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jeudi 23 avril 2020

Hartmut Rosa : «Nous ne vivons pas l’utopie de la décélération»

Par Anastasia Vécrin — 
La place Camille-Jullian, à Bordeaux, le 15 mars.
La place Camille-Jullian, à Bordeaux, le 15 mars. Photo Rodolphe Escher

Pour le philosophe allemand Hartmut Rosa, si le ralentissement brutal provoqué par le Covid-19 a des conséquences tragiques, il montre que le pouvoir du politique est bien réel. C’est aussi un moment historique où l’avenir est ouvert.

Un coup de frein phénoménal a été donné à la folle mécanique de notre modernité. Personnes assignées à résidence, voitures au garage, avions au sol, devantures fermées, usines à l’arrêt… Cette décélération historique, conséquence de l’épidémie de Covid-19, peut-elle être un premier pas vers un remède aux pathologies de la modernité capitaliste ? Si l’envie d’un retour à la normale se manifeste ardemment avec le confinement, cette «norme» nous affectait individuellement et collectivement, comme elle affectait la planète. Pour le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, théoricien incontournable de l’accélération, si ce ralentissement à l’œuvre n’a rien d’idéal, il est surtout la preuve qu’une action politique que l’on disait impuissante peut être efficace. Ce virus, en révélant une vulnérabilité totale, nous met aussi en garde contre notre insatiable désir de dominer le monde, une motivation que le professeur à l’université Friedrich-Schiller de Iéna explore dans son dernier livre, Rendre le monde indisponible (La Découverte, janvier 2020). Un désir qu’il nous faut apprivoiser pour éviter de monstrueuses pertes de contrôle.
Certains, comme les décroissants, en rêvaient, le Covid-19 l’a fait : freiner la course folle de l’accélération, en quoi est-ce une rupture inédite ?

Tout d’abord, il est important de réaliser que c’est vraiment une rupture historique. Car, quand on regarde les chiffres, on voit une augmentation presque ininterrompue de la mobilité physique et matérielle globale de la Terre depuis le XVIIIe siècle. La quantité totale et la vitesse des personnes, des matières premières et des biens en mouvement à un moment donné ont augmenté d’année en année, même les guerres ou les récessions économiques n’ont pas eu plus qu’un impact local de courte durée sur cette logique.
Bien au contraire, comme nous le savons de Paul Virilio, le grand théoricien français de la vitesse, les guerres se sont en fait toujours avérées être des mobilisateurs et des accélérateurs excessifs. Il suffit de regarder les données disponibles des dernières décennies : la quantité totale de voitures produites et conduites dans le monde, le nombre et la taille des camions sur les routes, les trains, les tramways, les bus et les métros, le nombre et la taille des conteneurs, navires et bateaux de croisière : ils augmentaient tous d’année en année, pas seulement en Asie, mais aussi dans toute l’Europe. Et bien sûr, le plus spectaculaire, le nombre d’avions, de vols et de passagers dans le trafic aérien connaissait une croissance exponentielle au niveau mondial.
C’est dans ce domaine que vous voyez également les effets les plus dramatiques de l’arrêt actuel : 85 % du trafic aérien est actuellement bloqué. Cela ressemble à une sorte de miracle, personne n’aurait imaginé que cela était possible en si peu de temps. Et cet arrêt n’a pas été provoqué par une guerre ou un crash économique complet, ni même par une catastrophe naturelle. Ce n’est pas le virus qui a fait tomber les avions et fermé nos écoles, cinémas et universités, et même stoppé les championnats de football. C’est une décision politique. La décélération spectaculaire à laquelle nous assistons est le résultat d’une action politique qui semblait pourtant si impuissante face à la crise climatique, aux marchés financiers ou à l’augmentation permanente des inégalités sociales. Tout à coup, nous réalisons qu’une action politique efficace est possible !
Faut-il s’en réjouir, étant donné que sans cette accélération, qui est le moteur de notre système depuis deux cents ans, ce sont toutes nos institutions qui sont menacées ?

