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mercredi 22 avril 2020

Dans les quartiers populaires, « à ce rythme, on va se retrouver définitivement hors jeu »

Les quartiers populaires entament leur deuxième mois de confinement à bout de souffle, mais encore soutenus par un faisceau de solidarités inédites, réinventées dans l’urgence.
Par  Publié le 18 avril 2020


File d’attente pour une distribution de nourriture organisée par l’association Aclefeu et le centre social Toucouleurs à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril.
File d’attente pour une distribution de nourriture organisée par l’association Aclefeu et le centre social Toucouleurs à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Il y a ceux qui ont encore un travail et prennent tous les risques pour le garder. Ceux qui craignent pour l’avenir de leurs enfants. Et il y a ceux qui ont faim. Ce sont souvent les mêmes. Les quartiers populaires entament leur deuxième mois de confinement à bout de souffle, mais encore soutenus par un faisceau de solidarités inédites, réinventées dans l’urgence.
Ce matin-là, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), les premiers sont arrivés à 8 heures, soit trois heures avant l’ouverture des portes de la maison de la jeunesse de la ville. A 11 heures, la file d’attente s’étirait sur 300 mètres. Mercredi 15 avril, ils étaient des centaines à patienter pour remplir leurs chariots de salades, courgettes, pommes, yaourts et crème fraîche. Sans débourser un centime. Organisée par le collectif Aclefeu et le centre social Toucouleurs, avec le soutien de la Fondation Abbé Pierre, cette distribution alimentaire était la troisième en huit jours. 190 personnes se sont présentées la première fois, 490 la deuxième, puis 750.
Les cinquante palettes de nourriture données par des anciens des quartiers, grossistes, semi-grossistes et vendeurs – « qui n’ont pas oublié d’où ils venaient », se félicite le cofondateur du collectif, Mohamed Mechmache –, n’ont pas suffi à répondre à la demande. Du jamais-vu. « Il y a urgence dans ces territoires, tout va se casser la gueule, alerte-t-il. Des centaines de personnes que nous ne connaissions pas sont en train d’apparaître sur nos radars. On ne sait pas comment elles vont trouver les ressources un mois de plus pour se nourrir. »
Dans la queue, il y avait Samia (les prénoms ont été changés), une aide-soignante de 42 ans, mère de quatre enfants, dont le salaire ne suffit plus à financer le budget nourriture du foyer, qui a été multiplié par trois depuis le début du confinement. Il y avait Evana aussi, la mine lasse, assise sur son déambulateur, le visage recouvert d’une épaisse couche de fond de teint trop clair. Evana a 48 ans mais elle en paraît vingt de plus. Elle ne s’est jamais remise d’un accident de voiture qui l’a laissée avec le bassin cassé. C’était en 2014. Depuis, elle n’arrive pas à rester debout plus de quelques minutes et vit d’une petite pension d’invalidité, qui ne suffit pas à payer son loyer. Le confinement est en train de la clouer sur place. Jusqu’à présent, ses amis et sa famille l’aidaient à boucler ses fins de mois en lui donnant des « petits billets de 10 euros ou 20 euros par-ci, par-là, mais ils ne peuvent plus venir me voir, alors j’accumule les dettes et je n’ai plus rien pour nous nourrir, moi et ma fille ».

« Mes enfants ont faim toute la journée »

Lors de son allocution du 13 avril, Emmanuel Macron a annoncé le versement d’une aide financière exceptionnelle pour « les familles modestes avec des enfants, afin de leur permettre de faire face à leurs besoins essentiels ». Chaque famille bénéficiaire du RSA ou de l’allocation de solidarité spécifique recevra 150 euros, plus 100 euros par enfant, et les familles touchant des aides au logement percevront également 100 euros par enfant. « Pffff…, souffle Ahmed, ça ne va pas suffire. » Ahmed n’est pas du genre commode. Père autoritaire de sept enfants, il est au chômage partiel depuis que le restaurant dans lequel il fait la plonge a fermé ses portes. « A force de rester là sans rien faire, mes enfants ont faim toute la journée et ce que je touche ne suffit pas ! », lance-t-il, sur les nerfs. Avec l’arrêt de la cantine à 1 euro le déjeuner, il n’a plus les moyens de subvenir aux besoins de sa famille. Une situation qu’il vit comme une humiliation. A peine évoqués les paniers-repas qui lui sont offerts par une association, il raccroche le téléphone sans préavis.
« Dans certaines familles très modestes, le repas de la cantine est le seul repas de la journée de l’enfant, témoigne Eddy, 42 ans, éducateur de vie scolaire dans un lycée du département de Seine-Saint-Denis, qui, « en temps normal », distribue des barquettes à emporter composées des restes du jour aux élèves les plus démunis« Avec le confinement, nous avons créé un groupe WhatsApp pour tenter d’identifier les plus en difficulté, et chacun de nous achète ce qu’il peut pour eux. Le coronavirus a un effet loupe sur tous les dysfonctionnements et toutes les inégalités. »


