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jeudi 2 avril 2020

À quoi rêvent les Japonaises d'aujourd'hui ?

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i dans l’imaginaire japonais l’apocalypse est un thème majeur traité par le cinéma, la peinture et l’imagerie manga, le tsunami de mars 2011, avec son tragique contrecoup nucléaire, fait ressurgir le spectre de la catastrophe, intimement lié à l’histoire ancienne et récente de l’archipel. Tokyo Magnitude 8 (2009), entre autres mangas visionnaires, résonne étrangement aujourd’hui. Il évoque les suites d’un puissant tremblement de terre sur la capitale, tout comme A Spirit of the Sun imagine un terrible séisme, suivi d’un tsunami qui ravage Tokyo et provoque l’éruption du mont Fuji. En créant technologiquement l’illusion et le rêve qui nous apparaissent plus réels que le réel, l’image virtuelle se détachait jusque-là de la réalité physique pour nous transporter dans un néo-monde où la matérialité du corps s’estompait, devenant stricto sensu hors jeu. Mais face à une réalité qui vient valider les jeux hors norme du virtuel, quel statut donner à ces expressions cataclysmiques de cauchemars venus hanter les consciences ? S’agit-il d’exorcismes ou de prémonitions ? Et s’il est question d’exorcismes, que devient dès lors le féminin, cible d’une fantasmatique des plus complexes qui ne date pas d’hier ? Pour exemple, la célèbre estampe érotique d’Hokusaï (vers 1814), Le rêve de la femme du pêcheur (ci-contre) est, de ce point de vue, très signifiante. Elle nous montre une femme s’accouplant avec une pieuvre monstrueuse.

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La thématique du corps féminin livré à autant de succions voluptueuses nous laisse entrevoir la proximité d’une étreinte fatale, dont les yeux morts et spongieux de la créature tentaculaire seraient l’augure [2]

[2]
. Jouit-elle ? Rêve-t-elle ? Meurt-elle ? Comment interpréter cette vision de femme, comme disait Edmond de Goncourt, « évanouie dans le plaisir, comme un cadavre ». Nous savons que la tradition japonaise a toujours lié intimement le registre de l’érotique à celui de la mort, et depuis des siècles les pêcheuses sont enveloppées d’un parfum vénéneux. Dans l’imaginaire japonais, la mer c’est la mort. C’est de la mer que les morts viennent visiter les vivants. La réalité était cristallisée dans le rêve et les cauchemars qui hantaient les consciences ont rendu encore plus réel le spectre de la catastrophe avec lequel les Japonais ont toujours vécu. Mais à la conscience plus ou moins inquiète de la menace qu’a toujours fait peser la nature, s’est ajoutée, depuis 1945, la terreur atomique. Godzilla, gigantesque lézard monstrueux, produit de mutations post-Hiroshima, apparaît dans les studios de cinéma japonais en 1954. Mais aujourd’hui, à quoi rêvent les femmes de pêcheurs lorsque la réalité rejoint la fiction et que leur environnement a été dévasté ? Quels sont les fruits qu’elles craignent d’engendrer ? Plusieurs mois après les explosions et la fusion des cœurs de réacteurs nucléaires de Fukushima-Daïchi, les villes situées aux alentours de la centrale (soit au-delà des 30 km fixés comme zone de danger) n’ont toujours pas été évacuées, et face à cet ennemi invisible, inodore, silencieux, la population met en cause le gouvernement, et considère que le pays ne protège pas ses enfants [3]

[3]
. Nombreux sont ceux qui réclament l’évacuation des enfants, des jeunes filles et des femmes enceintes. Ils se sont constitués en une association qui a demandé aux enfants de Fukushima d’écrire des lettres sur ce qui se passe dans leur région où règne le silence de l’atome. Parmi ces lettres, il y a celle d’une petite fille de 9 ans qui demande : « Est-ce que j’accoucherai d’un enfant normal quand je serai grande ? » On voit bien ici qu’en se mêlant de tout, le sexuel est « coextensif à l’ensemble des activités humaines dans lesquelles il ne demande qu’à s’immiscer » (André, 1999, p. 144), jusques et y compris dans la catastrophe nucléaire. Quand la femme du pêcheur d’Hokusaï garde les yeux fermés dans cet accouplement tentaculaire, à quoi rêve-t-elle ? Quand celle de « Fécondation impie » (voir la bande dessinée de Kanako Inuki, La femme défigurée, T.2, Delcourt, cf. p. suiv.) qui annonce l’horreur de Parasitic Beast, a les yeux grands ouverts, que regarde-t-elle ? Entre rêve et vision hallucinée, il y a l’écriture du désastre dont les mangas, énigmatiques peintures affolées d’étranges scènes primitives, se font l’écho.


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