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dimanche 19 avril 2020

Yves Citton et Jacopo Rasmi : «Un jour, les mots "croissance" et "chômage" sembleront aussi bizarres qu’"anges" ou "immaculée conception"»

Par Catherine Calvet et Nicolas Celnik — 

Dessin Benjamin Adam


Dans leur ouvrage, les chercheurs prennent à rebours les théories de collapsologie qui prolifèrent. Ils appellent à s’enthousiasmer et à ne pas subir la crise que nous traversons comme un effondrement, mais plutôt comme l’occasion de revoir nos croyances et nos systèmes de valeurs.

Cyril Citton
photo DR
Rues désertes et peurs des pénuries : les amateurs de science-fiction ont pu voir dans ces premières semaines de confinement les prémices d’une société post-effondrement. La fiction a décliné sous toutes ses coutures les ravages que produirait un choc mondial, des gangs qui prolifèrent en marge de la Route de Cormac McCarthy aux pillards qui en ont fait leur domaine dans Mad Max. Mais la vie continue comme elle peut, se réinvente sous des formes parfois même drôles et réjouissantes : on ne subit pas l’effondrement, on fait avec. Anticipant la floraison d’apéros Skype, Houseparty, de concerts à 
Jacopo Rasmi Photo DR
domicile et autres expédients pour faire passer le temps, le professeur de littérature à l’université Paris-VIII Yves Citton et le docteur en lettres et arts Jacopo Rasmi avançaient déjà cet optimisme dans un essai dense et stimulant, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement (Seuil, 2020). Face aux collapsologues qui imaginent une catastrophe brutale engendrée par notre mode de vie occidental, les auteurs préfèrent adopter une attitude de «collapsonautes». Les navigateurs (nautes, en grec) de l’effondrement sont ceux qui regardent les multiples délitements déjà en cours et y cherchent des alternatives. Pour éviter de se laisser écraser par cette nouvelle perspective, c’est tout un système de valeurs qu’il faut alors repenser : il s’agit d’adopter - le mot est provocateur - une nouvelle religion, au sens de religare, «relier». Elargissant la focale, l’essai entrouvre un nouvel horizon, moins fataliste et rempli de possibilités réjouissantes.

Le Covid-19 nous fait-il vivre une répétition générale de l’effondrement ?


Yves Citton : Oui, si l’on en croit les collapsologues qui prédisent les effets domino pouvant être déclenchés par le virus dans des systèmes délicats car interdépendants : faillites en cascades, panique bancaire, paralysies logistiques… Non, parce que, pour le moment au moins, nos approvisionnements en produits de base (nourriture, eau, électricité) ne sont pas menacés. Nous avons toute l’énergie du monde pour lutter contre le virus. Cela dit, en tant que collapsonautes, nous pourrions considérer le virus comme un allié dans les luttes à mener contre l’insouciance écocidaire. Il nous aide à sentir la fragilité de nos modes de vie, ainsi que notre dépendance réciproque. Depuis sa venue, les néolibéraux invoquent la solidarité, font l’éloge du service public et des biens communs. A nous de renforcer le basculement qui s’esquisse dans nos discours politiques et dans nos modes de consommation. Le fait que le président français soit prêt à sortir de sa manche 300 milliards d’euros pour diminuer le nombre de victimes (françaises), alors qu’une infime fraction de cette somme suffirait à sauver et accueillir des milliers de réfugiés qui se noient en Méditerranée, en dit long sur notre inégalité géopolitique face aux effondrements en cours…
Vous affirmez que l’effondrement n’est pas un phénomène soudain qui adviendrait à moyen terme, mais un processus qui a déjà commencé. De quels nouveaux mots a-t-on besoin de se doter pour changer notre perspective sur l’effondrement ?