A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril.
A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

Ahmed reçoit ses paniers de l’association Têtes grêlées, lancée par Sylla Wodiouma, surnommé « Djoums » dans le quartier des Quatre-Chemins, à Pantin (Seine-Saint-Denis). Le jeune homme de 34 ans distribue chaque semaine quelques dizaines de « kits » composés de nourriture et de produits d’hygiène qu’il a pu financer grâce à l’appel aux dons lancé sur la plate-forme Leetchi. Il a récolté un peu plus de 6 000 euros en trois semaines. « Beaucoup de familles qui travaillaient en tant qu’intérimaires ou non déclarées n’ont plus rien, elles ont tenu deux semaines et puis tout s’est effondré », raconte « Djoums ». Les listes de personnes à soutenir, dont les noms lui sont signalés par des voisins, des travailleurs sociaux et des amis, « explosent », témoigne-t-il.

Tenaillée par la « honte »

Sur ces listes figure désormais Nassira. La jeune femme de 29 ans parle à voix basse pour ne pas réveiller ses quatre filles âgées de 13 ans à 5 mois. Il est pourtant midi. « Les aînées se couchent vers 2 heures du matin et je les laisse dormir le matin, je les réveille à l’heure du déjeuner, peu avant de mettre les petites à la sieste, comme ça, elles peuvent être un peu tranquilles pour faire leurs devoirs. » Sans travail ni mari, elle vit des allocations familiales et accueille dans son deux-pièces de 41 mètres carrés du quartier des Courtillières, à Pantin, son père de 65 ans atteint d’un cancer du foie. Elle dort avec ses quatre filles dans une chambre minuscule et ne veut surtout pas qu’elles sachent qu’elle n’a plus les moyens de les nourrir. « Qu’est-ce que mes enfants vont penser de moi, que je ne suis pas capable de prendre soin d’elles ? », confie-t-elle, tenaillée par la « honte ».
« Toutes les associations et les centres sociaux sont fermés, les gens ne savent pas vers qui se tourner »
Fatoumata elle aussi a honte. Et peur. Ivoirienne, sans papiers, elle se terre avec ses trois enfants dans une modeste HLM d’une cité de l’Essonne qu’elle sous-loue pour 300 euros par mois. Elle n’est pas sortie de chez elle depuis le début du confinement, pas même pour faire des courses, terrorisée à l’idée d’être contrôlée par la police omniprésente et susceptible de lui demander attestation et pièce d’identité à tout instant. Impossible de se faire livrer, elle n’a plus un sou. La nourriture commence à manquer. Fatoumata travaillait jusqu’au début du mois de mars : elle faisait des ménages dans des hôtels en « empruntant » les papiers d’une autre, moyennant 20 % sur les sommes qu’elle rapportait. Mais il ne reste rien des 800 euros gagnés entre le mois de février et le début du mois de mars. C’est sa fille aînée de 16 ans qui a fini par lancer un SOS à la responsable d’une association de quartier qu’elle a l’habitude de fréquenter. La directrice a mis 80 euros de sa poche pour lui faire un premier panier et le déposer devant sa porte. « Toutes les associations et les centres sociaux sont fermés, les gens ne savent pas vers qui se tourner », dit-elle. L’une de ses collègues a pris la suite, la semaine suivante.
Au moment où certaines familles apparaissent pour la première fois sur les radars des associations, d’autres, au contraire, ne répondent plus à l’appel. Comme en témoigne une professeure de français dans un collège de Seine-Saint-Denis, qui dit avoir perdu le contact avec 40 % de ses élèves. Dans les quartiers nord de Marseille, Fatima Mostefaoui tire la sonnette d’alarme. Dans un texte rédigé au nom du collectif des femmes des quartiers populaires, elle écrit : « Je suis pauvre, triste, un peu en colère ; non, beaucoup en colère (…). Hier déjà, dans ma cité, la réussite scolaire était un rêve inaccessible. Alors là, pour moi, l’école à la maison, c’est un tsunami qui va me noyer et emporter mes enfants. » Fondatrice de l’association Avec nous, la militante a lancé l’opération « Partage ton Wi-Fi » pour inciter les résidents qui disposent d’un réseau Internet à en faire bénéficier leurs voisins en dévoilant leurs codes d’accès.

