Confrontés à la nécessité de gérer une situation inédite en temps de paix, les gouvernements promulguent des mesures qui inquiètent.
Partout en Europe, devenue en quelques semaines l’épicentre de la pandémie de Covid-19, les restrictions se multiplient. Interdiction de rassemblement, circulation soumise à autorisation, déplacements limités, utilisation de drones pour traquer les contrevenants, collecte de données de géolocalisation, lois d’exception : l’état d’urgence sanitaire décrété dans plusieurs Etats membres de l’Union européenne (UE) met à rude épreuve les libertés fondamentales au cœur des démocraties européennes.
Les mesures radicales prises en Chine, comme l’utilisation de la reconnaissance faciale pour faire respecter le confinement, ont aujourd’hui leurs adeptes sur le continent.
D’autres, défenseurs des droits humains et parlementaires, s’inquiètent de l’utilisation massive et inédite des technologies modernes. Dans une tribune, parue le 20 mars dans le Financial Times, intitulée « Le monde après le coronavirus », l’historien israélien Yuval Noah Harari soulignait ainsi : « Des décisions qui, en temps normal, prendraient des années de tergiversations sont actées en quelques heures. Des technologies immatures, et même dangereuses, sont utilisées, car les risques de ne rien faire sont plus grands. »
Tout est allé si vite, en effet, avant que ne s’installe partout un macabre décompte quotidien de morts contraingnant les gouvernements à réagir en catastrophe. Dans la transparence, certes. Mais jamais, en temps de paix, des mesures liberticides hier encore impensables n’ont été prises sur le sol européen avec une telle vélocité. Et acceptées.
L’heure n’est pas au débat
Alors qu’aux Pays-Bas le gouvernement a choisi de ne pas imposer de confinement général, au nom d’une prétendue impossibilité de l’établir et du respect de la liberté individuelle, le gouvernement belge, lui, a pris rapidement une décision opposée. Minoritaire, mais soutenue par une bonne partie de l’opposition, l’équipe de la première ministre libérale, Sophie Wilmès, dispose désormais de « pouvoirs spéciaux ». Elle peut donc décider sans passer par le Parlement.
« L’objectif est légitime, mais l’action devra être régulièrement évaluée, estime Me Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains. Car le risque, avec des mesures adoptées dans l’urgence, c’est qu’on oublie de les supprimer une fois la crise passée, ce à quoi on a parfois assisté avec les attentats. » Les rappels à l’ordre sur le respect du confinement sont certes nécessaires, ajoute l’avocate, « mais personne n’a envie, pour autant, de voir s’installer un Etat policier ». Partout, les mêmes doutes animent les professionnels du droit.
L’heure n’est pourtant pas au débat dans une Espagne confrontée à une situation dramatique, qui voit les hôpitaux submergés et le nombre de décès augmenter chaque jour. Pas plus qu’en Italie, elle aussi durement éprouvée : nul ne conteste la présence des militaires dans la rue avec des pouvoirs de police, ou les opérateurs téléphoniques renseignant les pouvoirs publics sur l’ampleur de la circulation, comme à Milan.
Même constat au Royaume-Uni, pays si fier de sa démocratie parlementaire, où la décision de confiner la population, finalement prise le 23 mars au soir, ne suscite pour l’instant quasiment pas d’objection. « End of Freedom » : le Daily Telegraph, journal de la droite conservatrice, était bien seul, le lendemain, à annoncer la couleur. Les autres médias ont tous, au contraire, salué la décision de Boris Johnson, réclamée par une part grandissante de la communauté scientifique et médicale. Même Jeremy Corbyn, chef de file de l’opposition travailliste, n’a pas contesté ce choix.
« Des restrictions de plus en plus sévères »
D’autres mesures ont suivi. Depuis le 26 mars, les policiers britanniques peuvent punir d’une amende, relativement modeste (30 livres sterling, soit environ 33 euros), toute personne sortie de chez elle sans raison « valable », ou des attroupements de plus de deux personnes. Pour l’instant, il n’est pas nécessaire de remplir un formulaire pour sortir de chez soi, comme en France, mais certains comtés ont déjà commencé à passer à la vitesse supérieure, notamment le Derbyshire, dans le nord de l’Angleterre, où la police a utilisé des drones pour traquer les promeneurs dans le parc national de Peak District.
En Finlande, les remous provoqués par la mesure la plus invasive, le bouclage de toute la région d’Uusimaa, autour d’Helsinki, instaurée le 25 mars par le gouvernement de coalition dirigé par la sociale-démocrate Sanna Marin, se sont vite dissipés. Les 1,7 million d’habitants n’ont pourtant plus le droit de quitter cette région jusqu’au 19 avril, au nom du droit à la vie.
Pour Eirik Holmoyvik, professeur de droit à l’université de Bergen, il n’existe « aucun précédent juridique en temps de paix »
« Le gouvernement a l’air déterminé à adopter progressivement des restrictions de plus en plus sévères », constate Martin Scheinin, professeur de droit international et ancien rapporteur des Nations unies sur les droits humains et le contre-terrorisme. Mais, tempère-t-il, « si le gouvernement exerce des pouvoirs exceptionnels, le Parlement n’a pas renoncé à son pouvoir de contrôle, ce qui veut dire que le système démocratique n’a pas été mis de côté, mais seulement modifié ».