Jacopo Rasmi : L’effondrement tel qu’entendu par certains collapsologues serait un écroulement systémique, simultané et global. Mais nous ne vivons pas avec la crise écologique et sociale une «catastrophe», qui définit un accident ponctuel - quelque chose qu’on peut réparer. Il s’agit plutôt d’un délitement, c’est-à-dire d’une décomposition progressive. Les «collapsonautes» n’alertent pas sur un effondrement imminent, mais sur plusieurs effondrements déjà en cours - que l’on pense à la chute de la biodiversité, aux dérives économiques ou au délitement des mesures de protection sociale. Ils cherchent à naviguer le mieux possible dans ces conditions de crise, c’est-à-dire s’orienter, trouver de nouveaux repères. Ce sont donc deux positions très différentes, bien que non antinomiques.

Mais apprendre à «naviguer» dans un monde qui s’effondre, n’est-ce pas renoncer à lutter et résister ?

Y.C. : Nous devons nous demander si les logiques de pure confrontation sont réellement efficaces. Les luttes contre les «contre-réformes» néolibérales se coagulent souvent autour de questions ponctuelles qui nous distraient par rapport au travail de refondation qu’il faudrait mener. Le rapport du Club de Rome soulignait dès 1972 «les limites à la croissance» [il s’agit d’un des premiers rapports officiels qui pointe la finitude des ressources naturelles, ndlr]. Le néolibéralisme fait d’un côté comme si cette limite des ressources n’existait pas et, de l’autre, il les utilise pour imposer un rétrécissement aux programmes sociaux, et pour justifier une certaine violence. Les inégalités augmentent, le système capitaliste va serrer la vis pour faire payer les salariés, les contribuables, le secteur public et les générations à venir. On n’agit pas sur le rétrécissement des ressources disponibles, mais on détourne la note à payer.
J.R. : On pense l’effondrement comme une crise de nos institutions, mais ces institutions sont déjà absentes dans les marges et les milieux les plus précaires de nos sociétés. Dans ces endroits, comment prend-on soin des plus jeunes et des plus vieux ? Comment retisser le réseau local, par le bas ? Aux Etats-Unis, le concept d’undercommons, de «sous-communs», s’est développé dans des communautés africaines-américaines marginalisées. Il désigne des modes d’organisation souterraine, qui passent sous les radars des institutions, qui agissent là où l’Etat ne protège pas. C’est le cas dans les ghettos noirs des grandes villes américaines désindustrialisées, mais aussi dans certains quartiers en France. C’est là l’intérêt de lire des pensées très différentes développées par les penseurs d’Afrique, comme Achille Mbembé ou Felwine Sarr, ou d’Amérique du Sud, comme Arturo Escobar, qui vivent déjà dans une forme d’effondrement.
Y.C. : Pour les Africains-Américains, l’Etat ne représente pas la providence, mais plutôt la répression. Comme l’écrit Frédéric Lordon, nous, Européens, ne pouvons pas «vivre sans» Etat, faire comme si cela n’avait jamais existé. Mais les undercommons nous aident à regarder cet Etat-providence de façon plus complète : au-delà des lois, il y a aussi les fonctionnaires. Ce sont les médecins, les infirmiers, les instituteurs, les policiers ou les gendarmes… Aujourd’hui, ils sont censés prendre soin des autres, mais qui prend soin d’eux ? Les écroulements de notre système social passent par des lois néolibérales qui sont adoptées par le 49.3, mais les résistances se trament aussi dans les soins quotidiens des autres - collègues, élèves, voisins - qui nous permettent par exemple de combattre les épidémies.

