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jeudi 2 avril 2020

Covid-19 : «Si nous sortons d’une première vague avant l’été...»

Par Christian Losson — 
 Dans le quartier de Kreuzberg à Berlin, samedi.
Dans le quartier de Kreuzberg à Berlin, samedi. Photo David Gannon. AFP


Antoine Flahault, épidémiologiste, tire les premières leçons de la pandémie qui frappe la planète et esquisse des perspectives sur la possibilité d’en sortir au mieux.

Professeur de santé publique à l’Université de Genève, l’épidémiologiste Antoine Flahault pilote l’Institut de santé globale. Il a notamment coordonné la lutte contre l’épidémie de chikungunya qui avait frappé 40% de l’île de la Réunion entre 2005 et 2006 et dirigé, en France, l’Ecole nationale de santé publique. Il est également le coordinateur de l’ouvrage Des épidémies et des hommes (1).
Que nous dit la pandémie du Covid-19 sur notre planète ?
Elle démontre la vulnérabilité mais aussi l’interconnectivité des habitants de la Terre. Le nouveau virus a été disséminé sur tous les pays en moins de trois mois. Il a entraîné en certains endroits des épidémies dévastatrices, mettant à mal l’ensemble du système de santé des pays parmi les plus riches de la planète. Et au-delà, il menace la stabilité sociale, politique et économique des Etats, localement et internationalement. Plus que jamais, la solidarité des peuples est mise à l’épreuve. Mais l’entraide et l’empathie vis-à-vis de ceux qui souffrent dans leur corps ou pour leurs proches sont essentielles dans ces moments singulièrement difficiles.
En quoi cette pandémie est-elle exceptionnelle, ou pas, dans l’histoire de l’humanité ?
La dernière pandémie qui a marqué profondément la mémoire collective remonte à un siècle. La grippe espagnole, même si ce terme n’est pas exact car elle venait des Etats-Unis et non d’Europe. Depuis, nous avons connu d’autres pandémies de grippe, en particulier en 1957 et en 1968. Mais personne ne s’en souvient vraiment. La pandémie du sida a, elle, secoué le monde à partir des années 1980, et continue à faire des ravages (32 millions de victimes, 770 000 morts en 2018, ndlr), mais elle est de nature différente. Le virus s’avère transmissible mais pas contagieux, sans contamination par voie respiratoire, comme l’est ce nouveau coronavirus. On se retrouve donc aujourd’hui confronté à un virus respiratoire qui se comporte un peu comme le virus de la grippe espagnole, qui entraîne en grande partie des symptômes bénins. Sauf que chez 15% ou 20% des personnes infectées, la maladie entraîne des insuffisances respiratoires nécessitant l’hospitalisation. Et chez 5% à 10% des cas, un placement en soins intensifs, parfois suivi d’un décès. Nous voilà face à un virus qui a le potentiel de rapidement saturer l’ensemble du système de santé, et risque d’engorger nos urgences et nos sas de réanimation équipés de ventilateurs.

Quelles sont les erreurs les plus manifestes à vos yeux commises dans les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ?
Il faudrait déjà que l’OMS ait fait des recommandations! Il n’y a pas «des recommandations» promulguées par l’OMS à ma connaissance, mais seulement une seule, édictée le 29 février, non remise à jour et qui a été depuis foulée aux pieds régulièrement par de nombreux Etats, à commencer par les Etats-Unis, l’Allemagne et l’Europe tout entière, lorsqu’ils ont décidé, unilatéralement de boucler leurs frontières. L’OMS en effet a recommandé de ne pas les fermer. L’OMS avait raison parce que le virus étant désormais établi de façon autonome dans tous les recoins de la planète, il est devenu inutile de fermer les frontières. Cela n’a aucun sens, si ce n’est ralentir les (rares) contrôles qui s’y déroulent et faire se rassembler des personnes aux postes-frontières pour lesquels il peut être difficile de faire respecter la distance sociale nécessaire. Mais l’OMS ne s’est jamais manifestée lorsque cette recommandation a été outrepassée par les Etats qui savaient qu’ils violaient ouvertement le Règlement sanitaire international qu’ils avaient pourtant unanimement signé en 2005. Pour le reste, l’OMS n’ayant pas émis d’autres recommandations, nous n’avons pas de référentiel nous permettant de juger si les Etats ont commis des erreurs ou non.
L’Europe est l’épicentre actuel de la crise sanitaire. Quelle perspective tracez-vous pour une éventuelle inversion de la courbe ?
