Dans la Bible comme au Moyen Age, les crises épidémiques étaient considérées comme des châtiments divins. Face au coronavirus, la lecture scientifique triomphe, mais en remettant au goût du jour un langage métaphorique sur les « signes » d’alerte envoyés par la nature.
Les épidémies sont de redoutables ennemies : le mal est invisible mais il est souvent plus meurtrier qu’un conflit armé – la grippe espagnole de 1918-1919 a fait plus de victimes que la première guerre mondiale. Le coronavirus n’échappe pas à la règle : la « plus petite des créatures de la Terre », selon le mot du philosophe Emanuele Coccia, cloître à domicile la plus grande partie de l’humanité et tue sans crier gare les plus fragiles. Le virus « échappe totalement à notre prise », résume Patrick Zylberman, professeur émérite d’histoire de la santé à l’Ecole des hautes études en santé publique : il peut s’attaquer à n’importe qui, n’importe quand, n’importe où.
Comment comprendre de tels cataclysmes ? Comment décrypter de telles tragédies ? Les scientifiques du XXIe siècle séquencent des génomes et multiplient les essais cliniques, mais pendant des siècles, les hommes ont eu une tout autre lecture du mal : ils l’ont considéré comme un châtiment divin. « Dès que nous abordons l’une de ces épidémies massives d’où se lève la vision d’une multitude de corps souffrants ou sans vie, nous pénétrons dans une atmosphère de terreur religieuse, plus ou moins alourdie d’un sentiment de culpabilité diffuse », constatait Alice Gervais, en 1964, dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé sur l’Antiquité.
Parce que les grandes épidémies anéantissent subitement des dizaines de milliers de vies, parce qu’elles sont longtemps restées indéchiffrables à des sociétés qui ignoraient tout des mécanismes de la contagion, les hommes leur prêtaient une signification théologique : sous l’Antiquité comme au Moyen Age, ils y ont vu un message des astres, de la nature ou des puissances divines. Les épidémies sont de « grands personnages de l’histoire », selon l’expression de l’historien Bartolomé Bennassar (1929-2018) : elles ont, pendant des siècles, fait l’objet de récits, de croyances, de mythologies et de légendes.
La peste, dès la Bible et « L’Illiade »
Dans la Bible, le IIe livre de Samuel raconte ainsi la punition que le Seigneur inflige à David : parce que le roi d’Israël fait preuve d’orgueil en ordonnant le recensement de son peuple, Dieu lui annonce, par la voix du prophète Gad, qu’il a le choix entre trois châtiments – sept ans de famine, trois mois de fuite devant ses ennemis ou trois jours de peste. « Choisis-en un et c’est de lui que je te frapperai », avertit le Seigneur. David, qui préfère tomber entre les mains de l’Eternel qu’entre les mains des hommes, élit la peste. De Dan à Beersheba, conclut le livre de Samuel, 70 000 hommes perdent la vie.
Dans L’Illiade, l’épidémie qui s’abat sur les Grecs après l’enlèvement, par Agamemnon, de la fille d’un prêtre d’Apollon, est, elle aussi, le signe de la fureur des dieux. Courroucé par le comportement du roi, Apollon envoie la peste chez les Achéens. « Les bûchers funèbres, sans relâche, brûlent alors par centaines », écrit Homère. Dans Œdipe roi, de Sophocle, une peste d’origine divine s’abat sur Thèbes après le meurtre du roi Laïos par son fils Œdipe. « Nulle pitié ne va à ses fils gisant sur le sol : ils portent la mort à leur tour, personne ne gémit sur eux. Epouses, mères aux cheveux blancs, toutes, de partout, affluent au pied des autels, suppliantes, pleurant leurs atroces souffrances. »
Beaucoup d’hommes du Moyen Age ont sans doute ces récits de châtiments divins en tête lorsque la Peste noire débarque en Europe, en 1347. « Du XIVe au XVIIIe siècle, la France connaît quatre siècles de peste quasi ininterrompue, raconte l’historien Patrice Bourdelais, auteur des Epidémies terrassées. Une histoire de pays riches (La Martinière, 2003). La menace revient tous les dix ou vingt ans. Les pertes sont telles que certains villages sont rayés de la carte. » Le quart, voire la moitié des habitants du continent succombent à cette immense pandémie importée par les combattants mongols à partir de 1330.
