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Avec de nombreux patients toxicomanes, les médecins ont été longtemps
contraints de s’écarter de la légalité pour les aider. Photo Lucile Boiron
Installés en 1977 à Bagneux dans les alentours de Paris, Jean-Louis Boujenah et Martin Buisson viennent de prendre leur retraite. Les deux généralistes, engagés dans l’humanitaire ou la lutte contre le VIH, racontent quarante ans au service de la population.
Jean-Louis Boujenah et Martin Buisson, 70 ans tous les deux, ont commencé leur carrière de médecin généraliste ensemble. Ils se sont installés en 1977 à Bagneux (Hauts-de-Seine), dans un quartier typique des alentours de Paris - beaucoup de béton, de gris, un cimetière et une petite zone pavillonnaire. C’était avant que les médecins soient notés par leurs patients sur Google, que les municipalités proposent des bonus aux généralistes pour les inciter à s’installer dans leur commune, avant que Doctolib ne robotise les premiers contacts avec les soignants, avant aussi la lente disparition des médecins de famille à l’ancienne. Collaborateurs et amis - ou l’inverse - ils ont tous deux milité pour prodiguer une vraie médecine de proximité dans une zone a priori peu attractive, à l’époque où les cabinets médicaux n’étaient pas encore la norme. La salle d’attente de leur cabinet était toujours pleine à craquer de patients qu’ils recevaient parfois (souvent) jusqu’à 21 heures. En parallèle, ils ont aussi été membres - très - actifs de Médecins du monde, à l’étranger et à Paris auprès des personnes sans ressources, avant que la santé des plus pauvres ne soit prise en charge. Martin Buisson a notamment travaillé en immunologie à l’hôpital dès l’apparition du VIH, Jean-Louis Boujenah sur l’hépatite C.
Attachés à Bagneux qu’ils n’ont jamais voulu quitter, même après la mort d’Ilan Halimi, séquestré à deux pas de leur cabinet, ils connaissent mieux que personne la réalité du terrain. Ensemble, ils ont arrêté leur activité le 31 décembre, après quarante-deux ans d’activité. Ils racontent à Libération leurs années de travail et leur quotidien.
Les débuts
Jean-Louis Boujenah : Joseph Boujenah, mon père, nous a laissé son cabinet à Bagneux, à 500 mètres d’ici. On a commencé là. Avec Martin, on a fait nos études ensemble, on a débuté le même jour, et on a arrêté le 31 décembre dernier. C’est une amitié et une collaboration. Comme un couple qui passe quarante ans ensemble. On voulait être médecins de famille comme mon père l’était. Il adorait parler à tout le monde. Il se déplaçait la nuit, il était toujours disponible. Il nous a un peu formés comme ça.
Martin Buisson : J’ai rencontré Jean-Louis à la fac. Dès qu’on pouvait, on remplaçait Jojo, son père. Lui, il recevait sans rendez-vous. Au départ, on le remplaçait un jour par semaine. Ce jour-là, on arrivait, on voyait le premier patient et quand on revenait dans la salle d’attente, elle était vide. Les patients partaient parce que ce n’était pas son père. Puis Joseph nous a proposé de reprendre son cabinet.
Le cabinet
J.-L.B. : On a ouvert un cabinet de groupe en 1985. C’était le début de ce type de cabinet. L’idée était presque novatrice. Jusque-là, les gens travaillaient seuls. Ça nous permettait de nous réunir, d’avoir un secrétariat, de se remplacer l’un l’autre. On ne voulait dépendre de personne. On nous a proposé un pont d’or pour aller dans une clinique privée, on a refusé. On a fait construire à côté des immeubles de la Pierre plate et de ceux de la Cité des musiciens, près du cimetière et d’une zone pavillonnaire. On s’est associés avec d’autres médecins.
M.B. : On a fait construire au pied des cités. On avait reçu une proposition de la ville de Bagneux pour construire un bâtiment très classique. On a rencontré Michel Seban, qui était alors un jeune architecte. Il nous a dit que ça coûtait de l’argent. On lui a expliqué qu’on n’en avait pas, mais qu’il avait carte blanche. Et on a été primés pour le bâtiment. Il n’y avait rien autour, sauf un supermarché. Aujourd’hui, il n’y a toujours rien, mais ils cassent tout. Le métro va arriver. Ils vont raser le cabinet, dans trois ou quatre ans probablement.