« Perdre le fil »

Nadia, elle, est à deux doigts de « tout lâcher », le suivi des devoirs à la maison, auxquels elle « ne comprend rien », les courses au rabais, qui l’obligent à nourrir ses deux enfants de pain fait maison et de pâtes, les négociations, « qui n’aboutissent à rien » avec son bailleur social pour lui permettre d’échelonner le paiement de son loyer. A 45 ans, elle vit dans le 3arrondissement de Marseille, l’un des plus pauvres de la cité phocéenne. Le 17 mars, premier jour du confinement, elle a perdu son travail − au noir, en tant que femme de ménage pour des particuliers − et la rémunération qui allait avec − un peu moins de 500 euros par mois. « Ma voisine est en dépression, je ne vais pas tarder à la suivre », annonce-t-elle en tirant sur sa cigarette. Elle n’a qu’une crainte : que l’épidémie de Covid-19 « détruise l’avenir de [ses] enfants ». Son fils, lycéen, et sa fille, collégienne, sont en train de « perdre le fil », dit-elle, et d’accumuler un retard qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir rattraper, malgré le prêt d’un ordinateur via l’association Avec nous.


A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril.
A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE »

« Si ceux qui ont de la chance dans la vie s’inquiètent de l’après, imaginez ce que ressentent ceux qui n’ont rien »
A 800 kilomètres de là, on a croisé Sofia sur un bout de trottoir de Clichy-sous-Bois, un cabas dans chaque main remplis de denrées gracieusement distribuées par Aclefeu. Seize ans à peine, silhouette fluette, mots écorchés, cette « fervente lectrice » d’Emile Zola évoque sa mère, femme au foyer, son père, qui a pris la poudre d’escampette, elle raconte les efforts « immenses » qu’elle fournit pour figurer parmi les premières de sa classe de seconde, parle de « l’influence de son milieu » qui la condamne « à la misère ». Pour résumer l’angoisse de ce confinement et les conséquences « tragiques » sur sa vie, elle raconte les « droits qu’elle n’a jamais eus » et les « chances qu’elle n’aura jamais plus ». Elle en est convaincue. Sofia est en colère, elle est en train de décrocher, et elle le sait. Impossible de suivre le rythme de l’école à la maison. Chez elle, « pas d’ordinateur, pas d’imprimante, un seul téléphone pour quatre enfants ». Tout est dit. Elle tourne les talons. « Si ceux qui ont de la chance dans la vie s’inquiètent de l’après, interroge Mohamed Mechmache, imaginez ce que ressentent ceux qui n’ont rien. » Ou si peu.
Le père Patrice Gaudin les voit chaque matin aux arrêts de bus, les aides-soignantes, les caissières, les livreurs, les travailleurs du BTP, les éboueurs. Chaque matin, il voit ces « colonnes de travailleurs de l’ombre » passer devant son église du Christ-Ressuscité plantée au cœur de Bondy Nord, en Seine-Saint-Denis, tous ces « héros silencieux de nos cités » dont il admire le « sens du devoir ». Le « père Patrice », comme l’appellent les résidents du quartier, se dit « horrifié » par les inégalités que génère ce confinement. Avec sa carrure de rugbyman et son franc-parler − « avant d’arriver ici, il y a cinq ans, j’y connaissais que dalle aux cités » −, il veut défendre l’honneur de ceux dont « on dit trop souvent, depuis quelques semaines, qu’ils ne respectent pas les règles du confinement » et à qui « on ne rend pas assez justice », malgré les risques auxquels ils sont exposés au quotidien.

