Ce trouble anxieux touche des étudiants qui, face à l’évaluation permanente et la peur de l’échec, ne se sentent pas légitimes et s’« effondrent ».
A la veille des premiers examens et des travaux de groupe à rendre, Lucie, étudiante en master « droits de l’homme » à Sciences Po, accumule les retards dans les divers exposés qu’elle doit terminer. Elle s’angoisse, ne dort presque plus, et se sent isolée. Paniquée, elle cherche à prendre un rendez-vous dans un bureau d’écoute psychologique universitaire pour enrayer ce cercle vicieux – en vain, car le centre qu’elle contacte est surchargé. Un soir après les cours, enfermée dans les toilettes de l’école de la rue Saint-Guillaume, Lucie a le souffle court. Et des pensées suicidaires. Elle finit par se rendre aux urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne.
« J’y ai été admise une première nuit avant qu’un psychiatre pose des mots sur mon mal : dépression atypique anxieuse. Ils m’ont gardée un mois », raconte, cinq ans après, la jeune femme qui préfère utiliser ses mots à elle : « Entre mes 15 et mes 25 ans, j’ai vécu un stress de performance, un doute permanent vis-à-vis de la réussite scolaire. Quand je suis arrivée sur le campus parisien de Sciences Po après trois ans à Nancy et en Allemagne, je ne me sentais pas légitime, pas à ma place. On me rappelait souvent que j’étais passée par la procédure internationale et non par le concours. Je me suis trouvée isolée, constamment en retard aux cours ».
La machine à succès scolaire se grippe : absentéisme, décrochage, isolement, dépression, prise de produits psychoactifs…
« Stress de performance » ou « anxiété de performance » : les psychologues classent ce trouble anxieux parmi les phobies sociales qui toucheraient principalement les « premiers de la classe ». Des étudiants brillants qui ont tout réussi, concours, admission, oraux, examens, et entrée dans une grande école d’élite. Et qui, progressivement, à la faveur d’un examen, d’un choix d’option, ou d’une fin d’année où il faut s’insérer sur le marché du travail, s’effondrent. Comme si l’édifice qu’ils avaient réussi à bâtir depuis l’enfance, cette forteresse imprenable de bonnes notes suivie d’une orientation impeccable, ne tenait plus à l’épreuve du passage à l’âge adulte. La machine à succès scolaire se grippe : impossible de rendre un exposé en temps et heure, absentéisme fréquent, décrochage, isolement, dépression, prise de produits psychoactifs…
« L’anxiété de performance est une anxiété liée aux situations d’évaluation. Elle implique des signes et symptômes parfois somatiques variés dont le stress, la peur – dont la peur de l’échec – et la détresse, avec un fort retentissement sur la vie scolaire, professionnelle et parfois personnelle », explique Guillaume Fond, psychiatre à l’hôpital de la Conception à Marseille, auteur de plusieurs études sur la santé mentale des étudiants en médecine.
Si, dans les enquêtes, la dépression et le suicide sont fréquemment mesurés chez les jeunes de 15 à 24 ans, difficile de savoir quelle est la part d’étudiants concernés par ce trouble anxieux. Sachant « qu’entre 1,7 % et 4,7 % de la population est victime de phobie sociale, trouble dont fait partie l’anxiété de performance, selon le dernier rapport de 2007 de la Haute Autorité de santé », précise Guillaume Fond.
Détresse psychologique
Mais les étudiants, et en particulier les femmes, sont plus touchés que la moyenne. Yannick Morvan, enseignant-chercheur en psychologie à l’université Paris-Nanterre, a dressé, dans le cadre d’une étude sur la santé mentale de l’Observatoire de la vie étudiante parue en 2018, un tableau général de l’état mental des inscrits à l’université. « Les étudiants sont près de 20 % à présenter les signes d’une détresse psychologique dans les quatre semaines qui ont précédé l’enquête. Ils sont également près de 37 % à présenter une période d’au moins deux semaines consécutives pendant laquelle ils se sont sentis tristes, déprimés, sans espoir, au cours des douze derniers mois ». Selon lui, la « température dépressive des étudiants a tendance à augmenter, mais cela est aussi le cas à l’échelle nationale ».