Il y avait une idée politique dans le fait de travailler à Bagneux, de ne pas recevoir seul les labos, par exemple, car seul face à eux, on est une proie plus facile.
Les activités parallèles
J.-L.B. : J’ai fait du cinéma, dans le domaine de la prévention. J’ai travaillé à l’hôpital sur le VHC [l’hépatite C, ndlr]. Martin s’est investi sur le VIH, notamment avec les professeurs Michel Kazatchkine [ancien directeur de l’Agence nationale française pour la recherche sur le sida] et Laurence Weiss. On a été parmi les premiers à faire des stages chez des médecins généralistes. A notre tour, on a été maîtres de stage, on a enseigné gratuitement pour imposer la médecine générale à l’hôpital. Jusqu’au jour où on a été reconnus par la fac et qu’on a été payés pour recevoir des étudiants. Avant, il n’y avait aucune formation en médecine générale.
M.B. : Très vite, je me suis ennuyé. Ne faire que de la médecine générale, ça étouffe. On s’est relayés l’un l’autre, ce qui permet d’avoir du temps de libre. En 1985, j’en ai profité pour avoir un diplôme universitaire (DU) d’immunologie, pour consulter sur le VIH à l’hôpital. Et on a fait de l’humanitaire, travaillé pour Médecins du monde pendant quinze ans.
Les patients
M.B. : La sociologie de Bagneux est un mélange très intéressant : de la petite bourgeoisie, beaucoup d’enseignants, des classes moyennes, basses, beaucoup de Beurs, de Noirs… C’est très riche. Il y a un vrai brassage. Je n’ai pas ressenti la violence qu’il peut y avoir quand on va dans certains coins du «93». En revanche, j’ai vu une modification du comportement des gens avec les médecins. A la fin, je trouvais qu’en dehors des 50 % de patients avec qui on s’entend bien, la relation médecin-malade s’était un peu détériorée. Certains nous voyaient comme des distributeurs de médicaments ou d’arrêts de travail. Un phénomène que j’ai observé, c’est qu’il était plus difficile de proposer une vaccination, il fallait démontrer pied à pied l’utilité des vaccins, même les plus évidents.
Ce que j’ai vu, c’est une violence sociale plus forte, des jeunes en particulier. J’ai entendu des mots désagréables venant de Blancs, de Beurs, de Noirs. Il y a deux mois, un type qui avait un petit rhume, qui voulait un arrêt de travail d’une semaine que je n’ai pas donné, s’est levé vers moi et il est devenu menaçant. C’est un truc qu’on n’aurait pas connu il y a quinze ans.
J.-L.B. : J’ai habité Bagneux comme mon père. J’ai soigné des gens avec qui j’étais au lycée, leurs enfants, il y avait un lien très fort avec notre patientèle. J’ai eu quelques propos antisémites, mais rarement. Il y a une vision de la banlieue qui est fausse. C’est une banlieue qui s’islamise beaucoup, ce sont des gens que je connais depuis qu’ils sont petits, des femmes qui mettent le voile, des gens qui vont à la mosquée trois fois par jour, avec qui j’ai une relation extraordinaire. Des musulmans ont pleuré quand on est partis. Ils ne sont pas Frères musulmans, ne font pas le jihad. Le nombre de possibilités qu’on a eues de pouvoir s’installer dans le VIIe, le VIIIe… J’ai toujours refusé. La patientèle de Bagneux était beaucoup plus attachante et intéressante que les gens bourrés de fric. Mais il y a eu aussi de la violence. Des bagarres entre Châtenay et Bagneux juste à côté du cabinet… L’incendie de la pizzeria en face de chez nous. Fofana [Youssouf Fofana, l’assassin d’Ilan Halimi] habitait juste derrière chez nous. J’ai soigné les jeunes filles qui l’ont aidé… Ilan Halimi a été séquestré à 100 mètres du cabinet.