La maladie frappe indistinctement les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les malades et les bien portants, les riches et les pauvres. Selon l’historien Jean-Noël Biraben, auteur de Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens (Mouton, 1976), tout homme de 25 ans a, pendant l’Ancien Régime, connu la peste au moins une fois dans sa vie. « Les gens mouraient sans serviteur et étaient ensevelis sans prêtre, écrit Guy de Chauliac (1298-1368), le médecin personnel des papes Clément VI, Innocent VI et Urbain V. Le père ne visitait pas son fils, ni le fils son père. La charité était morte et l’espérance abattue. »
Punition des péchés
Dès le début de l’épidémie, le roi de France, Philippe VI, interroge les sommités médicales de son royaume, mais l’université de Paris incrimine la corruption de l’air : nul ne connaît encore le germe de la peste, qui ne sera découvert qu’en 1894 par Alexandre Yersin. « Face à ce fléau, tous les traitements recommandés par les médecins se révèlent inopérants, constatent Stéphane Barry et Norbert Gualde dans « La peste noire dans l’Occident chrétien et musulman » (dans Epidémies et crises de mortalité du passé, Ausonius Editions, 2007). Les hommes de l’Art ne peuvent que constater leur impuissance. »
« Le discours de l’Église est alors le seul qui soit capable de donner à un phénomène inexplicable une signification d’ordre supérieur »
Dans des mondes profondément religieux comme ceux du Moyen Age et de l’Ancien Régime, c’est donc vers Dieu que se tournent les victimes de ce mal mystérieux. Dans les sermons des prêtres comme dans les œuvres littéraires, dans les campagnes comme dans les villes, la peste est considérée comme un fléau divin destiné à châtier les hommes parce qu’ils se sont détournés des enseignements du Très-Haut. Pour l’écrivain italien Boccace, qui raconte en 1349, dans le Decameron, la retraite de dix jeunes Florentins pendant la peste noire, « Dieu, dans sa juste colère, a précipité [la peste] sur les hommes en punition de leurs crimes ».
Trois siècles plus tard, Jean de La Fontaine invoque, lui aussi, le « courroux » divin dans Les Animaux malades de la peste : ce fléau qui « répand la terreur », écrit-il, est un « mal que le Ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre ». « Le discours de l’Eglise est alors le seul qui soit capable de donner à un phénomène inexplicable une signification d’ordre supérieur, analyse l’historienne Françoise Hildesheimer dans Fléaux et Société, de la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle (Hachette Education, 1993). Le désordre biologique est par lui assimilé au mal et rapporté à la volonté divine de châtier l’humanité pécheresse. »
Si Dieu envoie la peste sur la Terre, avertit le prélat janséniste Nicolas Pavillon (1597-1677), c’est en effet pour punir les péchés « publics et scandaleux » – les blasphèmes, les jurements, l’adultère, le concubinage, la sensualité, l’excès de festins, la fréquentation de cabarets et la profanation des fêtes. « En fournissant la seule explication alors possible et efficace, la pédagogie de l’Eglise substitue une peur théologique à la peur irraisonnée et collective, poursuit Françoise Hildesheimer. Elle fait finalement œuvre consolante puisque la médiation ecclésiale et la pénitence permettent rachat et rédemption débouchant sur l’espérance du Salut. »
Puisque la peste est un châtiment divin, il faut en effet l’éloigner en accomplissant des gestes de foi. « Pour conjurer la malédiction et obtenir la grâce de Dieu, l’Eglise catholique organise des processions expiatoires, explique l’historien Patrice Bourdelais. Cette lecture chrétienne est aussi présente, selon certains historiens anglais, dans les mesures d’hygiène qui sont destinées à combattre la contagion : les autorités nettoient les lieux publics comme si elles voulaient purifier un lieu sacré. Elles reprennent aussi en main l’ordre sanitaire en séparant plus strictement les hommes et les animaux. »
La pénitence des flagellants
Dans cette atmosphère « apocalyptique et millénariste », selon le mot de Jacques Le Goff et Jean-Noël Biraben, les fidèles se tournent vers des figures protectrices comme saint Sébastien et saint Roch, un pèlerin du XIVe siècle qui aurait survécu à la peste avant de mourir en prison. Pour apaiser la colère divine, la ville de Rouen interdit les jeux, la boisson et les jurons, tandis que les territoires de la couronne d’Aragon prohibent le travail du dimanche et les vêtements ostentatoires. L’Eglise organise des pèlerinages, des prières publiques et des processions qui sont bientôt interdites par crainte de la contagion.
