En juin 2018, lors de la Marche des fiertés, à Paris.
Photo Adrien Selbert. Agence VU
Derrière la violente polémique sur la place des femmes trans dans le milieu féministe, se pose une question essentielle : comment penser et vivre nos corps sexués par-delà les diktats de genre ? Et sans tomber dans l’ornière essentialiste.
Tribune. Le champ féministe connaît depuis quelques semaines un violent conflit, de ceux qui, trop régulièrement, entretiennent l’image d’un féminisme éruptif et émietté. Il oppose, d’un côté, celles qui estiment que les femmes trans ne sont pas des femmes et n’ont de ce fait aucune légitimité à prendre part aux luttes féministes et, de l’autre, celles qui pensent exactement le contraire et soutiennent les luttes transidentitaires. Les premières se revendiquent «radicales» et «matérialistes», les secondes «inclusives» et «intersectionnelles». Puisque c’est à la pensée féministe que toutes renvoient sans toutefois en dire beaucoup plus, je voudrais dérouler les fils démonstratifs mobilisés pour mettre au jour le nœud théorique crucial qui se dissimule derrière les invectives.
C’est au nom de la sexuation des corps que l’on dénie aux femmes trans leur identité de femmes. L’argument est récurrent qui se réfère aux organes génitaux féminins comme à un socle exclusif et indéboulonnable. «Nous sommes des femmes parce que nous avons des vulves. C’est un fait biologique», écrit ainsi Marguerite Stern, militante féministe connue pour avoir lancé la campagne des collages féminicides, dans un long post Twitter (22 janvier ) où elle exprime sa révulsion face à ce qu’elle interprète comme «une nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer», soit le fait que la question trans «colonise le débat féministe». Je ne m’attarderai pas sur cette affirmation aberrante tant elle contredit la position ultra-minoritaire des combats transidentitaires et la place tout aussi ténue réservée aux femmes trans dans le féminisme. Je me concentrerai sur le fond intenable du propos, soit ce déterminisme biologisant qui conduit à affirmer, comme le fait Pauline Arrighi dans un texte republié sur le site de Marianne (17 février), qu’être une femme, «cela correspond à une réalité physiologique très spécifique et à un vécu social tout aussi spécifique. Tout cela est réel».
Cet adjectif, «réel», condense la démonstration et fait signe vers les théories fondatrices du féminisme radical des années 70. Celle de Shulamith Firestone notamment pour qui «le rôle biologique reproducteur de la femme est la cause de l’asservissement auquel, dès l’origine, elle a été soumise», celle aussi de Susan Brownmiller qui fonde la soumission des femmes au patriarcat sur la capacité physique des hommes à abuser sexuellement d’elles. Dans tous les cas, c’est la réalité sexuelle et maternelle des corps féminins qui est au fondement de l’oppression des femmes.
En France, cette position s’est exprimée dans une version matérialiste (marxiste) sous la plume de Christine Delphy qui désigne le groupe des hommes comme «l’ennemi principal» dominant le groupe des femmes via la sexualité conjugale, ou celle de Colette Guillaumin qui définit le sexage comme l’accaparation individuelle et l’exploitation collective du corps des femmes. Il s’agit de rejeter la division hiérarchiquement sexuée de la société qui érige en «distinction socialement pertinente une différence anatomique en elle-même dépourvue d’implications sociales». En prenant position auprès de celles qui rejettent les femmes trans, Delphy semble avoir oublié cette affirmation dont elle est l’autrice.
Le refus radical et matérialiste de l’assignation phallocentrée des femmes à leurs corps sexuels et procréateurs a donné lieu à un projet politique d’affranchissement vis-à-vis de l’hétérosexualité et de la maternité obligatoires. Il a par là même ouvert la voie aux études de genre et queer qui se développent dans les années 80. C’est précisément en partant du constat d’une possible non-coïncidence entre sexe biologique de naissance et identité de genre que celles-ci ont entrepris de déconstruire les assignations sexuées et les stéréotypes genrés.
Le moment où nous en sommes des luttes et de la pensée féministes se concentre sur cette question : comment penser et vivre nos corps par-delà les diktats sociaux et les «impératifs» naturels. La diversité et la fluidité des expressions incarnées de nos existences s’imposent, et c’est désormais dans les termes de la singularité sexuée qu’il me paraît opportun de les réfléchir si l’on veut appréhender la transidentité sans tomber dans l’ornière différentialiste.
En affirmant que «les mots "femme" et "homme" doivent garder leur signification [réduite à un donné biologique]», Arrighi annihile d’un geste tout l’apport des études genre et queer au féminisme et réactive la logique patriarcale de la binarité impérative. Il faudrait posséder les organes adéquats pour éprouver les discriminations et les violences sexistes et sexuelles ? Mais c’est être aveugle à l’intensité avec laquelle les femmes trans les subissent ! Et que dire alors des femmes sans utérus ? De celles qui n’ont pas ou plus leurs règles ? Des personnes intersexuées assignées au féminin ? De ces autres qui refusent simplement d’entrer dans le cadre binaire ?
En prétendant que les choix de présentation d’elles-mêmes que font les femmes trans renforcent les stéréotypes de genre, Stern les assimile à des travesties, témoignant d’une méconnaissance totale de l’expérience vécue de la transition. A n’en pas parler, on reste avec des mots, on esquive la question du sens. Sans prétendre parler à la place des femmes trans, mais parce que j’ai réfléchi le sujet et y travaille, je propose pour ma part de la saisir en déployant une perspective phénoménologique qui prend au sérieux «la réalité matérielle de l’imaginaire» (Jay Prosser) et qui pose l’articulation intime de la chair et du soi.
Les modalités esthétiques par lesquelles une femme trans modèle son apparence renvoient à une dynamique proprement existentielle par laquelle elle cherche à se reconnaître. Il ne s’agit pas pour elle de se maquiller ou de s’habiller comme une femme mais de le faire en tant que femme afin d’atteindre une forme d’adéquation entre ce qu’elle est et ce qu’elle paraît. Car nous n’accédons à nous-mêmes qu’en nous représentant, le paraître est un «accroissement d’être» qui révèle la dignité de ce qui était déjà là et qui le confirme (Jacques Dewitte). Ce que certaines féministes considèrent comme de l’outrance stéréotypée renvoie en réalité à une démarche de coïncidence à soi par laquelle la femme trans devient ce qu’elle est, une femme.
A paraître le 5 mars : Seins. En quête d’une libération, Anamosa.
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