La toxicomanie
M.B. : A une époque, Bagneux était la plaque tournante de la drogue. On a toujours eu un pourcentage de toxicomanes qui pouvait être élevé, de 5 à 10 % de nos patients, mais c’était inclus dans la médecine de famille qu’on faisait. On était plutôt une avant-garde avec le Subutex, la méthadone et notre action à Médecins du monde. Mais nous n’étions pas des dealers. On a vu des médecins ne plus faire que des ordonnances pour des produits de substitution, ils ne voyaient rien de ce qu’il y avait autour, ni les virus, ni les problèmes sociaux que ça représentait. On a passé quinze ans d’accompagnement avec l’héroïne, ensuite les patients allaient ailleurs, car il n’y avait pas de solution médicale à leur problème au cabinet. On a prescrit des produits de substitution de manière totalement illégale. Certains ont été radiés de l’ordre pour ça. On détournait les produits au point que j’ai été une première fois convoqué au conseil de l’ordre pour une mise en garde, puis j’ai été deux fois de suite convoqué à la préfecture de police avec un flic qui me mettait une lampe dans la gueule en me disant : «Ça, c’est une ordonnance à vous, vous n’avez pas le droit de prescrire ça.» On se réfugiait derrière le serment d’Hippocrate et on n’a pas eu d’ennui.
J.-L.B. : On a eu tout de suite des toxicomanes au cabinet. On ne peut pas ne pas réagir à ça quand on est médecin. S’il n’y avait pas eu une politique de substitution, ça aurait été une catastrophe. La France était vraiment très en retard. Aujourd’hui, il y a beaucoup moins d’héroïne, mais beaucoup de coke, et tous les produits qu’on voit dans Breaking Bad.
Jean-Louis Boujenah a repris avec Martin Buisson le cabinet dans lequel exerçait son père. Photo Lucile Boiron pour Libération
Le VIH
M.B. : Je travaille à l’hôpital sur le VIH depuis 1987. On s’est intéressé au sida parce que les gens touchés étaient des gays, des toxicos et, petit à petit, des femmes africaines. On ne demandait pas l’autorisation, on donnait des seringues. Au cabinet, on était dans la prévention. On voulait absolument créer un lien fort pour faire avancer les choses sur la seringue, le préservatif et éviter les transmissions qui étaient très importantes. J’ai tout de suite été partisan de ne pas suivre les patients au cabinet mais de les envoyer dans des services plus compétents à l’hôpital, où on pouvait les accompagner, dépister les maladies opportunistes, ce qu’on pouvait difficilement faire en ville. Au cabinet, on assurait la fin de vie malheureusement. Je me souviens d’un patient sympa qui est tombé malade. J’allais le voir en consultation à domicile. Ce grand type qui devait peser 90 kilos n’en faisait plus que 40, il était en train de mourir du sida. Il n’y avait rien à faire. Je suis sorti avec les larmes dans les yeux. En arrivant à l’hôpital, mon patron m’a dit : «Nous, on a sept décès par semaine dans le service.» Je lui ai répondu : «Oui mais vous êtes une équipe. Moi, je suis seul, les yeux dans les yeux avec le patient.» A cette époque, on a accompagné des gens en hospitalisation à domicile qui mouraient et on n’avait rien. Absolument rien. Les patients ne mangeaient plus, vivaient dans une diarrhée permanente. Ils devenaient souvent aveugles. Ceux dont l’immunité s’était effondrée chopaient des maladies opportunistes, la toxoplasmose au niveau du cerveau, le cytomégalovirus à l’œil, la pneumocystose aux poumons, des crises d’épilepsie.
J.-L.B. : Si on s’est mis à travailler sur le sida aussi vite, c’est parce qu’on était des médecins militants. On a commencé avec Mission France, en direction de gens qui n’ont pas accès aux soins, des gens de la rue. On a rencontré beaucoup de toxicomanes. C’est là qu’on a commencé à s’y intéresser.