Vous suggérez que le changement de nos comportements viendra moins de la raison que de la croyance…

J.R. : C’est ce qui explique, à notre avis, pourquoi nous ne parvenons pas à changer nos comportements malgré tous les rapports scientifiques. Toute communauté humaine se construit autour de croyances communes, bien que les sociétés modernes s’imaginent être les seules sociétés qui ne croient en rien. C’est une illusion : notre régime de croyance et d’attachements est celui du capitalisme. Nous pensons par exemple que notre système économique est le seul possible, que notre «modernité» nous sauvera de toutes les menaces, ou bien au contraire que tout disparaîtra avec elle. Nous devons travailler à un changement presque anthropologique : à quoi tient-on ? Peut-être que ces questionnements transformateurs commencent déjà à se manifester sous la pression de la crise virale en cours.
Y.C. : Il ne s’agit pas d’opposer croyances et sciences, mais de reconnaître que la science économique est pleine de croyances. Le parallèle avec la théologie est intéressant : la théologie scolastique du Moyen Age formait un tout théorique cohérent, très argumenté. Mais nous avons aujourd’hui fait un pas de côté par rapport à ce système qui nous semble, à présent, désuet. Des mots comme «croissance» et «chômage» nous sembleront un jour aussi bizarres que «anges» ou «immaculée conception». Il faut donc accepter que les croyances soient le produit de nos organisations sociales et politiques, et que nos organisations sont le résultat de nos croyances.

En quoi le rire et l’humour sont-ils aussi, selon vous, des outils pour ne pas rester sidérés ?

J.R. : L’idée d’effondrement est insupportable, pour l’explorer il faut donc sortir de cette lourdeur. La culture occidentale a placé la tragédie dans une position privilégiée, alors que le comique a toujours été considéré comme une culture moins digne, populaire. Le comique de la chute devrait être vu plutôt comme une sagesse, une façon d’oublier l’ego, de sortir de l’individualisme. La position de faiblesse est aussi une position de souplesse, une souplesse qui permet de vivre mieux dans le contexte écologique de précarité et de manque de maîtrise.

S’il s’agit de changer nos imaginaires, ne doit-on pas se méfier de la faculté du libéralisme à imposer un imaginaire ?

Y.C. : Il est vrai que les armes sont inégalement réparties. Mais même à Hollywood, il y a des sensibilités «alter». Un film comme Avatar, du point de vue des imaginaires, se situe dans une tradition tout à fait collapsonaute. Je suis persuadé qu’on pourrait faire un blockbuster à partir du roman les Furtifs d’Alain Damasio. Le succès commercial de son livre intéressera le capitalisme médiatique. C’est aussi une façon de changer les imaginaires. Du reste, la récupération permet l’évolution des normes sociales. Si les femmes peuvent aujourd’hui voter, c’est grâce à une récupération du discours - et du combat - des suffragettes. Bien sûr, il y a une perversion de ces valeurs lors de la récupération : si Hollywood les reprend, c’est pour faire du profit, ce n’est pas pur. Mais l’idéal de pureté est aussi une menace d’intégrisme. Et il nous semble que l’intégrisme (qu’il soit écolo, marxiste ou religieux) constitue une menace constante. L’impur est aussi une leçon de pluralisme.

Pourtant, vous rappelez que les mouvances écologiques ont donné l’alerte dans les années 70 et 80. Ces alertes ont été désamorcées : n’est-ce pas à cause de cette récupération ?

J.R. : Dans les années 70, par exemple, Murray Bookchin parlait déjà d’un système insoutenable, en crise profonde, d’un délitement des institutions qui allait bientôt soit basculer dans une révolution de notre style de vie, soit devenir très rigide et étouffant… La profondeur historique permet de ne pas se laisser écraser dans l’urgentisme du présent. Voir ces cycles permet de sortir un peu la tête de l’eau, de regarder un peu plus loin.
Y.C. : Le côté désespérant, c’est de dire qu’on a perdu un demi-siècle : les phrases étaient là et on ne les a pas entendues. Peut-être que le discours écologiste n’a, justement, pas assez été récupéré dans les années 70. On se dit aussi alors que, possiblement, on ne parlera plus de collapsologie dans six mois. Maintenant, il n’y en a que pour le coronavirus… Tant mieux, récupérons ! L’enjeu est de comprendre les mégafeux, les virus comme des aspects et des vecteurs d’une énorme mutation dont l’essentiel reste à faire.

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