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Dans un Ehpad à Kaysersberg (Haut-Rhin), jeudi. Photo Christian Hartmann. Reuters
«Endiguement» ou «atténuation» ? Trois membres du laboratoire de recherche Mivegec, à Montpellier, expliquent à «Libération» les différentes stratégies qui s'offrent au gouvernement pour gérer le déconfinement.
Depuis le début de la crise du Covid-19, ils publient des rapports et même un simulateur sur l’évolution de l’épidémie. Taux de reproduction, pic épidémique, rebond épidémique, l’équipe évolution théorique expérimentale du laboratoire Mivegec à Montpellier est à la pointe, en France, de la modélisation épidémiologique de la crise du Sars-Cov-2.
La date du 11 mai est-elle une bonne date pour envisager le déconfinement ? A combien de morts peut-on s’attendre, au pire ? Comment se gère un déconfinement ? Trois membres de l’équipe, Samuel Alizon, Yannis Michalakis et Mircea T. Sofonea ont répondu ensemble aux questions de Libération sur l’après-confinement.
Quelles sont les stratégies possibles postconfinement ?
Pour sortir de la crise, vous avez grosso modo deux stratégies. Soit «endiguer» l’épidémie en attendant de découvrir un traitement efficace ou un vaccin. Cela nécessite un contrôle très strict de l’épidémie qui mobilise toute la population et qui peut prendre différentes formes. En France c’est le confinement, alors qu’en Corée du Sud c’est un dépistage massif, avec l’identification des personnes contaminées, leur isolement et l’information rapide de leurs contacts.
La seconde stratégie, qu’on peut qualifier «d’atténuation», est de construire une immunité collective en laissant se propager l’épidémie tout en la contrôlant. Elle est mise en œuvre en Suède. Cela augmente très fortement les inégalités puisque les personnes les plus fragiles doivent être plus fortement protégées que dans une stratégie d’endiguement afin d’empêcher un très grand nombre de décès.
Comment choisir entre les deux stratégies ?
Chaque option a ses avantages et ses inconvénients. L’atténuation permet d’avoir des mesures de contrôle moins strictes pour une partie de la population et est moins coûteuse. Toutefois, elle peut causer une mortalité non négligeable. Elle est difficile à mettre en place et expose à nouveau les services de réanimation au risque de saturation. L’endiguement minimise les décès liés au Covid-19 mais est une stratégie coûteuse, en particulier les confinements. Elle impose aussi une surveillance intensive à la population et une microgestion sanitaire sur de longs mois.
Chaque option repose sur un pari distinct : l’atténuation mise sur une durée assez longue de l’immunité naturelle, tandis que l’endiguement mise sur la découverte et le déploiement rapides d’une solution pharmaceutique. L’endiguement mise aussi sur une adhésion et une discipline forte de la population, et un faible nombre d’erreurs techniques (par exemple les non-détections de cas).
On peut ensuite affiner ces stratégies. Par exemple, il est possible de varier les périodes de contrôle intense et les périodes de contrôle plus relâché. Il est aussi possible d’adopter des mesures différentes selon la sensibilité des personnes, voire de renforcer localement les restrictions lorsque l’approche d’un rebond épidémique est détectée.
Est-ce que la date du 11 mai pour le déconfinement est cohérente avec vos modélisations ?
La réponse dépend beaucoup de l’orientation choisie : endiguement ou atténuation ? Le discours du Président comporte des éléments qui font en sorte qu’on y retrouve un peu les deux options. Il y a aussi des paramètres de terrain à prendre en compte, notamment que les services de réanimation dans les régions les plus touchées puissent souffler.
Ce que nos modèles prédisent, c’est qu’aux alentours du 11 mai, le nombre de décès liés au Covid-19 sera plus faible, mais l’épidémie sera toujours là avec encore plus de 1 000 patients toujours en réanimation. De même pour les hospitalisations et les admissions en réanimation. Dans une optique d’endiguement, une date tardive est cohérente, mais la réouverture des écoles interroge. Dans une optique d’atténuation, c’est le maintien d’un confinement dans les départements encore peu exposés au Covid-19 qui interroge. Le maintien de la fermeture des universités aussi.
On estime à moins de 10% le taux de la population française infectées et pourtant on a saturé les hôpitaux de trois régions. Un rebond épidémique serait-il plus ou moins fort que la première vague ?
L’ampleur du rebond épidémique dépend des mesures de contrôle maintenues et des différences géographiques (les endroits les moins touchés s’exposent à un plus grand pic). En simplifiant à l’extrême, si vous relâchez toute espèce de contrôle, un simple calcul vous montre que le pic épidémique ne sera atteint qu’une fois que la seconde vague aura touché 50% de la population. En revanche, si vous maintenez un contrôle qui divise par deux la propagation du virus, ce qui n’est pas rien car on estime que le confinement actuel ne le divise que par quatre, alors ce second pic serait de 25% ; ce qui reste deux fois plus important que ce que nous venons de vivre.