Médecins du monde et Mission France
M.B. : Avec Alain Deloche, cofondateur de Médecins du monde (MDM), on a créé Mission France pour soigner les personnes sans ressources. J’ai ouvert un local à Paris en 1986, puis un deuxième, et on a vu arriver des hordes de gens. Ce n’était que de la démerde. Un an après, avec Jacques Lebas (président de MDM de 1989 à 1992), qui vient de mourir, on s’est demandé ce qu’on pourrait faire par rapport au VIH. Il n’y avait pas de dépistage gratuit pour le sida. On a ouvert un local le week-end avec un copain, Michel Kazatchkine. Dans l’après-midi, on a appelé une de nos connaissances d’un labo pour demander s’il pouvait nous faire des tests gratuits. Il a dit oui. En deux semaines, on a ouvert le premier centre de dépistage anonyme et gratuit. Avec MDM, on est partis en Roumanie au moment de la révolution. Je me suis occupé des hôpitaux pédiatriques de la région de Moscou. On est partis en 1987 à New York, on est restés chacun deux mois pour travailler dans les shelters, les refuges pour sans-abri, voir comment ils travaillaient dans le Bronx et à Manhattan.
J.-L.B. : On avait créé une sorte de camion comme à Amsterdam. On distribuait des seringues, on échangeait avec les patients. Quand ils sortaient du camion, les flics écrasaient leurs seringues… Il y avait un travail de militant pour faire comprendre à tout le monde qu’il fallait autoriser la distribution des seringues. Je n’ai pas travaillé sur le sida, mais sur l’hépatite B et C (VHC) à la Pitié Salpêtrière. Travailler sur les co-infections, c’est complémentaire du VIH, les gens atteints du sida mouraient souvent du VHC.
Le temps
M.B. : Si vous interviewez nos enfants séparément - j’en ai quatre, Jean-Louis en a trois -, ils vous diront la même chose : «Papa préférait ses patients à nous.» A la fin, je voyais jusqu’à 40 personnes par jour. Je ne pouvais pas faire autrement… On n’a pas fait beaucoup de vrais déjeuners, je peux citer toutes les marques de barquettes du supermarché. Quand je croisais mes patients, à qui je faisais la leçon sur la malbouffe, à la caisse, ils me disaient en voyant mon chariot : «Ah ben bravo !»
J.-L.B. : On aurait pu travailler tous les jours, samedi et dimanche compris, jour et nuit. Mon père c’était ça, on ne le voyait jamais. Si les jeunes médecins ne veulent pas prendre notre suite, c’est qu’ils refusent de travailler dix heures d’affilée, et ils ont raison. Mes enfants, je ne suis jamais allé les chercher à l’école. On rentrait parfois à 3 heures du matin. Il y avait la formation, Médecins du monde… Ensuite, on a été attachés à l’hôpital. Puis j’ai travaillé dans le domaine de la prévention au cinéma et j’ai été médecin pour des sortants de prison.
La paperasse
M.B. : On en a eu marre, surtout les dernières années. C’était de pire en pire. Moi en plus, j’ai une phobie des papiers à faire, ça me rend complètement fou. On peut passer une matinée à ne voir que des patients qui apportent un papier A à remplir, puis un papier B, à faire la demande de prise en charge à 100 %… Au bout d’un moment, ce n’est plus possible. Ce qui m’intéresse dans ma vie de médecin, c’est d’accompagner les gens, de les écouter, qu’ils me racontent leur vie.
J.-L.B. : C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté. Si je n’avais que de la médecine à faire, je crois que j’aurais continué un peu. On a eu Dominique, une secrétaire formidable, mais à un moment ce n’était plus possible, c’était trop cher. On est passé par Doctolib, un super système en soi mais qui ne résout que la prise de rendez-vous.
Le manque de médecins
J.-L.B. : Ce n’est pas tellement un problème de nombre de médecins. C’est surtout que les jeunes médecins ne veulent plus s’installer. On l’a vécu. Au cabinet, on a réglé la moitié de notre problème, on a un remplaçant pour deux médecins qui partent, avec tous les internes qu’on a eus… 90 % d’entre eux sont partis en province, travailler dans d’autres conditions.
Pourquoi les jeunes ne veulent pas prendre notre place ? Trop de travail, trop de paperasse et la peur des problèmes juridiques, d’être attaqués. A l’hôpital, ils sont couverts. Ils veulent surtout avoir une vie normale. Les médecins n’ont pas de congés payés, pas d’arrêt maladie. On n’est pas couverts, il faut prendre des assurances complémentaires. Il faudrait plus de souplesse dans ce système, mais on aurait dû le faire il y a dix ans. La seule solution, c’est de salarier les médecins. La médecine à l’acte est perverse. Nous, on avait toujours une heure de retard. C’est dans notre éducation de garder les malades.