Dans les grandes écoles, les enseignants et les psychologues constatent une demande croissante de consultations pour des motifs d’anxiété. « L’anxiété de performance est l’un des principaux problèmes rencontrés par les étudiants qui me contactent », témoigne David Delfolie, enseignant-chercheur à Sciences Po Lille, qui est chargé d’une mission d’accompagnement des jeunes ayant des troubles cognitifs et psychiques.
L’enseignant, qui suit une soixantaine d’étudiants par an, explique que ces jeunes « anxieux », qui représentent plus de la moitié de sa cohorte, ne trouvent « plus de sens » à leur trajectoire et se sentent complètement « perdus » : « Ils vivent ce stress de l’après classe prépa ou de l’après lycée qui clôt une scolarité parfaite, deux univers où ils ont été hyperencadrés et habitués à ce que l’on décide de tout pour eux. Et voilà qu’une nouvelle charge mentale repose désormais entièrement sur eux : devoirs à rendre, autonomie dans l’organisation du travail et projection dans un futur professionnel ».
Une forme de dette à payer
« L’anxiété de performance, c’est notre pain quotidien », abonde Christophe Ferveur, psychologue clinicien qui travaille pour le Relais étudiants lycéens de Fondation santé des étudiants de France, et qui préside le Réseau de soins psychiatriques et psychologiques pour les étudiants.
Selon lui, les enjeux seraient spécifiques à la population étudiante des classes préparatoires et des grandes écoles, « ces élites » étudiantes. « Ils ont été investis par des attentes sociales, familiales et scolaires. Il y a donc une forme de dette à payer : être à la hauteur de toutes ces attentes peut être synonyme d’angoisse ».
Sophie Monvoisin-Josselin, psychologue à l’Ecole polytechnique, en poste depuis près de dix ans, reçoit près de 20 % de chaque promotion, soit une centaine d’élèves par an. « L’anxiété peut être une émotion utile, mais c’est quand elle devient systématique qu’elle est négative. Nos élèves sont brillants et encouragés depuis plusieurs années par le système scolaire et social. Mais ils sont aussi soumis à des clichés très puissants qui s’imposent à eux. J’ai de nombreux patients qui ne se sentent pas du tout être l’élite de la nation, comme il leur est souvent rappelé, et qui ont le sentiment d’avoir pris la place de quelqu’un. C’est aussi un public qui n’a pas eu à faire de choix avant d’arriver là et qui a intégré l’école parce que Polytechnique, ça ne se refuse pas. »
Pour Camille, diplômée en 2017 de Sciences Po, l’anxiété de performance s’est perpétuée à la sortie de l’école. « J’avais déjà l’impression de ne pas être à ma place à Sciences Po quand mes camarades lisaient du Dostoïevski ou allaient au musée pour le plaisir, alors que moi, je n’avais jamais vu une pièce de théâtre ». Une fois diplômée, l’épreuve de la comparaison sociale n’est pas terminée. « Une grande majorité des élèves de Sciences Po trouvent un emploi avant d’être diplômés, moi, je n’avais pas de perspectives et les angoisses se sont à nouveau fait sentir : et si je n’y arrivais pas ? Et si je n’étais pas à la hauteur de mon diplôme ? ». La honte sociale d’être au chômage s’amplifie avec le prestige de sa grande école.
Christophe Ferveur estime que ces angoisses sont le lit des burn-out et des angoisses psychosociales qui touchent les jeunes actifs une fois entrés dans le monde du travail. « On sent, lors des consultations, que la valeur travail est devenue beaucoup moins importante que l’idée d’être en accord avec soi-même. »
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