Quelles sont les données encore inconnues sur cette maladie ? (Taux d’asymptomatiques, rôle des enfants…)
Les plus grandes inconnues concernent la dimension sociale et la dimension immunologique de l’infection. Ainsi, les durées d’incubation et la proportion des infections qui sont sévères sont assez bien connues. Pour la létalité, on dispose de données solides mais pour l’Asie uniquement. On connaît encore moins le temps de génération de l’épidémie, c’est-à-dire le nombre de jours qui séparent le moment où une personne est infectée et le moment où elle infecte quelqu’un d’autre. Il est aussi difficile d’estimer les effets des mesures de contrôle sur l’épidémie. Quand, par exemple, les annonces de confinement conduisent à des départs précipités. Ces données sont profondément liées à la société dans laquelle l’épidémie se propage et pour le moment toutes les données que nous pouvons exploiter proviennent d’Asie.
Au niveau immunologique, les questions clés sont liées à la virulence de l’infection, qui provient avant tout d’un emballement de la réponse immunitaire, de la tolérance des enfants à l’infection, et aussi des différences entre sexes. Sans parler évidemment de la durée de protection conférée par l’immunité naturelle pour les personnes guéries, sur laquelle on manque encore d’éléments pour se prononcer.
Pourtant, Jean-François Delfraissy affirmait que l’immunité conférée est absente ou très courte. Pourquoi ?
On sait que pour le Sras de 2003, les anticorps disparaissent au bout de deux ans. Pour le Sars-CoV-2, rien n’est encore définitif dans la littérature pour le moment. On trouve des descriptions de personnes qui semblent avoir été infectées deux fois. Je pense notamment à 140 cas en Corée du Sud. Mais il est encore trop tôt pour tirer une conclusion définitive sur le sujet.
Faudrait-il effectuer de larges campagnes de tests en France pour accompagner le déconfinement ?
Il faut distinguer les tests de dépistage, qui permettent de savoir si une personne est infectieuse, et les tests de sérologie, qui permettent de savoir si une personne a été infectée et est immunisée.
Quelle que soit la stratégie postconfinement, endiguement ou atténuation, les tests de dépistage sont essentiels. Il ne s’agit pas de tester l’ensemble de la population, mais plutôt les personnes ayant été exposées afin d’enrayer la propagation de l’épidémie (pour l’endiguement) ou de détecter des accélérations de l’épidémie (pour l’atténuation).
A ce stade, les sérologies sont moins utiles à un niveau populationnel car on estime que moins de 10% de la population a été infectée. En revanche, ces tests sont essentiels pour les individus en contact avec des personnes plus fragiles.
De quels tests avez-vous besoin pour améliorer les modèles ?
Le dépistage sérologique d’un échantillon de 10 000 individus représentatif de la population permettrait de connaître la séroprévalence, c’est-à-dire la proportion de la population ayant déjà rencontré le virus, à 1% près. Cette information serait effectivement précieuse à moyen terme pour ajuster les courbes d’incidence de nos modèles et mieux cerner certains paramètres clés comme la létalité effective du Covid-19 en France. Mais pour le moment, la séroprévalence est faible donc jouera a priori un faible rôle au niveau populationnel. A ce stade, des données plus précieuses pourraient être obtenues par les suivis de contact.
Si on laisse l’épidémie monter tranquillement jusqu’à 60% d’infectés dans la population française, combien peut-on attendre de morts ?
Le scénario catastrophe est assez trivial à calculer puisque avec un taux de létalité qui se situe à 1% en moyenne, si vous ne prenez strictement aucune mesure de contrôle (vous abandonnez même les gestes barrière) vous pouvez craindre de l’ordre de 600 000 décès dont plus de 90% toucheraient des personnes de plus de 50 ans. On peut même noircir le trait car les services d’urgence et de réanimation étant saturés, le taux de létalité pourrait être plus élevé.
Mais il existe des moyens d’atteindre ce seuil de 60% pour l’immunité de groupe en minimisant fortement le nombre de décès. Ainsi, si vous empêchez les infections chez les plus de 50 ans, le nombre de décès tombe à moins de 40 000. Cela reste très élevé et aussi, affecte une tranche d’âge plus jeune. En plus, d’un point de vue pratique, cela semble irréaliste car il faudrait diviser la transmission envers les plus de 50 ans par 10, soit trois fois plus que le confinement actuel.
Là encore, on en revient à la stratégie choisie. Avec l’endiguement et l’attente d’un vaccin ou d’un traitement, vous avez moins de morts liés au Covid-19 mais vous imposez à la population un contrôle strict de l’épidémie potentiellement traumatisant comme on le voit avec le confinement. Avec l’atténuation, vous avez plus de décès (beaucoup plus si les plus de 50 ans ne sont pas plus protégés que la moyenne) mais les mesures de contrôle sont moins violentes pour une partie de la population.
C’est un choix politique à faire.
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