On parle de la mort de l’hôpital public, et il va falloir prendre des mesures radicales. Comment vont-ils former les gens puisqu’ils ferment les services ? Ce qui se passe au niveau de la politique de santé, c’est un scandale. On gère la santé comme une épicerie : les dépenses et les rentrées, c’est tout. Que la santé coûte de l’argent, ça ne me gêne pas du tout, je trouve ça normal pour un pays riche comme la France que la santé soit du meilleur niveau. On n’a qu’à supprimer trois porte-avions.
Bagneux est une zone désertifiée. Le jeune médecin qui s’installe après nous est payé par la mairie. Il touche 50 000 euros sur quatre ans après avoir signé un contrat. Ils arrivent, ils ont un cabinet, une patientèle, ils n’ont qu’à venir avec leur stéthoscope, mais ils ne viennent pas.
M.B. : Des patients m’appellent encore tous les jours pour me dire qu’ils ne trouvent pas de médecin traitant. L’erreur d’une ville comme Bagneux et de pas mal d’endroits, c’est de ne pas avoir prévu ce qui allait se passer, le départ à la retraite de pas mal de médecins, d’où le désert médical. Si on ne salarie pas les médecins et qu’on ne fait pas les maisons de santé, ça ne marchera pas. Et il faut le faire très vite. Les auxiliaires médicaux, c’était une bonne idée, mais ça viendra dans combien de temps ?
Si on veut que les médecins travaillent de 8 heures à 17 heures avec une heure pour déjeuner et qu’une autre équipe fasse le soir, il faut faire des maisons médicales. Et que les gens acceptent que si c’est pour un renouvellement d’ordonnance par exemple, ils ne verront peut-être pas le médecin habituel. C’est un peu fini cette médecine traditionnelle que nous faisions. Quelque part, ça ne pouvait pas continuer comme ça.
«Bobologie»
M.B. : Je suis persuadé que 30 % de ce que j’ai fait quand j’étais médecin généraliste, j’aurais pu ne pas le faire. J’aurais pu consacrer ces 30 ou 40 % à faire plus de vraie médecine, parce que la bobologie à la con, ça ne sert pas à grand-chose. Les gens consultent pour un rhume qui ne nécessite pas de traitement. Au cabinet ou aux urgences. Tout ça pour se rassurer un peu, pour avoir un papier pour ne pas aller à l’école ou au travail. Tout cet aspect ne devrait pas exister et face à ça aujourd’hui, il n’y a pas de réponse.
J.-L.B. : C’est un problème d’éducation. On doit apprendre ça à l’école : quand doit-on aller voir un médecin ? Qu’est-ce qu’un microbe ? Quand vous avez une grippe, que faut-il faire ? On l’a vu sur le sida, les formations marchaient bien. Il a fallu faire un boulot d’enfer pour que les gens mettent un préservatif. C’est passé à une époque. Maintenant, il n’y a plus rien.
Martin Buisson, fin janvier dans le cabinet médical où il a exercé durant toute sa carrière. Photo Lucile Boiron pour Libération
L’empathie
M.B. : Quand on avait des échanges avec des copains qui travaillaient dans Paris, on se rendait compte qu’ils étaient une voie de transmission vers des spécialistes. Nous, on prenait en charge plus globalement les patients. A Paris, c’est «bonjour docteur j’ai mal dans la poitrine» : «Cardiologue !» Il y a un truc qui ne s’apprend pas, c’est l’empathie. Ce type de relation permet de recueillir des éléments essentiels sur la vie, la santé des gens. Si quelqu’un ne nous parle pas, ne dit pas des choses intimes, il nous manque des informations. Quand Agnès Buzyn a dit qu’on allait enseigner l’empathie aux étudiants en médecine, j’ai juste eu envie de hurler. On devrait avoir le courage, à la fin des études de médecine, de dire à certains «il vaudrait mieux que tu fasses du laboratoire ou de la recherche que de voir des patients».
