un drame»

Ça part toujours «de petits trucs». Une phrase «mal interprétée», une engueulade «de trop». Cette fois, une valise mal rangée. Elle a déposé plainte «pour que ça s’arrête». Cela fait cinq ans que ça dure. En 2017, elle avait déjà porté plainte, mais le couple s’était finalement remis ensemble. «On réessaie à chaque fois et ça ne marche pas», sanglote la jeune mère de famille. Les jambes tremblantes, elle avoue l’avoir menacé une fois d’un couteau : «Avec tout ce qu’il me fait, j’ai déjà eu envie de me suicider… Sur le coup de la colère, je me suis dit : il faut que je le plante, que tout s’arrête.»
Son conjoint a passé la nuit au poste. Il reconnaît certains des faits de violence, pas tous. «Il faut assumer, monsieur. Ça fait partie d’un tout : ce sont des violences conjugales, tance le brigadier-chef. Cette garde à vue doit être un élément déclencheur. Il va falloir trouver une solution, avant qu’il y ait un drame. Sinon, c’est le service de la brigade des mineurs qui va s’occuper de vous. Vous croyez qu’un enfant peut grandir dans une famille où on frappe et insulte au quotidien ? Un enfant, c’est une éponge.» D’ailleurs, la petite dort mal. Elle refuse de mâcher, ne mange «que de la purée» à 3 ans passés. En prononçant ces mots, le regard de la mère s’embue. A l’autre bout de la pièce, son conjoint aussi pleure en silence. Placé sous contrôle judiciaire avec mesure d’éloignement, il sera jugé à une date ultérieure pour «violences habituelles» - des violences conjugales répétées. Il risque cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende.
(1) Le prénom a été modifié.


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