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mardi 21 avril 2020

Après le confinement, il faudra estimer le travail à sa juste valeur

Par Aurélie Jeantet, Sociologue. Maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle. Laboratoire CNRS Cresppa — 
Employés de la société Derichebourg dans les rues de Paris, le 16 avril.
Employés de la société Derichebourg dans les rues de Paris, le 16 avril. Photo Joel Saget. AFP

Cette crise sanitaire bouleverse notre regard sur certains métiers. Les invisibles d'hier (livreurs, caissières, chauffeurs, téléopérateurs, personnel d’entretien…) apparaissent enfin comme indispensables. Comme si le théâtre du monde du travail connaissait une nouvelle redistribution des rôles.

Tribune. Avec la pandémie et le confinement, nous faisons collectivement l’expérience de notre vulnérabilité et de notre interdépendance. Et un immense sentiment de gratitude nous envahit. Envers les soignants, mais aussi envers ces petits métiers dont on s’aperçoit combien ils nous sont indispensables. Ce sentiment qui parcourt régulièrement la toile et se fait entendre chaque soir dans les rues à 20 heures est quelque chose de grand et de beau. Au point d’être un socle sur lequel refonder nos sociétés ?
La revaloriser des métiers utiles socialement doit passer par une «revalorisation» des salaires, qui sera bienvenue mais ne suffira pas. Pour prendre la mesure de la valeur des activités et des personnes qui s’y investissent (parfois au risque de leur santé, même hors période de pandémie), il faudrait rémunérer ceux-ci à la hauteur de leur utilité, c’est-à-dire au moins doubler ou tripler leur salaire. Ce qui signifie remettre à plat l’échelle des salaires, en en limitant les écarts, comme dans le secteur de l’ESS (économie sociale et solidaire), de 1 à 4 par exemple.

Retrouver un pouvoir

Et pourquoi pas ? Les sociologues de l’Ecole de Chicago l’avaient bien montré dès les années 1970 (notamment E.C. Hughes) : le prestige des professions est une construction sociale qui résulte de luttes et de capacités gagnées à s’organiser, à s’autonomiser et à produire une présentation de soi flatteuse. Les médecins ont mieux réussi à donner d’eux l’image d’un métier altruiste et propre (alors même qu’ils côtoient maladie, sang et excréments) que les éboueurs. Alors que, on est bien d’accord, premiers et second sont tout autant utiles socialement.
Cependant, mieux rémunérer et aplanir les inégalités, c’est nécessaire, mais cela ne suffira pas non plus. Ce que réclament les soignants, les enseignants ou encore les agriculteurs, c’est aussi de prendre part aux décisions qui les concernent, de retrouver un pouvoir sur leur activité, au lieu de subir comme c’est le cas depuis des décennies des réformes qui sont parfois des non-sens absolus et qui les broient à petit feu.
Le souci de précision suppose de distinguer différentes sortes de métiers. Ce qui vient d’être dit se rapporte aux métiers que nous redécouvrons aujourd’hui, soit 1) parce qu’ils sont au premier rang de la lutte contre l’épidémie (les soignants…), soit 2) parce que, du fait qu’ils ne peuvent plus s’effectuer en présentiel, on prend la mesure, en creux, de leur importance et de leur difficulté (les enseignants…), soit encore 3) parce qu’ils nous nourrissent et que soudainement, cet allant-de-soi ne l’est plus (les agriculteurs…).

Statut révisé

D’autres métiers sont également concernés par cette «dés-invibilisation» : des métiers moins qualifiés, et souvent même déqualifiés et précaires, que sont les livreurs, caissières, chauffeurs, téléopérateurs, personnel d’entretien, etc. Pour ces métiers que l’on exerce souvent par défaut, dont le travail n’a pas une grande valeur en soi et est faiblement rémunérateur, la problématique est différente.
Ce qui apparaît au grand jour dans la période actuelle, c’est leur utilité. Pour certains, ils sont absolument indispensables, pour d’autres, c’est plus discutable et récent, conjoncturel au développement de l’«économie de plate-forme». Ce secteur remplit en effet des services que l’on pourrait effectuer soi-même mais que les classes moyennes et supérieures préfèrent déléguer à d’autres pour leur confort personnel. On pourrait cuisiner son dîner, se déplacer pour acheter un livre ou un blouson, mais on choisit de se faire livrer. André Gorz parlait alors de servitude : le travail n’apporte aucune valeur ajoutée significative au service rendu.
En cette période de confinement, ces métiers nous sont précieux : se faire livrer un objet utile (ou non…) parce qu’on ne peut plus se le procurer soi-même. Cela renverse la perspective ! Tout à coup, le livreur détient un rôle clef. Selon la perspective de Gorz, son statut est révisé – même si tout cela est temporaire et si l’organisation de ces secteurs d’activité n’en est pas transformée pour autant…

La comédie du travail

Contrairement à la première catégorie de professionnels, il y a peu de chances que ces métiers-là bénéficient d’une revalorisation. Par contre, être enfin attentif à ces travailleurs-là pourrait nous pousser à regarder aussi ce que nos modes de vie génèrent, supposent, coûtent, détruisent, sur le plan environnemental (pollutions) et social (travail précaire, sous-payé, pénible, risqué, sans protection, etc.). On pourrait ajouter sur les plans économiques, sanitaires, éthiques et idéologiques (surconsommation, obésité, sédentarité, individualisme, cécité…). Est-ce cette société que nous voulons ?
Un autre élément pourrait également jouer dans une réévaluation de la valeur du travail. C’est l’expérience de télétravail contraint partagée par un grand nombre d’actifs. De fait, nous nous retrouvons à travailler depuis chez nous, tout en assurant d’autres fonctions dont certaines étaient habituellement déléguées. Le clivage est mis à mal au fur et à mesure que les frontières entre travail et hors travail deviennent plus poreuses (le bébé en arrière-plan de la réunion en visio). En restant à la maison, on suspend la comédie du travail. On arrête d’être le/la cadre avec son bureau et son costume, que ses collaborateurs saluent en lui tendant un miroir flatteur. On arrête alors, peut-être, de croire dans ce rôle que l’on joue jour après jour, de croire que tout ceci est tellement important et indispensable. Tout le théâtre, le décorum que constitue la sphère du travail en prend un coup. On redevient un père ou une mère de famille comme les autres. Ce partage d’une communauté de situation (même relative, car les inégalités sont immenses et en partie attisées) et surtout l’ébranlement des constructions socio-pycho-dramaturgiques de nos rôles professionnels, auront peut-être des conséquences sur le sens que nous donnons collectivement au travail.

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