Au Brésil, le 8 avril. Photo Douglas Magno. AFP
La stratégie qui consiste à s'emparer d'une obligation sanitaire pour la transformer en un rituel de mode mobilise des arguments inspirés du féminisme pour stimuler la consommation.
Tribune. Depuis quelques semaines, les articles se multiplient autour d’un nouvel objet qui pourrait devenir, dans le monde du déconfinement, un accessoire de mode incontournable : le masque. Maintenant décliné dans une gamme variée de tissus et de motifs, réalisé par des particuliers créatifs et par un nombre grandissant d’enseignes de mode, on s’enthousiasme dans la presse que le nouveau masque «couture» pourrait permettre aux femmes de transformer une obligation sanitaire anxiogène en véritable rituel de mode. Un entrain qui dispense pourtant de se poser une question fondamentale : saisirons-nous vraiment toutes les occasions possibles pour rappeler aux femmes de se faire belles ?
Les circonstances sont exceptionnelles, mais le phénomène n’est pas nouveau. Ce type de discours, destiné prioritairement aux femmes, a en réalité accompagné tous les grands changements sociaux du dernier centenaire. Dans les années 60 déjà, alors que certaines osaient la minijupe et que les bikinis envahissaient les plages, de nouvelles pratiques et initiatives commerciales naissaient pour s’adapter à la libération des corps : la révolution sexuelle fut aussi une période d’effervescence économique pour les jeunes industries de la minceur, du fitness et de l’esthétique. Tout ce qu’une femme expose au monde doit être soigné et séduisant, dictent les préceptes implicites de la féminité. Dans les sixties, les femmes étaient certes encouragées à exposer leurs jambes à la douceur du soleil et de la brise, mais de préférence des jambes galbées, épilées et agréables à la vue de ces messieurs.
Aujourd’hui, nous sommes incités à couvrir nos visages en raison d’un bouleversement mondial bien plus austère. Et pourtant, nous avons vu une étonnante vague d’enthousiasme déferler sur les réseaux sociaux dès les premiers jours du confinement, tandis que de nombreuses femmes se réjouissaient de pouvoir échapper aux obligations de maquillage et d’épilation qui, en temps normal, auraient rythmé le printemps. L’humoriste Marina Rollman, poursuivant sa chronique hebdomadaire sur France Inter depuis son appartement, encourageait ses auditrices à apprendre à s’aimer le visage nu. Et certaines découvraient peut-être, lors de leurs premières sorties, cet étrange sentiment de satisfaction éprouvé en marchant dans la rue sans maquillage sous son masque – cette excitation de déroger, comme clandestinement, aux règles de la féminité.
Tous masqués
En temps de crise sanitaire, nos vies sociales sont réduites à leur expression la plus essentielle : on sort pour accomplir des tâches de première nécessité, sans s’attarder, sans raison de se démarquer en tant que femmes. Nous sommes tous les mêmes, tous masqués face à la pandémie – un report temporaire des prescriptions genrées (du moins dans le monde extérieur) qui peut s’avérer reposant, en particulier à une époque où les pratiques de consommation féminines se doublent d’un lourd bagage de questionnements éthiques.
Depuis le discours présidentiel du 13 avril, nous savons quand débutera le monde d’après. Le 11 mai 2020, le plan de déconfinement sera lancé : chacun retrouvera graduellement ses anciennes habitudes, mais en portant le masque, puisqu’il sera devenu obligatoire dans de nombreux lieux publics. Et, alors que se profile le retour de la vie en société, celui-ci cesse soudainement d’être envisagé comme une simple protection sanitaire et unisexe : pour les femmes qui retrouveront la sphère sociale, il devra, à en croire la presse, se transformer en accessoire de mode, à même de mettre en valeur leur regard, leur tenue ou leur personnalité. Des masques épurés pour les plus élégantes, des masques kitsch pour les non-conformistes, des masques pour celles qui aiment le street style japonais ou le swag des gangsters américains : grâce à la prolifération des masques dans les mois à venir, se réjouit-on, les femmes pourront de nouveau utiliser leur style pour montrer qui elles sont.