Stopper un système qui ne peut que stabiliser et reproduire sa structure de manière dynamique, c’est-à-dire qui ne peut maintenir ses institutions que par la croissance, l’accélération et l’innovation, ne revient pas à créer une société nouvelle et meilleure. Ce n’est qu’un accident. C’est comme avec un vélo : un vélo ne peut rester stable sur la route que tant qu’il se déplace. En fait, plus il se déplace rapidement, plus il est stable. Cependant, si vous arrêtez le vélo et ne le supportez pas artificiellement de l’extérieur, il tombe, simplement. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons en ce moment : nos institutions ne fonctionnent plus, et ça n’a rien d’une situation souhaitable, bien sûr. Ce n’est pas la décélération dont beaucoup auraient pu rêver, elle suscite des tragédies liées à la souffrance et à la mort, mais aussi à l’anxiété économique et existentielle et à la pression qui l’accompagne.
Ce que nous vivons nous révèle peut-être la puissance du politique, mais souligne aussi la possibilité de perdre le contrôle.

Ce qui motive réellement l’accélération est en fin de compte le désir d’augmenter l’horizon de disponibilité - l’horizon de ce qui est scientifiquement connaissable, technologiquement manipulable, économiquement productif, politiquement et juridiquement gérable et prévisible, etc. - et de contrôler le monde. Il s’avère aujourd’hui que le monde rejette en quelque sorte cette tentative ; la vie est toujours plus grande que ce que nous pouvons contrôler. Et le Sars-CoV-2 signale vraiment le retour de l’indisponibilité totale du monde sous la forme d’un monstre : nous ne l’avons pas exploré scientifiquement, nous ne pouvons pas le gérer médicalement, car nous n’avons ni vaccin ni remède. Nous ne pouvons pas le contrôler politiquement. Il a des effets économiques massifs et imprévisibles. En tant qu’individus, nous ne pouvons ni le voir ni l’entendre, nous ne pouvons ni le toucher ni le sentir. Il peut se cacher dans l’air, au coin de la rue, et nous ne pouvons pas le percevoir. C’est ce que sont les monstres des films d’horreur.
En fait, la chose a peut-être déjà pris possession de l’étranger que je rencontre dans le magasin, ou de mon propre enfant, elle a peut-être déjà pris possession de moi sans que je le sache ! Corona est le pire cauchemar de la modernité devenu réalité. Et que faisons-nous ? Nous suivons la même logique qu’auparavant : nous essayons de le maîtriser à tout prix. L’OMS dit que nous devons identifier chaque cas d’infection, rechercher la trace des infections et isoler les porteurs du virus. Ainsi, et c’est ce que je trouve le plus intéressant, la puissance qui arrête maintenant toutes les roues d’accélération est en fait la même qui les a fait tourner en premier lieu : l’envie, l’envie d’augmenter le contrôle, la domination et l’horizon de disponibilité. Si nous n’apprenons pas à équilibrer ce désir, nous créerons à l’avenir des formes encore plus monstrueuses d’indisponibilité, comme un retour de bâton.
Le coup d’arrêt est réel pour la marche du monde, pour l’économie et la circulation des personnes et des biens. Mais pour tous ceux qui sont sur le front, il peut aussi être vécu comme une terrible suractivité…

