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lundi 30 mars 2020

YAYOI KUSAMA, POINTS CULMINANTS

Par Judicaël Lavrador
 29 mars 2020 

Internée volontaire depuis les années 70 dans un hôpital psychiatrique de son pays, la prolifique artiste japonaise nonagénaire a bousculé les codes de l’avant-garde à New York où elle vécut durant seize ans. Avant de devenir une star mondialement adulée.

Yayoi Kusama dans son atelier en août 2012.
Yayoi Kusama dans son atelier en août 2012. Photo AP. Itsuo Inouye
En 1957, s’échappant du conservatisme et d’une famille qui bridait sa vocation d’artiste, appelée par les sirènes de l’avant-garde, Yayoi Kusama part tenter sa chance à New York. Elle y fera son trou. Mais, seize ans après son arrivée, elle revient à la case départ à Tokyo où, un peu de son plein gré, elle prend ses appartements à l’hôpital psychiatrique de Seiwa, situé dans le quartier de Shinjuku, une institution progressiste qui accepte les internements volontaires.
Aujourd’hui âgée de 91 ans, la plasticienne est passée depuis belle lurette au rang de star mondiale, tant sa notoriété et son allure de fée ensorcelante, cheveux rouges, mine fermée et robe assortie à ses motifs bourgeonnants, ont dépassé le champ de l’art contemporain. Mais la «princesse des petits pois» est toujours pensionnaire de cet asile, profitant à plein de la vie réglée comme du papier à musique qu’elle s’est autoprescrite et de la proximité de son atelier qu’elle a aménagé de l’autre côté de la rue.
Dans son autobiographie Infinity Net, publiée en 2012 par la Tate, elle raconte ses va-et-vient entre les deux bâtiments et le ronron explosif de sa cadence créatrice : «La vie à l’hôpital me plie à un emploi du temps bien établi. Le soir, je me retire à 9 heures et le lendemain matin je me lève de manière à être à l’heure pour le test sanguin de 7 heures. A 10 heures, tous les matins, je me rends à mon atelier et je travaille jusqu’à 6 ou 7 heures. Le soir, j’écris. Dans des journées comme celles-là, je suis capable d’être pleinement concentrée sur mon œuvre, avec pour résultat que, depuis mon retour à Tokyo, je suis extrêmement prolifique.» A dire vrai, acharnée de travail, elle l’a toujours été.
Élixir de jouissance
C’est en partie pour faire une courte convalescence, d’ailleurs, qu’elle dit être rentrée au pays, sans savoir alors qu’elle n’en bougerait plus seize ans durant. Sa santé avait commencé à se dégrader à New York, en 1973. Kusama se savait malade et ne l’avait jamais caché : son art a toujours été la seule voie possible pour guérir ses troubles mentaux. Les deux, l’art et l’anxiété chevillée au corps, sont apparus ensemble, dès l’enfance, dans une illumination dont Kusama a maintes fois témoigné comme d’un moment déclencheur. La Japonaise avait 10 ans quand elle s’est aperçue que les petites fleurs rouges qui ornaient la nappe de la cuisine s’étaient répandues partout dans la pièce. L’avait alors envahie ce pressentiment : «Tout mon corps, tout l’univers en seront pleins ; moi-même je m’acheminerai vers l’auto-anéantissement, vers un retour, vers une réduction, dans l’absolu de l’espace et dans l’infini d’un temps éternel. Peindre était la seule façon de me garder en vie, ou à l’inverse était une fièvre qui m’acculait moi-même.»
A New York, en 1957, ses toiles étendent sur des mètres et des mètres l’obsessive répétition d’un motif de filet au tressage souple et sans tenue. Sans composition, sans centre, blancs et noirs, ces «infinity nets» font de la monotonie un élixir de jouissance et hésitent entre l’expressionnisme abstrait finissant et un minimalisme naissant, sans choisir leur camp. L’un et l’autre étant de toute façon le pré carré d’hommes uniquement, Kusama se tient à la lisière de tous les mouvements, se souciant seulement mordicus de se positionner à l’avant-garde de l’avant-garde, allant jusqu’à déclencher des happenings avant que le genre ne soit bien vu. Les siens jetaient dans la rue des performeurs, tout nus, simulant (ou pas, il y a un doute aujourd’hui) des scènes d’orgie (titre de la revue qu’elle fait alors paraître). Elle crée aussi une ligne de vêtements (avec un trou aux fesses) qu’elle présente dans des défilés selon une stratégie pré-pop et hérisse ses sculptures de grappes de phallus en textile, mous, ou de forme organique en matières synthétiques.