Le centre de gravité de l’épidémie se déplace à grande vitesse. Les Etats-Unis sont désormais très fortement affectés par un démarrage très rapide et très violent de l’épidémie, en particulier à New York, ville d’une densité de population très élevée. La dynamique d’une épidémie suit toujours une courbe exponentielle lors de son démarrage. Pour casser cette dynamique, et infléchir la courbe, il y a un seul moyen définitif : que la population atteigne ce que l’on appelle le niveau d’immunité grégaire contre le virus. Il semble être, pour ce coronavirus, de l’ordre de 50% à 70%.
Comment atteindre un tel niveau d’immunité ?
Par l’infection naturelle, ce qui se produit actuellement sous nos yeux, et aussi grâce à la vaccination lorsqu’on en disposera, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui. Tant que l’on n’aura pas atteint un tel niveau d’immunité, on ne sera pas débarrassé du problème. Maintenant, pour y arriver, on peut prendre le chemin le plus simple, en une seule et unique vague, immense, effrayante. Un véritable tsunami qui, en déferlant, viendrait faucher de nombreuses vies humaines. Saper nos infrastructures sanitaires. Et probablement au-delà : les fondements mêmes de notre société, de nos démocraties. On peut cependant, alternative, chercher à fragmenter la vague, en plusieurs vagues d’ampleur et de force plus faibles qu’une vague unique. Si le choc peut rester violent, il devient alors plus facile de l’absorber que dans le scénario précédent.
Oui, mais comment est-il possible de fragmenter cette vague ?
Pour y parvenir, il y a plusieurs moyens. Naturels ou artificiels. Naturels d’abord : c’est ce que l’on appelle le «freinage saisonnier». En clair, c’est l’arrivée des beaux jours. Avec le printemps, et bientôt l’été, la plupart des virus respiratoires se retirent des zones tempérées de l’hémisphère nord pour aller faucher d’autres victimes, soit dans les zones intertropicales, soit dans l’hémisphère sud qui entre alors en période hivernale. Mais il n’est pas encore certain que ce nouveau coronavirus sera sujet à un tel freinage saisonnier. Les freins «artificiels», ce sont les mesures non pharmaceutiques (puisqu’on a ni vaccin ni traitement) qui visent aujourd’hui à augmenter la distance sociale, c’est-à-dire réduire le nombre de contacts entre les individus infectés et non infectés.
Y parvenir passe forcément par le confinement ?
Il y a plusieurs méthodes éprouvées que l’on peut actionner : la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements, la limitation des mouvements de population, les cordons sanitaires autour des foyers les plus actifs. Il est apparu avec cette pandémie de Covid-19 une nouvelle méthode ayant le même objectif d’augmentation de la distance sociale, mais associant la pratique de masse de tests de détection du virus, couplée à un traçage très «agressif» des personnes au contact des personnes détectées positives. On opte ici pour identifier précocement et isoler temporairement, au besoin par la force et la loi, des personnes à risque pour la collectivité. Il est apparu aussi une nouvelle stratégie qui connaît aujourd’hui un succès considérable, mise au point et développée en Chine, berceau de la pandémie : le «confinement strict» ou en anglais lockdown. Une méthode imposant par l’autorité le confinement strict à son domicile de toute la population.
Les Etats qui, comme les Pays-Bas, la Suède, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, ont tablé sur l’immunité collective, font en grande partie marche arrière. Pourquoi, et avec quelles conséquences ?
L’inconvénient de toutes ces interventions non pharmaceutiques visant à augmenter la distance sociale, c’est leur effet toujours temporaire. Sitôt le frein levé, l’épidémie risque de redémarrer. Que ces freins soient naturels (saisonnier) ou artificiels (confinement ou traçage intensif). Donc certains se sont dits «puisque la maladie n’a pas l’air très grave chez les jeunes, laissons-les s’infecter, protégeons les séniors et les gens à risque, et on gagnera plus rapidement cette fameuse immunité grégaire des 50-70% qui réglera définitivement le problème.» Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a été le premier à reculer sur cette stratégie un temps envisagée, devant la hauteur de la vague qu’il a redouté de voir déferler sur le Royaume-Uni. Et pour cause. Les Pays-Bas ont, eux, proposé un modèle un peu mixte, comme en Suisse d’ailleurs. Les mesures de distance sociale (fermeture des écoles, interdiction des rassemblements) sont toutes mises en place, mais sans confinement forcé de la population, faisant appel à son sens de responsabilité. La Suède semble, quant à elle, encore être en open bar. Mais attendons de voir la réaction de ses dirigeants au moment où l’épidémie arrivera chez elle, car elle n’a pas de raison de la contourner.