C’est absolument vrai. Nous ne vivons pas l’utopie de la décélération. D’abord, beaucoup de gens n’ont pas ralenti, leur vie s’est même accélérée, en premier lieu celle des soignants, celle des familles qui doivent désormais s’occuper d’enfants ou de personnes âgées sans surveillance, mais aussi celle de certains politiciens, policiers ou salariés des services de livraison, etc. Les mondes numériques, ensuite, ne sont pas du tout affaiblis. En effet, la vitesse des flux numériques augmente massivement et cela approfondit la scission, l’écart entre notre «vie réelle» dans le monde physique et notre vie numérique : tandis que l’une ralentit, l’autre s’accélère. L’espace physique de disponibilité est actuellement confiné à mon appartement, tandis que la portée numérique est toujours mondiale.
C’est vraiment ce que prévoyait Paul Virilio lorsqu’il écrivait l’Inertie polaire : les gens collés à leurs écrans, presque complètement immobiles, tandis que des flux et des flux de données tourbillonnaient autour d’eux. C’est un arrêt hyperaccéléré ! Enfin, il y a beaucoup de gens dans l’anxiété ou le deuil à cause des menaces de maladie et de mort, et encore plus de gens sont désespérés à cause de leur situation économique. Ce sont trois raisons puissantes pour lesquelles le coronavirus ne nous met certainement pas dans une oasis de résonance et de décélération.
Le confinement a justement pour corollaire l’explosion des sociabilités numériques, l’utilisation du téléphone portable dépasse les trois heures par jour… Est-ce une façon de lutter contre l’indisponibilité que nous impose le virus ?

Il est vrai que nous avons désormais tendance à rendre disponible numériquement ce que nous ne pouvons pas avoir physiquement à notre portée. Je peux avoir accès à mon lieu de travail, à mes clients, à mes collègues, etc., et je peux toujours recevoir des nouvelles, des images et des données du monde entier pendant que je suis confiné dans mon petit appartement. Nous luttons ainsi contre l’indisponibilité temporaire du «monde réel». Mais nous sommes, en quelque sorte, toujours en fuite, toujours dans un mode panique : beaucoup de tâches de nos «to-do lists» et de nos calendriers ont miraculeusement disparu et un grand nombre d’entre nous avons devant nous des périodes de temps libre relativement longues et inattendues. Or nous faisons tout ce que nous pouvons pour les combler immédiatement et revenir au mode «roue de hamster» : nous organisons toutes sortes de réunions et d’activités inutiles, nous surfons sans cesse sur les réseaux sociaux et les sites web, et utilisons les services de streaming, comme si nous avions profondément peur d’entrer en résonance avec nous-mêmes, notre environnement et les gens avec lesquels nous vivons réellement. Evidemment, nous ne pouvons pas facilement abandonner notre mode d’être au monde acquis au fil des années dans la roue accélérée du hamster.
En quoi ce confinement peut-il être une expérience de résonance collective ? Et une possibilité de résonance plus particulière dans chaque foyer ?

Dans mes livres, je distingue deux modes différents d’être dans le monde ou d’être au monde. L’un est notre mode de vie et de routine quotidien : nous travaillons désespérément sur nos listes de tâches et nos calendriers, nous sommes impliqués dans des chaînes d’interactions complexes dans lesquelles nous devons jouer nos rôles, et nous sommes toujours pressés d’améliorer les choses, d’optimiser nos êtres et nos actions. C’est ce que j’appelle un mode d’existence «muet», car nous sommes axés sur les objectifs, pressés par le temps, et recherchons l’efficacité, le contrôle et l’amélioration. Mais parfois, nous rencontrons quelqu’un ou quelque chose, nous nous retrouvons dans des situations où il n’y a pas de routines et de chaînes d’interaction fixes, ni d’attentes ou de repères d’optimisation.
Dans de telles situations, nous devons prendre du recul, arrêter notre activité et écouter ce qui nous «appelle». C’est le début d’un mode de résonance : écouter et répondre au lieu de fixer et de contrôler. Ainsi, nous entrons dans un processus ouvert : nous ne savons pas quel sera le résultat ; nous nous permettons d’être touchés par quelque chose hors de notre contrôle et d’être transformés en quelque chose au-delà de l’horizon d’optimisation.
Dans la crise actuelle, alors que nos routines et nos travaux institutionnels sont interrompus, que nous avons quelques instants de temps non alloué, il y a de fortes chances que nous passions à un mode de résonance : essayer d’entrer dans cette dernière forme de contact avec quelqu’un ou quelque chose, qui peut être un morceau de musique, un livre, un arbre, une photographie, une lettre, etc.
Même chose pour notre situation politique et collective : comme on ne sait pas quoi faire dans cette situation inédite, nous pouvons changer d’écoute collective face à ce défi et trouver une réponse créative. Cela pourrait vraiment être une chance de réinventer nos sociétés, au lieu d’employer simplement des routines standard.
Cependant, individuellement ou collectivement, nous constatons qu’il n’est pas facile du tout d’entrer dans un mode de résonance. Nous ne pouvons pas simplement abandonner un mode d’existence auquel nous avons été formés et habitués pendant des décennies. D’autant que la résonance est elle-même l’incarnation de la non-disponibilité ; nous ne pouvons pas la réaliser à volonté. Ainsi, nous abandonnons rapidement et optons à la place pour Netflix ou Spotify.
L’impuissance face au virus révèle la vulnérabilité de la vie et la perte de contrôle de nos systèmes politiques, culturels et économiques. Mais a-t-on vraiment la capacité et la volonté de changer de paradigme ? Peut-on imaginer que plus rien ne sera comme avant ?