L’acmé de ce grand mouvement de pénitence est atteinte pendant la Peste noire (1347-1353) par les flagellants. Cette secte tente d’obtenir la rémission des péchés de l’humanité en se fouettant avec de longues lanières dotées de pointes métalliques en forme de croix. Les processions accompagnées de cantiques se multiplient en Italie, en Allemagne et en Hollande mais leur fièvre mystique est telle que le pape Clément VI finit par condamner « leur hardiesse et impudence ». En 1350, le roi de France, Philippe VI, ordonne que cette secte « damnée et réprouvée par l’Eglise cesse ».
Si les terribles excès des flagellants disparaissent dès le XIVe siècle, l’idée du châtiment divin est encore présente lorsque la peste lance sa dernière grande offensive, en 1720-1722, à Marseille. Pour l’évêque de la ville, Mgr de Belsunce, l’épidémie est liée à la méconnaissance de la « sainte loi du Seigneur ». « N’en doutons pas, mes très chers Frères, c’est par le débordement de nos crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. L’impiété, l’irréligion, la mauvaise foi, l’usure, l’impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous. La sainteté des dimanches et des fêtes était profanée. »
Le basculement dans les Lumières
Lorsque Mgr de Belsunce prononce ce sermon, les consciences s’apprêtent pourtant à basculer dans le monde des Lumières. « Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, un nouveau climat se manifeste dans le domaine religieux, analyse l’historienne Françoise Hildesheimer. C’est l’époque où la laïcisation, voire la déchristianisation, devient sensible. L’évolution marquante en matière de représentations de la société comme des mentalités, c’est l’affaiblissement de l’idée de responsabilité collective et de fatalité liées au péché au profit de la promotion de l’individu autonome dans sa vie sociale et intellectuelle. »
Cette révolution des consciences transparaît, en 1755, lors du terrible tremblement de terre de Lisbonne
Cette révolution des consciences transparaît, en 1755, lors de la controverse entre Voltaire et Rousseau sur le terrible tremblement de terre de Lisbonne. Voltaire ne croit ni au châtiment divin, ni à la culpabilité des hommes : « Direz-vous, en voyant cet amas de victimes : “Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes” ?, demande-t-il. Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants sur le sein maternel écrasés et sanglants ? » Jean-Jacques Rousseau, lui aussi, doute des lectures religieuses du séisme : il incrimine l’inconséquence des habitants, qui ont construit 20 000 maisons de six à sept étages dans une région sismique.
Pour Gaëlle Clavandier, sociologue au Centre Max-Weber et auteure de La Mort collective. Pour une sociologie des catastrophes (CNRS Editions, 2004), cette controverse entre Voltaire et Rousseau constitue un moment de rupture : au temps de la culpabilité succède le temps de la rationalité. « Au milieu du XVIIIe siècle, les philosophes interprètent les catastrophes, non comme des vengeances divines, mais comme des désordres de la nature. Ils entrevoient la responsabilité des hommes dans leur propre malheur en raison de défauts de prévision. Cette lecture inspirée par la philosophie des Lumières s’applique aux désastres naturels mais aussi aux épidémies : l’idée que la science peut combattre le mal s’impose désormais. »
Cette nouvelle donne bouleverse le regard sur la santé publique. « Au XVIIIe siècle, un effort de rationalisation et de quantification apparaît en médecine, souligne l’historien Jean-Baptiste Fressoz, chargé de recherche au CNRS. Les premières inoculations contre la variole sont ainsi fondées sur le principe des probabilités. Aux scrupules moraux des parents, l’académicien Charles Marie de La Condamine oppose des statistiques : le risque de mourir de la petite vérole est de 1 sur 9, celui de mourir de l’inoculation de 1 sur 300. Les philosophes des Lumières comme Voltaire et Diderot défendent cette approche fondée sur la raison car elle symbolise à leurs yeux l’autogouvernement de soi : l’inoculation est l’emblème de la citoyenneté éclairée. »
La victoire de la science
Ce plaidoyer probabiliste émerge dans la société du XVIIIe siècle – y compris au sein de certaines communautés religieuses. Dans L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil, 2012), Jean-Baptiste Fressoz raconte ainsi les premières inoculations contre la variole menées dans les années 1720, à Boston, par des pasteurs protestants. Pour ces hommes de Dieu, la rationalité n’est pas contraire à la foi : dans Reasonable Religion, le pasteur Mather estime ainsi que « quiconque agit raisonnablement vit religieusement ». Puisque le taux de mortalité des malades de la variole est beaucoup plus élevé que celui des inoculés, il existe, selon lui, un ordre divin favorable à l’inoculation.