Quelle est, du coup, la stratégie la plus efficace ?
Comme c’est un phénomène inconnu depuis un siècle, on dispose de peu d’expériences pour guider les politiques publiques. Les pays que l’on vient de mentionner ont d’excellents experts des épidémies et une forte culture de santé publique. Résultat : les options envisagées un moment n’étaient en rien farfelues. Mais l’expérience de la Chine, qui semble sortir la tête de l’eau aujourd’hui, puis les décisions similaires prises par les Italiens, les Français et les Espagnols ont donné le «la» à tous les autres pays, même si aucune organisation internationale n’a recommandé la démarche à suivre. Ce lockdown chinois n’avait jamais été mis en œuvre auparavant. Il s’est déroulé avec une violence inouïe (on a muré des gens confinés à leur domicile) et son impact économique se révélera peut-être dévastateur dans tous les pays qui l’auront mis en œuvre, cela nous ne le savons pas.
Des voix persistent à dire que le coût social d’une crise économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale peut-être supérieure au bilan sanitaire qui s’annonce déjà terrible… Qu’en pensez-vous ?
S’il est trop tôt pour faire le bilan sanitaire, social et économique de cette crise sans précédent, force est de constater que les options retenues par les Chinois d’abord, puis par presque tout le reste du monde dans la foulée, auront un coût exorbitant. Il semble capital, dans ce contexte, d’envisager des solutions alternatives, tout en gardant comme priorité l’objectif sanitaire. A l’instar de la solution préconisée par Singapour : une île-Etat de 5,6 millions d’habitants, située à proximité de la Chine, qui n’avait le 28 mars recensé que 732 cas confirmés de Covid-19 et enregistre le taux de mortalité le plus bas du monde avec deux décès (0,3%). Son système de santé n’a pas connu de tension particulière. Le pays tourne à peu près normalement : les écoles y sont restées ouvertes, les entreprises et les transports aussi. Il n’y a pas eu de confinement de sa population. Les gens vont au travail, s’alimentent, sortent le soir et le week-end à peu près normalement, même si les rassemblements de plus de 1 000 personnes y ont été interdits. Pourtant, les échanges avec la Chine étaient considérables avant la crise et donc les risques que la vague vienne y déferler avec grande violence.
Quelle est la recette ?
Singapour avait, de longue date, compris la menace d’une maladie émergente venant de Chine ou d’Asie du Sud-Est. Le Sras, puis les grippes aviaires, les avait suffisamment échaudés pour que la population se révèle très inquiète lorsque en janvier, elle a appris avec la communauté internationale, l’apparition du foyer de Wuhan en Chine. Singapour a été confronté très tôt à l’épidémie, qu’on ne qualifiait pas encore de pandémie. L’identification d’un nouveau coronavirus causal n’était pas faite pour les rassurer. Elle a immédiatement su réagir en déployant un plan préétabli et millimétré. Il consistait à tester massivement la présence du virus (par RT-PCR) chez les résidents et les touristes sur tout le territoire. Plus de 200 000 tests ont déjà été pratiqués (autant qu’en Corée du Sud qui compte dix fois plus d’habitants). Une fois testées positives, les personnes étaient isolées et ne retournaient pas se confiner chez elle pour aller risquer d’infecter leurs proches.
Pourquoi ?
Parce qu’elles étaient mises à l’isolement dans des hôpitaux réquisitionnés pour la cause. Les personnes étaient testées systématiquement, à l’entrée des salles de spectacle, dans la rue, sur les lieux de travail, puis tous les contacts des personnes identifiées positives, dans les quatorze jours précédents ont été recherchés systématiquement. Par des algorithmes d’intelligence artificielle, avec l’aide des opérateurs téléphoniques, de la police, des services de renseignement et d’une armée d’enquêteurs formés entièrement pour cette tâche. Cela continue toujours aussi activement aujourd’hui. Grâce à cela, ils ont su endiguer toute arrivée de vague épidémique sans mettre à l’arrêt leur économie. Et sont les seuls au monde à y être parvenus.
Mais impossible de transposer une telle tactique en Europe ?
On ne pouvait certainement pas investir à ce point en amont en Europe, faute de conscience aussi aiguë d’une menace qui planait comme l’avaient les Singapouriens : les experts, les journalistes, les politiques et… l’ensemble de la population! En Europe, jusqu’en mars, on entendait encore de nombreux experts, journalistes et politiques, reflets de la population, clamer que tout cela n’était qu’une petite grippette. Et que, vraiment, on en faisait trop.