La conviction d’avoir « un rôle important »

Keltoum a subi les foudres de son mari, furieux qu’elle se mette en danger. « Il aurait préféré que je m’arrête, mais finalement il a compris. » Cette femme de 36 ans a dix ans de labeur dans la grande distribution derrière elle et la conviction d’avoir « un rôle important ». Elle occupe le poste de manageuse dans les rayons d’un petit supermarché de Seine-Saint-Denis. Six de ses collègues ont fait valoir leur droit de retrait. Ils ont été remplacés par des étudiants de l’université Paris-VIII. « Il faut faire tourner le magasin, dit-elle. Si je m’absente, il n’y aura plus rien dans les rayons. »
Keltoum est responsable des commandes et du réapprovisionnement. A l’occasion, elle fait aussi des remplacements en caisse. Depuis le 17 mars, le panier moyen du consommateur a presque doublé, passant de 12 euros à 22 euros. « Les gens achètent plus, du coup, j’ai une charge de travail deux ou trois fois supérieure à la normale, le tout dans une atmosphère très pesante », confie-t-elleTous les jours, depuis un mois, la jeune femme adopte le même rituel en rentrant chez elle : elle ouvre la porte, pose son sac à terre, retire ses chaussures, se déshabille dans l’entrée, met le tout à laver et fonce sous la douche. « J’essaie de ne pas être parano mais il y a de l’angoisse, et encore, heureusement qu’on a des visières maintenant pour nous protéger des clients. »


A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril.
A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril. GUILLAUME HERBAUT POUR "LE MONDE"

Depuis trois semaines, Phaudel Khebchi passe ses journées à imprimer des visières en 3D qu’il distribue ensuite aux caissières et aux personnels soignants des commerces et hôpitaux voisins. Directeur du musée numérique La Micro-Folie, à Sevran (Seine-Saint-Denis), il a déjà fabriqué plus de 200 visières qu’il a appris à confectionner grâce aux fiches techniques partagées sur Internet par les makers du réseau des visières solidaires. « Le plus pénible, se désole Keltoum, c’est de voir que beaucoup de gens n’ont rien changé à leurs habitudes, ne serait-ce que par respect pour nous. Ils viennent faire leurs courses tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, et parfois, seulement pour s’acheter une barquette de fraises. »
« Si on se retire, qu’est-ce que les gens vont devenir ?, lance Sosthène, le directeur du supermarché, tout aussi habité par sa mission que sa manageuse. On est un peu comme le personnel de santé, on a besoin de nous. » Lorsqu’il a entendu la ministre du travail, Muriel Pénicaud, le 1er avril, inviter les entreprises privées à verser une « prime exceptionnelle de pouvoir d’achat » (défiscalisée et exonérée de charges salariales et patronales) de 1 000 euros, destinée à « soutenir ceux qui sont au front », il a cru pouvoir annoncer une bonne nouvelle à ses 25 salariés. « Sauf que pour l’instant, personne ne nous en a parlé, s’inquiète le directeur. Cette prime, c’est une aide financière, oui, mais pas seulement, c’est aussi une forme de reconnaissance dont nous avons tous besoin pour tenir le coup psychologiquement. »
« Moi, la prime de 1 000 euros, je n’y ai pas droit ! », affirme Stéphane Lafeuille. Depuis trois ans, le quadragénaire est éboueur intérimaire à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). Il n’a jamais décroché de CDI, il enchaîne les contrats journaliers payés au smic. « Avec mes collègues intérimaires, on vit dans la grande précarité. Si on remplit le frigo, on chope le corona. » Avant l’intervention de Mamadou Sy, commercial et conseiller municipal, qui a dégoté un lot de 100 masques qu’il a distribués aux éboueurs de la ville, il travaillait sans aucune protection. « Aujourd’hui encore, on fait nos tournées avec des petits gants en plastique, alors que les poubelles des particuliers débordent et que les gens jettent leurs déchets médicaux, leurs mouchoirs, leurs masques et leurs gants en vrac dans les poubelles au couvercle jaune, normalement exclusivement dédiées au tri sélectif, dénonce-t-il. L’angoisse est permanente, si j’attrape le virus, je n’ai rien, aucun filet de sécurité. » Impossible d’exercer un quelconque droit de retrait, il n’est pas salarié.
« A ce rythme, dans un mois, nous, travailleurs au noir, travailleurs précaires, habitants des quartiers, enfants des quartiers, on va se retrouver définitivement hors jeu, redoute Nadia, de Marseille. Pour l’instant, on tient grâce aux solidarités locales et parce qu’on ne veut pas se laisser faire. Mais pour combien de temps encore ? »


A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril.
A Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 15 avril. GUILLAUME HERBAUT POUR "LE MONDE »

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