Ce type de discours médiatique est aussi familier qu’il est problématique : il encadre les pratiques de mode féminines depuis plusieurs décennies déjà, en mobilisant des arguments inspirés du féminisme pour stimuler l’économie de la consommation. La mode et le style sont ainsi vendus aux femmes comme des outils de pouvoir et de construction identitaire, alors qu’ils s’accordent suspicieusement avec les normes séculaires de la féminité ; et, sans surprise, ces messages ne ciblent que très rarement la population masculine, sans doute parce que les hommes savent, depuis longtemps déjà, qu’ils peuvent s’exprimer sans l’aide de leurs vêtements.
Selon Anita Harris, chercheuse en sociologie à l’institut Alfred-Deakin à Melbourne, c’est parce que la consommation féminine est un pilier de l’économie contemporaine que l’on encourage les femmes à «s’affirmer» via leur apparence, en s’adaptant à leur nouvelle conscience féministe : dans un monde qui fait de leurs choix stylistiques la vitrine de leur épanouissement individuel, «les jeunes femmes sont produites comme des consommatrices idéales et comme des décisionnaires expertes», parfaitement adaptées à la machine néolibérale.
Un modèle à 100 dollars l’unité
Si le monde du déconfinement sera aussi celui de la récession, il n’est donc pas étonnant que la consommation féminine soit directement mobilisée comme appui économique : l’argent que les femmes ont économisé depuis le début de la pandémie pourra bientôt être réinvesti dans de nouveaux masques à la mode et, lorsque l’on sait que la marque Collina Strada vend actuellement un modèle à 100 dollars l’unité, nous comprenons en quoi cette démarche peut représenter un amortissement intéressant pour les marques.
Face à la menace de l’effondrement, convaincre les femmes qu’elles doivent consommer pour exister offre la sécurité d’une stratégie économique copieusement éprouvée. Faut-il donc se limiter au masque en papier pour prétendre être une femme libre ? La solution n’est évidemment pas si simple. D’abord, la mode n’est pas qu’une exploitation commerciale : pour l’instant, les masques en tissus sont majoritairement fabriqués par les utilisatrices elles-mêmes. Ensuite, si les femmes ont longtemps été réduites à leur apparence au sein de la société patriarcale, elles ont fait de la mode un lieu d’expertises et de plaisirs «spécifiquement féminins» qui méritent d’être reconnus et respectés comme tels, bien qu’ils soient devenus la cible d’une condescendance misogyne. La mode peut parfois être inventive et ludique, surtout lorsqu’elle s’émancipe des circuits biaisés de l’industrie : les nombreuses images de masques DIY qui circulent sur la toile témoignent par exemple du souffle de créativité remarquable qui s’est cristallisé autour de l’objet en quelques semaines, et qu’il serait abusif de réduire à une pratique aliénante.
L’idée n’est donc pas de condamner les femmes qui décorent leurs masques, mais plutôt de garder un œil critique sur les discours marketing néo-féministes qui se développent autour de leurs initiatives. Alignant toujours les mêmes prétextes pour défendre l’importance de la mode et de la consommation, ces messages omniprésents ne nous laissent pas l’espace nécessaire pour envisager d’autres alternatives – pour questionner intelligemment nos pratiques et pour nous définir autrement que par notre apparence. Par pitié, laissez-nous l’option de n’en avoir rien à faire. Que l’on aime la mode ou non, aucun vêtement ou accessoire ne sera suffisant pour nous faire exister pleinement dans le monde. Et au matin du déconfinement, qu’importe que nous portions des masques en papier ou des masques en tissu multicolore : c’est notre bouche, même masquée, qui nous permettra de nous exprimer.
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