«Formes tourbillonnantes»
Aux Etats-Unis, elle n’est pas tout à fait isolée. La grande historienne de l’art Lucy Lippard l’inclut dans les tenants de «l’abstraction excentrique». Kusama expose en galerie, est amie avec Donald Judd (qui sera un temps son petit ami), avec Georgia O’Keefe et surtout avec Joseph Cornell qui va devenir son grand amour platonique. De sa relation avec cet artiste aux collages surréalistes d’images et d’objets enclos dans des petites boîtes vitrées, elle dit : «Je détestais le sexe et il était impuissant, alors on était faits l’un pour l’autre.» La mort de Cornell en 1972, l’ire de la presse (y compris artistique) qui se lasse du culot opportuniste de cette Japonaise engagée sur tous les fronts (féministe, pacifiste), la justice américaine, qui la menace d’emprisonnement, et même le FBI, qui veut la poursuivre, l’incitent finalement à prendre du recul au Japon. «J’ai laissé mon appartement new-yorkais comme il était, parce que j’avais prévu de revenir, se souvient-elle. Mais à Tokyo, ma vision s’est brouillée et j’ai commencé à avoir des hallucinations. J’ai décrit au docteur les formes tourbillonnantes bleues, rouges et blanches que je voyais, mais il n’a pas pu en déceler les causes. C’est à cause de ça et d’autres problèmes de santé que je me suis résolue à rester au Japon et à entrer à l’hôpital de Seiwa en 1975.» A cause du fossé culturel et social avec New York, Tokyo lui tape sur les nerfs. «Peu après mon arrivée, raconte-t-elle, en montant un escalier du métro, je fus envahie par un tsunami de gens qui en descendaient. Et quand je fixais un par un tous ces gens, j’étais frappée par leur manque de personnalité : ils agissaient tous de la même manière, étaient habillés de la même manière et affichaient tous la même expression vide.» Elle préférera donc ne plus les voir et, sans renoncer à faire œuvre, bornera son existence à ses va-et-vient entre l’hôpital et l’atelier.
Pois multicolores
Là, dans un premier temps, elle se remet au collage de petits papiers déchiquetés. L’un d’eux entérine l’idée d’un retour aux sources : Soul Going Back to Its Home (1975) figure une nuée d’oiseaux, becs, plumes et œil sombres, encadrant un paysage au bleu crépusculaire sur lequel plane, toutes ailes déployées, l’ombre d’une chouette, tandis qu’au milieu, un bandeau de son filet abstrait se déchiquette et vole au vent. Un critique japonais écrira plus tard : «Devant la fébrile naïveté de ce collage, on peut se demander si son auteure n’a pas perdu la force de continuer à vivre.» Mais Kusama, qui entame sa traversée du désert, se met aussi à écrire des poèmes et des romans qui lui permettent d’éclairer des aspects de sa personnalité, qu’elle n’aurait pu atteindre par les arts plastiques. «Cela m’a permis de réorienter mon âme», se réjouira-t-elle. Et ce, sur les chapeaux de roues : «Dans mes écrits, comme dans mon art, les images éclosent et se répandent, les unes après les autres. J’ai écrit jusqu’à une centaine de pages par jour. J’ai écrit cent poèmes en deux jours. J’ai sorti Manhattan Suicide Addict [première autobiographie sulfureuse où l’artiste règle ses comptes avec l’Amérique puritaine, ndlr] en trois semaines, dans une explosion d’énergie magique. Et le livre a été publié sans aucune correction.» C’est dix ans plus tard qu’elle reviendra sur le devant de la scène avec une première rétrospective au Japon, et en 1989, à New York, puis ce sera l’Europe, puis le pavillon nippon à la Biennale de Venise en 1993 où l’artiste déploiera ses cabines tapissées de miroirs qui démultiplient à l’infini le reflet du spectateur, minuscule silhouette dans un cosmos animé d’une pulsation de pois électriques multicolores. Ces caissons-là, conçus avec son équipe d’assistants, pourraient bien apparaître au final comme la topographie imaginaire de son atelier et de sa chambre d’hôpital : un espace clos et infini à la fois, vertigineux et moelleux, avec lequel le corps et l’esprit finissent par ne faire qu’un.
Mercredi, cinquième volet de notre série : la littérature de sanatorium

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