Dans une tribune au « Monde », le neurochirurgien Marc Lévêque, spécialiste de la douleur, doute de l’intérêt médical de ce psychoactif, dont l’expérimentation devrait débuter en France à partir de septembre.
Tribune. Bientôt débutera, en France, l’expérimentation du cannabis médical. Une perspective qui insuffle de l’espoir, beaucoup d’espoir, chez de nombreux malades, notamment ceux souffrant de douleurs rebelles. Cette espérance est-elle raisonnable ?
Le chanvre – cannabis en latin – est l’une des premières plantes domestiquées par l’homme ; son usage psychotrope est attesté, en Chine, dès 2500 av. J.-C. Pourtant, depuis cinq ans, le « cannabis thérapeutique » est présenté comme un médicament du futur pour la prise en charge de la douleur. Comment se fait-il que l’on découvre, avec plus de quatre mille ans de retard, les vertus antalgiques de ce végétal ? Cela alors que les propriétés analgésiques du pavot, dont l’incision des capsules donne un suc – opium en grec – laiteux, sont appréciées depuis la haute Antiquité. Pourquoi une drogue aussi ancienne et connue que le cannabis n’a pu être, jusqu’à présent, proposée dans une affection aussi fréquente que la douleur ?
A vrai dire, il est fait mention du chanvre indien dans la pharmacopée occidentale du XIXe siècle, mais essentiellement pour la douleur aiguë. L’ivresse et l’assoupissement qu’il procure sont proches de ceux de l’alcool. Au sujet de cet autre analgésique végétal, le chirurgien lyonnais de la Révolution Marc-Antoine Petit déclarait que « le vin a toutes les qualités et tous les dangers de l’opium, il peut donc être administré dans tous les cas où l’opium semblerait convenir ». Tout comme la morphine, un consensus médical existera, jusqu’à il y a peu, pour ne pas prescrire ces substances, en raison de leurs potentiels effets addictifs, dans la douleur chronique non cancéreuse.
Profitable à de rares patients
En 2015, l’analyse de onze études ayant comparé les cannabinoïdes à un placebo a démontré « un effet analgésique modeste » dans la douleur chronique non cancéreuse. Difficile de savoir si ce faible bénéfice est à mettre au crédit des effets anxiolytiques et hypnotiques du produit ou d’une véritable antalgie. Parmi les composants de la plante, le THC (tétrahydrocannabinol), psychotrope considéré comme stupéfiant, est à l’origine des effets relaxants, tandis que le CBD (cannabidiol) serait responsable des vertus antidouleur. Dans la pratique clinique, on peut considérer que le cannabis est profitable à de rares patients : ceux souffrant de douleurs liées à une lésion du cerveau ou de la moelle épinière associée à une spasticité, comme dans la sclérose en plaques.
Ces résultats modestes expliquent mal le bouillonnement autour du cannabis médical, pour lequel la demande devient de plus en plus pressante auprès des généralistes ou des centres, souvent saturés, de douleur chronique. Il est vrai que, depuis trente ans, aucun antidouleur n’a vu le jour et les progrès sont venus essentiellement des traitements locaux, tels certains emplâtres ou injections de toxine botulique, et des avancées de la neuromodulation, avec la stimulation médullaire ou transcrânienne. L’attente est donc énorme face à ce fléau de la douleur chronique qui touche 12 millions de Français.
Un business en explosion
Le cannabis récréatif (ou « bien-être ») est un enjeu sociétal important et un business qui explose. Le marché mondial pourrait être multiplié par 2,5 d’ici à 2022 et représenter 63 milliards de dollars (près de 58 milliards d’euros) pour les seuls Etats-Unis. Les « majors » du tabac, de l’alcool et de la pharmacie lorgnent donc la marijuana. Les moyens mis à disposition du lobbying du cannabis vont croissant et, avec eux, la pression médiatique pour la légalisation. En avril 2019, le Syndicat professionnel du chanvre bien-être est devenu le Syndicat professionnel du chanvre, preuve que les mondes du cannabis « récréatif » et « thérapeutique » ne sont pas totalement étanches. Dans ce contexte, la tentation peut être grande de s’appuyer sur les millions de patients douloureux chroniques pour servir le développement de ce commerce, les consommateurs réguliers de cannabis récréatif étant dix fois moins nombreux (1,2 million).
Sur ce sujet délicat, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) adopte une approche qui se veut prudente avec ce projet d’expérimentation sur « l’évaluation de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France ». Il ne s’agira pas de « joints sur ordonnance », mais de la mise à disposition de formes multiples : médicaments à effet immédiat (par voie sublinguale ou vaporisation) ou prolongé (solution buvable, capsules d’huile…), cela avec plusieurs déclinaisons du ratio THC/CBD. Seront concernés les patients souffrant de douleurs neuropathiques réfractaires, certaines formes d’épilepsie résistantes, les symptômes rebelles en oncologie (nausée, anorexie), les situations palliatives ou la spasticité douloureuse.
Un risque de désenchantement
Avec environ 3 000 volontaires inclus, cette expérimentation risque de susciter profusion de déceptions, car des centaines de milliers de malades sont potentiellement concernés par ces indications. Un désenchantement qui risque d’être partagé par les scientifiques : avec tant de formes de cannabis, tant d’indications et en l’absence d’un groupe placebo, il est improbable que des preuves robustes émergent, enfin, sur l’efficacité – ou non – de cette plante.
Ainsi conçue, cette phase d’expérimentation risque d’être un formidable teaser aux conclusions inexploitables. Certains pourront s’en frotter les mains.
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