J.-L.B. : On ne peut pas être à l’écoute du jour au lendemain. Quand je me fais engueuler parce que je suis en retard, je dis à mes patients qu’un bon médecin, c’est un médecin qui est en retard. Je leur réponds, «si demain vous avez besoin de moi et que vous avez besoin de me parler, je ne vais pas vous dire non parce que quelqu’un a rendez-vous cinq minutes après vous». On essayait d’aller le plus loin possible dans nos compétences, mais la médecine change : aujourd’hui, ce sont des techniciens avec des machines.
La fin du cabinet
M.B. : Elle a été bouleversante. C’est proportionnel à notre investissement. Les patients venaient nous parler de choses qui n’avaient rien à voir avec leur santé, de ce qui n’allait pas dans leur vie. On était quelque part porteurs d’une sécurité. On a un bol fou. Quels sont les métiers où on a une relation avec des êtres humains aussi fortes et utiles, que personne ne peut abîmer ? C’est une relation formidable. Et tout d’un coup, on l’interrompt.
La fin a été violente pour moi, parce que je ne savais pas ce qui allait se passer. A chaque fois, j’ai été surpris. Je pense à une jeune femme que je connais bien, à qui j’ai dit «vous vous en doutiez» et qui m’a répondu «je ne voulais pas savoir». Elle s’est mise à pleurer en me disant : «Je suis désolée, vous ne vous rendez pas compte à quel point c’est dur.» C’est vrai que je ne me rendais pas compte. J’étais le garant, le mec qu’elle pouvait aussi bousculer. Quand elle n’était pas contente, elle m’envoyait des mails en me disant que le spécialiste vers qui je l’avais envoyée était un sale con. C’est une relation de couple avec le patient, où on est deux mais ce n’est pas non plus une relation familière. J’ai cédé une ou deux fois à une invitation à déjeuner, je l’ai regretté à 200 %. Je sentais que je n’étais pas à ma place, j’entendais des choses que je n’étais pas censé entendre. Le médecin a un rôle à jouer. Si on enlève ça, on est complètement déstabilisé.
J.-L.B. : Une femme de 35 ans, d’origine malienne, mariée, deux enfants, avec qui j’ai une relation extraordinaire, est rentrée violemment dans mon cabinet alors que j’étais en consultation. Elle a dit : «Tu me réponds pas au téléphone ? Alors que je veux venir te voir, pour te dire au revoir, je vais plus jamais te voir» et elle a fondu en larmes. Alors j’ai fondu en larmes aussi. Avant, je ne donnais pas mon portable, même s’il y a des gens qui l’avaient bien sûr. En partant, j’ai dit «Donnez-moi de vos nouvelles, je vous donnerai des miennes». C’est un lien familial. On est entrés chez les gens, on connaît leur vie. Ils nous invitaient à manger. On a fait partie du quartier, des familles. Nous sommes de vrais médecins de famille. J’ai peur que ce qualificatif disparaisse. Je trouve ça dommage.
L’après
M.B. : Si on avait pu avoir un interne avec nous, qu’on aurait pu former, présenter aux patients en leur disant «Il va connaître votre dossier», ça aurait été l’idéal. Depuis que j’ai quitté le cabinet, je suis extrêmement soulagé de tout l’aspect matériel. Quand je vois 20, 30, 40 mails par jour arriver de la CPAM, je rebalance tout de suite. Je suis très content d’être trois fois par semaine à l’hôpital, où je ne fais que de la médecine, je n’ai pas besoin de savoir si le patient est allé à la caisse, ce n’est pas mon problème.
J.-L.B. : C’est le jour et la nuit. Pour moi, c’est un arrêt complet. Je n’ai plus envie. J’aimerais bien faire de la médecine pure, mais je ne veux plus un papier.
On a bien gagné notre vie, mais si on devait calculer nos revenus comme des salaires en fonction du temps qu’on a passé, ce n’est pas énorme, un salaire de cadre moyen.
Aujourd’hui, à notre ancien cabinet, il y a un dentiste, un ostéopathe et un seul médecin qui nous succède à tous les deux depuis le 1er janvier, un ancien interne qui nous remplaçait depuis quatre, cinq ans. Alors qu’on en a eu des dizaines…
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