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vendredi 3 avril 2020

Amani Ballour, aux soins du peuple

Par Hala Kodmani, photo Rémy Artiges pour "Libération" — 2 avril 2020





Photo Rémy Artiges pour Libération



Cette pédiatre syrienne, devenue directrice d’un hôpital rebelle près de Damas, a fait l’objet d’un documentaire nommé aux oscars.

Visage de mater dolorosa échappée d’une église d’Orient. Regard encore pétrifié par tout ce qu’il a vu. Voix douce habituée à réconforter les enfants blessés. Amani Ballour que l’on retrouve au petit-déjeuner à son hôtel parisien est la même que dans les sous-sols de l’hôpital de guerre qu’elle a dirigé jusqu’en 2018 dans la banlieue de Damas sous les bombes. Dans un rare grand sourire, elle confie : «Ça me fait tellement de bien de pouvoir parler en arabe.» La pédiatre syrienne de 33 ans parcourt depuis des mois les capitales mondiales pour plaider la cause humanitaire des Syriens, à Idlib en ce moment. Elle ne change pourtant ni d’allure ni d’humeur. Foulard bien serré autour de la tête et long manteau étroit sur son corps menu, elle garde cette tenue habituelle et majoritaire des femmes des milieux conservateurs de la Syrie défavorisée. Elle s’est présentée ainsi même au milieu des stars en robes de soirée décolletées sur le tapis rouge des oscars en décembre. Le film The Cave («la grotte»), dont elle est l’héroïne, figurait parmi les cinq nommés dans la catégorie documentaire.

Tête de fer dans un hijab de soie : derrière son apparence austère, la jeune femme audacieuse a relevé bien des défis. «Ma première chance est d’avoir réussi à échapper au mariage précoce auquel mes sœurs ont été contraintes», raconte l’avant-dernière d’une famille de six enfants. La pratique est normale à Kafr Batna, une localité populaire et surpeuplée de la Ghouta orientale, à la périphérie de Damas, où Amani Ballour est née. Son père, petit fonctionnaire, venait de prendre sa retraite quand elle a obtenu brillamment son bac. «Mon père commençait à avancer en âge et à faiblir en autoritarisme»,raconte la jeune femme. Il a quand même fait pression sur elle, soutenu par tout son entourage pour l’empêcher de faire des études d’ingénieure comme elle en rêvait, parce que «c’est un métier pour homme. La médecine était mon deuxième choix. Mon père m’y a encouragée pour le côté prestigieux de la profession. Il m’appelait "Doctora Amani" dès la première année de mes études».
Quand elle entre à la faculté de médecine de Damas en 2005, toute vie est prédestinée dans une Syrie soumise à une dictature verrouillée depuis quarante ans. Mais quand elle commence à se spécialiser en pédiatrie en 2012, le monde autour d’elle a basculé. La contagion du printemps arabe a atteint la Syrie. La Ghouta natale d’Amani Ballour est en première ligne.
«J’avais choisi la pédiatrie parce que je voulais soigner les enfants, mais je n’ai pas eu le temps de poursuivre ma spécialisation», dit-elle sans grand regret. Il est vrai que l’expérience qu’elle acquiert sur le terrain, dans des salles d’urgence de fortune et au milieu du carnage ne lui aurait jamais été enseignée à l’université. Car l’escalade de la violence commence à ravager les localités de la Ghouta.
En 2013, le docteur Amani entre dans «la Grotte», comme on surnomme l’hôpital construit en souterrain à Douma, principale ville de la Ghouta, pour le protéger des bombardements qui visent aussi les structures médicales. Elle est très vite confrontée à «l’inoubliable sommet de l’horreur et de l’impuissance», comme elle dit. Des attaques chimiques tuent en une nuit des centaines d’habitants de la Ghouta orientale. «Les enfants étaient les plus nombreux. Ils suffoquaient et rendaient l’âme sous nos yeux dans l’hôpital.» Elle ne peut dire aujourd’hui si c’était la pire des morts. «Les années suivantes où j’ai vu arriver des enfants ensanglantés et déchiquetés par les bombes, je me suis demandé si les gazés au sarin n’avaient pas eu de la chance.»Mais c’est surtout le tournant politique de l’attaque chimique qui a marqué la Syrienne. «On s’était dit : "Cette fois, c’est bon, le monde va réagir. Obama avait signifié que c’était une ligne rouge." Puis quand l’intervention n’a pas eu lieu, et que le régime a repris ses tirs de missiles contre nous, j’ai vraiment perdu espoir. J’ai décidé de rester auprès des gens alors que mes parents me suppliaient de partir et que j’étais sûre qu’on allait tous mourir.»
La personnalité et la carrière de la toubib s’épanouissent dans les galeries souterraines. Elle s’impose auprès de ses pairs médecins et de ses sœurs infirmières ou cuisinières, une centaine de soignants, qui l’élisent directrice en 2016. «Mais où est donc le directeur de cet hôpital ?» lui crie dans une scène du documentaire The Cave le père d’un enfant gravement malade que la pédiatre prend en main. Quand docteur Amani lui dit que c’est elle, l’homme s’emporte et insiste pour voir un médecin. «On peut changer la mentalité des machos. Les mêmes qui m’avaient rejetée au départ comme directrice de l’hôpital à Ghouta m’ont demandé de rester quand j’ai voulu lâcher mes responsabilités au bout de deux ans», assure-t-elle.
Dans une autre scène du film, docteur Amani refait les tresses d’une fillette malade de 7 ans en lui posant des questions existentielles. «Pourquoi vivons-nous ?» lui demande-t-elle de sa voix douce, enchaînant la réponse : «Pour faire des choses importantes.» La petite ne comprend pas bien et ne sait pas quoi dire quand elle l’interroge : «Que voudras-tu être quand tu seras grande ?» Amani lui propose de devenir médecin, parce que «c’est un métier qui fait avancer les femmes». La cause des soignantes est devenue l’un de ses combats prioritaires aujourd’hui. La Fondation Al-Amal («l’espoir») est dédiée à la promotion de l’autonomie et de la prise de responsabilités des femmes, dans le domaine médical en particulier.
Finalement, il y avait une vie après la Ghouta. Amani Ballour n’a pas vécu comme un soulagement la sortie de la guerre. «L’humiliation nous envahissait en montant dans les autobus verts de l’armée du régime venus nous déporter»,rappelle-t-elle en serrant les lèvres. En avril 2018, après quelque 2 000 jours de siège, Amani a été évacuée de force au terme d’accords de capitulation signés entre le régime et les rebelles. Elle n’est pas restée longtemps dans la région d’Idlib où les bus ont relâché les passagers de la Ghouta. Passée en Turquie, elle y a retrouvé un Syrien avec qui elle était en contact quand elle était bloquée dans la Ghouta. Ils se sont mariés. La visibilité internationale, qu’elle a acquise grâce au documentaire, mais aussi au prix Wallenberg que lui a remis le Conseil de l’Europe au début de l’année, lui ouvre la porte des responsables influents à travers le monde. Mais malgré ce qui ressemble à un happy end, «l’amertume du sentiment de défaite ne me quitte pas», assure Amani Ballour, qui a toujours du mal à sourire. Elle ajoute :«Amertume surtout face à la trahison du monde entier qui a abandonné tout un peuple aux assassins !»

1986 Naissance à Kafr Batna, Syrie.
2012 Diplômée de médecine.
2013 Directrice de l’hôpital souterrain sous les bombes.
2018 Evacuée de la Ghouta.
2019 The Cave (documentaire).
Hala Kodmani photo Rémy Artiges pour "Libération"

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