Fondamentalement, je vois trois issues possibles à la crise du Covid-19 : premièrement, elle pourrait empirer et la mort et la dévastation se répandre dans le monde entier. Dans ce scénario, notre système actuel vacillerait et la misère en résulterait. De toute évidence, ce n’est pas un scénario souhaitable, et heureusement, ce n’est pas très probable non plus.
Deuxième scénario, la crise s’éloignera petit à petit, et nous essaierons de revenir aux anciennes routines et dans les anciennes voies le plus rapidement possible. Cela signifierait que nous essaierons de remettre en marche les roues de l’accélération, de la croissance et de l’innovation, de l’accumulation de capital. Dans ce scénario, certaines choses seraient probablement encore différentes : l’Etat-nation sera probablement plus fort qu’auparavant, il jouera un rôle plus important dans l’ensemble du système de soins de santé et de bien-être, et éventuellement on nationalisera certaines industries ou secteurs vitaux.
Je pense que c’est le résultat le plus probable, même s’il n’est pas souhaitable non plus, car l’ancien système n’avait rien d’un âge d’or : le monde était déjà en crise avant que le coronavirus ne s’installe. Le besoin incessant de croître et l’accélération ont créé une crise écologique au niveau macro, une crise politique au niveau social et une crise psychologique au niveau des individus : un burn-out de la culture et des individus et un burn-up de la sphère politique et des «écosphères», pour ainsi dire. Mais avant le virus, il semblait que nous ne pouvions rien faire contre la logique de l’accélération, le dynamisme des marchés et la puissance des grandes entreprises. Les acteurs politiques et la démocratie semblaient impuissants.
Nous venons de réaliser que nous pouvions réellement agir politiquement : nous avons le pouvoir d’arrêter les roues - et c’est un premier pas vers un autre chemin, vers l’adoption d’un nouveau paradigme. Dans le cours normal des événements, les chaînes de l’interaction ne peuvent presque jamais être interrompues, car dans une société complexe, le risque de quitter les chemins tout tracés et les routines enracinées est trop élevé et les dangers trop imprévisibles. Dès lors que ces chaînes sont brisées, les routines ont cessé. Ce sont précisément ces rares moments historiques où l’avenir est ouvert, où nos délibérations et nos actions peuvent faire la différence : aucun modèle économique ou sociologique, aucune science future ne peut désormais prédire comment nous allons continuer, si nous allons retourner dans les anciennes voies ou trouver de nouvelles idées et solutions. Ce n’est pas une question de connaissance, mais d’action politique. Evidemment, ce troisième scénario a ma préférence. Dans l’esprit de mon collègue Bruno Latour : réinventons collectivement la modernité !

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