Porté par cette philosophie rationaliste, l’Etat français prend la tête de la lutte contre les fléaux sanitaires qui accablent le royaume. La Société royale de médecine voit le jour en 1776 et les préfets sont priés, en 1804, d’orchestrer les premières campagnes de vaccination. Cet effort porte ses fruits : les grandes pandémies de peste disparaissent, la variole est vaincue. « Ce qu’il y a de nouveau, c’est la conviction que la mort peut reculer, souligne Françoise Hildesheimer. La maladie devient un phénomène naturel que l’on peut combattre autrement que par le recours à la miséricorde divine – par l’hygiène, l’isolement, la distribution de nourriture et de remèdes. »
Pour Patrice Bourdelais, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, cette « laïcisation des attitudes » amorcée au XVIIIe siècle triomphe à la fin du XIXe. « Sous la IIIe République, le développement des sérums et des vaccins ainsi que l’éradication progressive de la fièvre jaune, de la typhoïde et du choléra démontrent que la science peut vaincre les épidémies. Quand la grippe espagnole ravage l’Europe, en 1918-1919, les enfants de Pasteur ont gagné : la lecture religieuse n’a pas disparu, mais elle est cantonnée à d’étroits cercles catholiques. Le discours dominant est désormais laïc, politique et bactériologique. »
Quel rapport à notre environnement ?
Qu’en est-il, un siècle plus tard, face au cataclysme mondial provoqué par le coronavirus ? L’approche scientifique et rationnelle de la santé publique qui s’est imposée au XIXe siècle a-t-elle éliminé l’idée que l’épidémie est un châtiment divin ? Si des lectures millénaristes, eschatologiques ou plus simplement religieuses subsistent ici et là, l’heure est sans conteste, sur toute la planète, à la mobilisation des structures thérapeutiques, à la réalisation d’essais cliniques et à la recherche active d’un vaccin. Le langage symbolique qui a longtemps prévalu face aux épidémies n’a pas pour autant disparu.
Nul, ou presque, ne crie bien sûr à la foudre du Seigneur ou à la vengeance des divinités, mais la crise écologique nourrit un discours métaphorique qui évoque parfois les « signes » du ciel présents dans la Bible ou les tragédies de l’Antiquité. Pour Nicolas Hulot, président d’honneur de la Fondation qui porte son nom, la nature nous adresse en effet un « message », une « sorte d’ultimatum, au sens propre comme au figuré ». « Cette injonction cruelle, il faut qu’elle ne soit pas vaine, qu’elle ait un sens. Entendons-la pour une fois. Et l’entendre, cela veut dire en tirer les leçons pour nous additionner et nous élever. »
« La génération sida a été obligée de renoncer à la liberté sexuelle totale : la génération du dérèglement climatique devra sans doute abandonner la mobilité continuelle »
Pour l’anthropologue Frédéric Keck, directeur de recherche au CNRS, la punition de la nature semble avoir pris le relais de la punition de Dieu. « Les écologistes reprennent l’idée ancienne que l’épidémie signale un dérèglement du monde. Les hommes ont détruit les écosystèmes au lieu de vivre avec eux : le coronavirus serait donc une vengeance de la nature. Ce discours fait écho, de manière métaphorique, au titre d’un livre d’un biologiste américain, René Dubos [1901-1982], Nature Strikes Back [« La nature frappe en retour »]. Le drame du coronavirus, suggère cette image, doit nous inciter à repenser nos rapports à notre environnement. »
Les discours scientifiques du XXIe siècle ne semblent donc pas épuiser totalement le débat : comme toutes les épidémies, celle liée au Covid-19 est en effet associée à des imaginaires symboliques. « Parce qu’elle se transmettait lors des rapports sexuels, l’épidémie de sida avait porté atteinte à l’idéal de libre sexualité de la génération 1968, poursuit Frédéric Keck. Parce qu’elle s’est diffusée à l’ensemble de la planète en un temps record, l’épidémie de Covid-19 porte, elle, atteinte à l’idéal de libre circulation des années 1990. La génération sida a été obligée de renoncer à la liberté sexuelle totale : la génération du dérèglement climatique devra sans doute abandonner la mobilité continuelle. »
Cette langue métaphorique ne doit cependant pas masquer l’essentiel : si le discours des écologistes recourt volontiers, en ces temps d’épidémie, à l’univers symbolique de l’alerte, il est aussi, et surtout, l’héritier de la pensée rationnelle issue du siècle des Lumières. C’est en effet en se fondant sur des milliers de travaux scientifiques que les défenseurs de l’environnement documentent jour après jour le dérèglement climatique ou le déclin de la biodiversité. C’est d’ailleurs au nom de la raison, une valeur-phare de la fin du XVIIIe siècle, qu’ils plaident, en ces temps d’épidémie, pour un changement de cap.
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