La série docu de Stan Neumann, diffusée le 28 avril sur Arte, revient sur trois siècles de luttes sociales perdues, mais aussi gagnées, et ce au bénéfice de toute une société.
Fillette travaillant dans une usine de filature à Newberry en Caroline du Sud, 1908. Photo Lewis Hine
«L’histoire les a changés et ils ont changé l’histoire, transformé notre façon de penser et de vivre ensemble. Sans eux, ni voyages dans l’espace ni suffrage universel.» Dans le Temps des ouvriers, série documentaire en quatre volets diffusée à partir du 28 avril sur Arte et dont le premier épisode est visible en exclusivité sur Libération.fr, Stan Neumann (1) tisse le fil conducteur d’une épopée européenne tragique et largement oubliée. Le documentariste livre un portrait passionnant, poignant et sans aucune condescendance de celles et ceux qui font tourner notre société industrielle. Rythmée par des dessins animés pédagogiques, des chansons et de nombreuses images d’archives, la série navigue entre les époques sans jamais perdre de sa cohérence. Elle fait se succéder témoignages d’ouvriers, à la retraite ou encore actifs, analyses de chercheurs et épisodes historiques racontés par Bernard Lavilliers, voix off au ton juste. «Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Que veulent-ils ? Qu’ont-ils en commun ? Qu’est-ce qui les sépare ?»
Les quatre épisodes - «le Temps de l’usine (1700-1820)», «le Temps des barricades (1820-1890)», «le Temps à la chaîne (1880-1935)» et «le Temps de la destruction (de 1936 à nos jours)» - dressent un large panorama, renforcé par la participation de l’historien Xavier Vigna, qui a joué le rôle de conseiller sur la série. De la création du factory system anglais au XVIIIe siècle à la désindustrialisation encore en cours, des révoltes du XIXe siècle aux grandes grèves, de la lutte des républicains espagnols dans les années 30 en passant par les traditions ouvrières, comme «la perruque» (qui consiste à fabriquer des objets avec des pièces trouvées à l’usine), le film aborde de multiples thèmes et donne aussi des pistes à ceux qui voudraient explorer les aspects plus idéologiques : socialismes, communismes, anarchismes…
«Robot»
Les contextes évoluent, des réalités persistent. «C’est indispensable de mettre les choses dans l’ordre chronologique, explique Stan Neumann à Libération. Même s’il faut le perturber autant que possible. Ce qui est intéressant, c’est de réveiller dans cette histoire ce qu’elle a d’actuel. Le fait de la juxtaposer - de façon presque expérimentale par moments - avec la parole d’aujourd’hui, c’est un moyen de faire jaillir une espèce d’étincelle.»
Le temps des ouvrières et des ouvriers n’est pas seulement celui des années qui défilent. C’est aussi celui de l’horloge, celle du patron, qui rythme les journées, confisque notre bien le plus précieux. «Aujourd’hui, la structure de base de l’exploitation est inchangée. On vend toujours son temps à quelqu’un qui en dispose», confirme Stan Neumann. Ainsi Joseph Ponthus (2), intérimaire dans un abattoir, qui témoigne un jour avoir pleuré de colère en rentrant chez lui . Ses camarades et lui avaient fini dix minutes en avance, mais le chef avait refusé de les laisser partir plus tôt : «Une humiliation.» Ou encore Ghislaine Tormos (3), ouvrière de l’industrie automobile, qui parle des tâches répétitives, intégrées par le cerveau, automatisées ; de ces sonneries incessantes et de l’effet pervers de la modernisation des machines : «L’ouvrier est obligé de s’adapter à la cadence d’un robot, et il va de plus en plus vite.»
Cette aventure est aussi européenne. Le documentaire saute de pays en pays, efface les frontières, comme un écho discret aux rêves internationalistes. «C’était indispensable de sortir du prisme franco-français. Ça correspond d’ailleurs au mouvement de l’histoire, si j’ose dire, analyse Stan Neumann. A partir du XXe siècle, les ouvriers circulent. Ils sont, par la force des choses, très européens avant la lettre. C’était aussi important pour moi de décentrer le regard, de rapprocher certains événements entre eux : par exemple, l’écrasement de Solidarność avec l’écrasement du NUM, le syndicat des mineurs anglais. Ce ne sont pas des "thèses", mais une façon de provoquer une réflexion un peu différente.» Des campagnes écossaises à Terni (à 100 km de Rome), de Sochaux à la Silésie… à chaque période ses terrains de lutte symboliques. On plonge notamment avec intérêt dans l’une des premières insurrections ouvrières modernes, orchestrée au XIXe siècle par les luddites, en Angleterre, qui brisaient les machines, problématique toujours actuelle.
«Mythe»
A la fin des quatre heures de documentaire, on a la certitude que l’histoire du monde ouvrier a autant marqué les trois derniers siècles que l’histoire militaire ou scientifique. Et à partir de la fin des années 70, on sent poindre une forme de désillusion. La série se termine avec l’historien et ex-porte-parole de Solidarność Karol Modzelewski, mort deux mois après le tournage : «Est-ce que la classe ouvrière va se reconstituer ? Je ne sais pas. Elle est en disparition, peut-être pas définitive, peut-être pas totale, mais quand même, en disparition.» Ultime image, son sourire, comme un espoir face à l’effacement progressif du «mythe» de l’ouvrier, «incarnation des gens opprimés». Une perte de conscience de classe accélérée par l’atomisation des salariés et le triomphe du néolibéralisme.
(1) Réalisateur de Lénine-Gorki, la révolution à contretemps, Architectures ou Austerlitz.
(2) Auteur de A la ligne, la Table ronde, 2019.
(3) Coauteure du Salaire de la vie, Don Quichotte, 2014.
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