Que faut-il escompter, du coup ?
Si nous sortons d’une première vague avant l’été (grâce au freinage saisonnier qui pourrait nous y aider en plus des mesures de confinement), et si les enquêtes de séroprévalence (je ne peux pas croire que les Européens ne le feront pas rapidement désormais) montrent que moins de 30% de la population générale a été contaminée par le coronavirus, le risque restera très grand d’une résurgence de l’épidémie à l’automne, à la levée du freinage saisonnier. Une nouvelle vague, peut-être plus haute, et plus longue que la première, viendra peut-être déferler à nouveau sur l’Europe.
Que ferons-nous alors ?
Pris à nouveau «au dépourvu», confinerons-nous à nouveau tous les habitants et l’économie entière de nos pays ? Pour six ou neuf mois ? Ou bien nous serons-nous préparés pendant tout l’été et saurons-nous déployer cette fois-ci un plan millimétré à la singapourienne? Ce qui semblait un investissement disproportionné à Singapour en janvier 2020 apparaîtra peut-être bien moins coûteux, en comparaison d’un confinement strict de la population et de son économie. Si l’on pouvait dire «franchement, on n’y croyait pas» lors de l’arrivée de la première vague, pourra-t-on encore le soutenir pour la seconde?
Ce qui se passe dans les grands pays de l’hémisphère nord est-il la bande-annonce qui peut se produire dans les pays en développement, en Inde ou en Afrique ?
Déjà, les pays tempérés de l’hémisphère Sud doivent avoir l’impression de voir avec nous la bande-annonce de ce qui va se produire ces prochains mois. Mais vous avez raison, et c’était d’ailleurs le mobile essentiel de la déclaration du Covid-19 comme urgence de santé publique de portée internationale par le directeur général de l’OMS le 30 janvier : la vulnérabilité des pays les plus pauvres de la planète face à cette crise sanitaire s’avère particulièrement préoccupante. Ces pays, souvent avec une population très jeune, risquent de ne pas pouvoir sauver leurs jeunes comme les pays les plus riches auront pu le faire dans l’immense majorité des cas.
Pourquoi ?
Parce que même débordées, les réanimations dans les pays du Nord ont pu fonctionner à plein régime et sauver les plus jeunes pour la plupart. Si la mortalité un peu partout est restée très faible chez les jeunes avec ce nouveau coronavirus, c’est parce que ceux qui ont dû passer par la case réanimation s’en sont sortis sans encombres. Il ne faut pas oublier que la moitié des personnes hospitalisées en réanimation en France pour Covid-19 a moins de 60 ans. Elles ont survécu, pour l’immense majorité, lorsqu’on leur a prodigué des soins aux standards de qualité de nos systèmes de santé. Qu’en sera-t-il dans les pays d’Afrique subsaharienne où l’on ne dispose souvent ni de ventilateurs ni de réanimateurs pour les faire fonctionner?
La pandémie de Covid-19 «menace l’humanité entière», va jusqu’à alarmer le secrétaire général de l’ONU. Une façon d’appeler à la mobilisation générale ?
On entend des beaux discours dans les agences onusiennes, mais on n’observe toujours pas de convocation du Conseil de sécurité de l’ONU (ce qui avait pourtant été le cas lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2015). L’ONU semble vouloir se tenir prudemment en dehors de cette crise planétaire et majeure. Ne menace-t-elle pas elle aussi la sécurité mondiale? Ne risque-t-on pas de voir émerger des conflits si des pays entiers n’arrivent pas à faire face ?
Ne risque-t-on pas de voir arriver à la tête de grandes démocraties des régimes autoritaires ?
Il y a toujours un risque de voir des pratiques autoritaires (le traçage des contacts, l’ordre de confinement, les restrictions de diverses libertés) prolongées plus durablement après la fin d’une telle épidémie, mais dans les démocraties c’est le peuple qui en décide. Il faut que l’on propose au peuple ou à ses représentants un choix, à l’automne, si une seconde vague devait survenir : le lockdown, c’est-à-dire le confinement que l’on a connu ces dernières semaines et l’économie au ralenti. Ou les tests en masse, et l’acceptation temporaire et bien cadrée d’un traçage quasi policier de tous nos contacts afin d’isoler le maximum de contaminations suspectes, sans arrêter l’économie ni fermer les écoles. Mais en restreignant peut-être les grands rassemblements. Et cela jusqu’à ce que 50% à 70% de la population soit immunisée contre ce coronavirus.
(1) Ed. La Martinière, 2008.

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