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Rue du 4 septembre, à Paris, le 23 mars. Photo Frédéric Stucin
Pour le professeur Philippe Sansonetti, le déconfinement ne peut être envisagé que si les mesures d’hygiène et de distanciation sociale sont strictement appliquées et associées à un dépistage massif de la population.
Philippe Sansonetti est professeur émérite à l’Institut Pasteur et titulaire de la chaire microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France. Le 16 mars, quelques heures avant l’annonce du confinement, il y a tenu une visioconférence intitulée «Chronique d’une émergence annoncée». Il y regrettait notamment l’absence d’anticipation : «C’est la troisième émergence d’un coronavirus en moins de vingt ans. Il y a eu le Sras en 2003, le Mers en 2012, et maintenant le Covid-19. A chacun de ces épisodes, on s’est inquiété, puis rassuré, et pas grand-chose n’est arrivé ensuite pour prévoir et anticiper.» Autant de manquements qu’il serait catastrophique de réitérer dans la procédure de déconfinement, dit Philippe Sansonetti dans un entretien accordé à Libération.
Le président de la République a esquissé le début du déconfinement, et annoncé la date du 11 mai. Votre avis ?
Il est clair que le confinement ne peut être maintenu éternellement. S’il dure trop longtemps, les conséquences psychologiques, sociales et économiques vont se dégrader à un point tellement intolérable que son maintien va s’effilocher, la population va recommencer à sortir et on ne va tout de même pas établir en France un régime policier pour le maintenir. Cette sortie dans le désordre serait d’ailleurs une catastrophe sanitaire. La date fixée au 11 mai doit apporter la certitude que toutes les conditions seront réunies par nos dirigeants et les autorités compétentes. A partir du «jour d’après», la population doit être en mesure de reprendre progressivement ses activités avec la certitude que le maximum a été fait pour maîtriser la circulation du virus. Sur la base de cette confiance, on obtiendra l’adhésion à des exigences qui demeureront contraignantes. La situation est épouvantablement complexe et je pense qu’un mois entier ne sera pas de trop pour organiser ce déconfinement.
Quelles sont les conditions nécessaires à une sortie de confinement ?
Il faut à tout prix organiser rationnellement et minutieusement la reprise des activités en fonction des territoires. On voit actuellement deux France. Celle des gros foyers épidémiques, comme dans le Grand-Est et en Ile-de-France notamment, où les mesures vont devoir être prises en fonction de la tension sur le système de santé. Et celle des zones où le virus circule peu et pour lesquelles le déconfinement va être plus facile à mettre en place. Ensuite, la sortie du confinement ne peut se faire sans la reprise stricte des mesures de distanciation sociale et d’hygiène individuelle auxquelles il faut ajouter la généralisation du port de masques à l’ensemble de la population. Enfin, il sera impératif de dépister massivement par tests PCR [frottis nasal, ndlr] et de trouver un moyen d’isolement pour toutes les personnes positives.
Emmanuel Macron a déclaré que le pays sera en capacité de tester «toute personne présentant des symptômes». Et les autres ?
Il faut élargir ce dépistage par PCR. Au-delà des malades symptomatiques suspects d’infection au Covid-19, il ne faudra pas hésiter à tester les sujets paucisymptomatiques [qui présentent très peu de symptômes] et bien sûr tous les sujets professionnellement exposés, personnels sanitaires et autres catégories professionnelles en contact fréquent et étroit avec le public, des patients hospitalisés et en Ehpad. Tester aussi les patients guéris et ne pas les laisser rentrer à leur domicile s’ils restent porteurs du virus, afin d’éviter la création de «clusters» familiaux. C’est l’objectif principal de «tester, tester, tester» si l’on veut efficacement bloquer la circulation du virus. Concernant les «cas contacts», le mieux sera de le faire également, et le minimum consistera à assurer leur mise en quatorzaine. Après, est-ce qu’il faut véritablement tester toute la population ? Je pense que c’est simplement hors de nos capacités humaines, techniques et financières. D’autant plus que lorsque l’on teste une personne négative à un moment, rien ne dit qu’elle ne deviendra pas positive plus tard. Il faudra aussi tester sans compter dans les régions qui ont été extrêmement «chaudes» en termes de prévalence de l’épidémie.
Les dépistages sérologiques seront-ils tout aussi indispensables ?
Ils ne sont pas aussi vitaux, à mon avis, que les tests PCR mais ils seront très utiles. Ils permettront d’établir, enfin, une cartographie précise de notre immunité collective. De nous dire, au fond, quel est le pourcentage de personnes concernées par l’infection virale. Même si on est très loin des 60 % d’infection nécessaires pour obtenir une immunité de groupe bloquant la circulation virale, il est important d’avoir un état des lieux. Nous pourrons également nous servir de ces sérodiagnostics dans le cadre d’études cliniques structurées, pour répondre à des questions essentielles sur la maladie. Savoir, par exemple, si les personnes asymptomatiques ou paucisymptomatiques sont véritablement immunisées, ou si les anticorps sont véritablement protecteurs. Ces éléments sont importants pour envisager la suite du suivi et du contrôle de Covid-19. Il y a donc tout un travail autour de ces tests sérologiques, mais il doit être organisé, sous forme d’études cliniques, avec une méthodologie solide et des objectifs précis.
Que pensez-vous de la réouverture «progressive» des établissements scolaires à partir du 11 mai ?
C’est le rôle du politique de prendre des décisions politiques. Pour des problèmes d’équité, pour ne pas perdre de vue certains élèves et creuser les inégalités, cette annonce peut s’entendre. Ce sont des valeurs républicaines auxquelles nous sommes attachés. Maintenant, prendre des décisions politiques, c’est savoir aussi peser le risque que représente cette décision. J’étais sur la ligne d’une rentrée scolaire en septembre, parce que sur le plan du contrôle de l’épidémie, ce serait sans doute le plus simple à gérer. Cependant, des données très récentes indiquent que les enfants ne seraient pas un tel réservoir et une telle source de contagion qu’il a été initialement dit… Mais que va-t-on pouvoir faire faire à nos enfants en six semaines avec un schéma de reprise progressif difficile à organiser ? Je l’ignore.
Et qu’en est-il des masques ? Certains mettent en doute l’efficacité des masques «simples»…
Si on veut véritablement réussir notre sortie de confinement, il faut que tous les paramètres et tous les moyens soient utilisés. Le masque n’a de sens que s’il est utilisé sur un mode altruiste : «Tu me protèges, je te protège.» Il faut que tout le monde joue le jeu, sinon la chaîne de protection se rompt et le virus continuera à se disséminer. Ce que j’essaie d’expliquer souvent dans mon entourage ou à mes collègues, c’est qu’en multipliant les barrières face au virus, même si elles ne sont pas individuellement totalement étanches, la somme des obstacles diminue sa circulation. Le gouvernement a changé d’avis sur le sujet : jusqu’alors, il discréditait l’utilisation des masques pour la population générale afin de pallier le manque et les réserver aux personnels médicaux. Je pense que c’était une faute. Il est évident qu’il fallait à tout prix ménager cette priorité, mais pourquoi ne pas avoir dit : «Nous n’avons pas assez de masques, mais vous pouvez en fabriquer des artisanaux en attendant, cela permettra de réduire la circulation virale.» C’eût été un message plus mobilisateur de nos concitoyens et cela aurait évité la contradiction qui maintenant se fait jour.
Quel rôle doit jouer la population dans le déconfinement ?
Un rôle beaucoup plus actif. Finalement, depuis un mois, on demande aux citoyens de se cacher pour casser la dynamique exponentielle de l’épidémie. L’acte civique consiste à se confiner. C’est utile mais peu mobilisateur. Pour réussir ce déconfinement, la population devra au contraire être active dans la prévention et faire tous les efforts nécessaires pour intégrer les trois éléments essentiels de la distanciation sociale dans son quotidien, à savoir le port du masque, le lavage de mains et la séparation physique. On a eu beaucoup de difficultés à intégrer ces pratiques à nos modes de vie avant le confinement. Là, on n’a plus le choix. 85 % à 90 % de la population n’a pas été en contact avec ce virus. L’épidémie a encore une marge énorme pour plusieurs rebonds, plusieurs reprises. On ne peut pas compter uniquement sur l’Etat, les structures scientifiques, techniques et médicales, pour rester en vie. Notre destin est vraiment entre nos mains.
Pourquoi la stratégie initiale de la France a-t-elle échoué ?
Notre modèle d’origine consistait simplement à instaurer une distanciation sociale tout en maintenant les activités. Ça n’a pas suffi. Au fond, le confinement est le point extrême de notre stratégie de distanciation sociale, l’option de dernier recours en cas d’échec. Plusieurs éléments de réponses pourraient expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là. D’abord, je crois que la perception du danger n’était pas suffisamment incrustée dans l’esprit de la population, en particulier chez les jeunes qui ne se sont pas sentis initialement concernés. En Asie, au contraire, les populations sont extrêmement conscientes du risque épidémique. Ces gestes barrières, elles les connaissent, elles y sont habituées, pour avoir plusieurs fois subi des épidémies. Ensuite, il est évident que le nombre de tests diagnostiques et le nombre de masques de protection étaient insuffisants. Nous sommes entrés dans cette crise assez démunis. Nous avons d’ailleurs pu constater que la France s’était considérablement désindustrialisée ces dernières années et qu’on était incapables de générer massivement les outils pour mener cette guerre sanitaire. Ce virus est un révélateur impitoyable de nos faiblesses économiques et sociales.
Quels sont les risques d’un déconfinement raté ?
Le risque, c’est de ne pas prendre conscience que l’unique porte de sortie définitive à cette crise sera la mise au point d’un vaccin et qu’entre-temps la situation va demeurer instable et très incertaine. Le risque, c’est que notre système de santé soit de nouveau saturé, avec une population médicale qui a tout sauf besoin de cela et qu’on se retrouve évidemment dans des situations de confinement «en accordéon». Ce qui serait au plan sociologique, psychologique, économique, une catastrophe. Rien que d’en parler, de l’imaginer, l’émotion me prend. Le danger est que le Covid devienne une maladie sociale. Comme dans toutes les maladies infectieuses, comme dans toutes les épidémies et des pandémies, ce sont les plus défavorisés qui vont le plus subir.
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