Après l’adoption d’une loi d’urgence, le 21 mars, c’est au contraire un vif débat qui s’est instauré en Norvège, au cours duquel la première ministre, Erna Solberg, a même dû se défendre d’avoir tenté « un coup d’Etat ». Le texte initial visait à donner les pleins pouvoirs au gouvernement. Magistrats et professionnels du droit ont réagi massivement, critiquant un « chèque en blanc » au gouvernement. Pour Eirik Holmoyvik, professeur de droit à l’université de Bergen, qui s’est adressé par courrier aux parlementaires, il n’existe « aucun précédent juridique en temps de paix ». L’association des avocats norvégiens s’est elle aussi opposée au projet de loi, considérant qu’il allait « bien plus loin que nécessaire ».
Cette mobilisation a poussé les députés à exiger des garde-fous : la loi ne sera applicable que pendant un mois, avec possibilité de la prolonger ; le contrôle exercé par les tribunaux a été renforcé ; et surtout, il suffit qu’un tiers des députés s’opposent à une initiative du gouvernement pour la rendre caduque.
Utilisation des données de géolocalisation
« Temporaire » : ce mot revient dans beaucoup de capitales pour apaiser les craintes. Ainsi, en Allemagne, où un quasi-confinement a été mis en œuvre depuis le 23 mars, largement approuvé, ces restrictions font-elles l’objet d’un rappel quotidien de personnalités politiques, de juristes et d’éditorialistes, sur le fait qu’elles ne peuvent être légitimes que si elles sont passagères.
La question la plus discutée dans le pays a porté sur l’utilisation des données de géolocalisation. Le ministre de la santé, Jens Spahn (démocratie-chrétienne, CDU), qui en est l’ardent avocat, a soulevé de vives critiques avec une première version d’un projet de loi jugée trop attentatoire aux libertés fondamentales, y compris au sein de sa majorité. Le débat s’est apaisé depuis que M. Spahn a accepté de tenir compte des garanties réclamées par les contempteurs de la première mouture du texte, qui réclamaient que l’utilisation de ces données se fasse sur la base du volontariat.
Il en va tout autrement en Hongrie, lanterne rouge de l’Europe, où Viktor Orban veut donner à son gouvernement le droit de légiférer par décret dans tous les domaines, sans date limite.
Parfois, des mesures jugées abusives ont été arrêtées in extremis. En Bulgarie, le président Roumen Radev (socialiste) a choisi de mettre son veto à une partie du projet adopté par la majorité conservatrice au Parlement, dans le cadre de l’état d’urgence. Il a notamment refusé le durcissement des sanctions pour « propagation de fausses informations », qui aurait pu être punie de trois ans de prison. Si la loi avait été promulguée, « les experts, les journalistes et les citoyens auraient été obligés de s’autocensurer », a-t-il dénoncé.
Le ministre de la santé danois, Magnus Heunicke, a reconnu que la mesure « allait trop loin par rapport à la liberté des citoyens »
Correction de copie aussi au Danemark où le gouvernement, dirigé par la social-démocrate Mette Frederiksen, voulait aller vite avec l’adoption d’une loi d’exception, dès le 12 mars. Le texte initial prévoyait d’autoriser les forces de l’ordre à pénétrer chez les Danois, soupçonnés d’être contaminés, sans autorisation d’un magistrat. Le paragraphe a, depuis, été supprimé. La loi permet tout de même de prendre en charge, sous la contrainte, les personnes infectées par le virus et, le cas échéant, d’imposer la vaccination de toute la population.
Le 24 mars, la direction de la sécurité des patients, qui encourageait les Danois à dénoncer le comportement suspect d’une personne contaminée, a elle aussi fait marche arrière, face au déferlement de critiques. Le ministre de la santé, Magnus Heunicke, a reconnu que la mesure « allait trop loin par rapport à la liberté des citoyens ».
Copenhague estime cependant que ce n’est pas suffisant, et prépare deux nouvelles lois pour interdire les rassemblements de plus de trois personnes ou l’accès à certaines zones géographiques, et pour durcir les peines concernant, notamment, le vol d’équipement ou de masques de protection.
Atteintes à l’Etat de droit en Pologne
L’état d’urgence, qui ne dit pas toujours son nom, pose aussi problème. En Pologne, à six semaines de l’élection présidentielle, prévue le 10 mai, l’exercice du droit de vote dans des conditions correctes soulève les plus vives inquiétudes.
Pour le médiateur de la République et défenseur des droits civiques polonais, Adam Bodnar, « d’un point de vue juridique, la loi spéciale sur le coronavirus, de même que les multiples décrets adoptés équivalent presque à un état d’urgence, que le pouvoir refuse de mettre en place formellement pour des raisons politiques. »
L’état d’urgence ou celui de catastrophe naturelle, réclamé de vive voix par l’opposition, obligerait en effet la majorité ultraconservatrice du PiS (parti Droit et justice) à reporter l’élection présidentielle, et à se priver ainsi de l’avantage considérable dont elle bénéficie : le président sortant, Andrzej Duda, grand favori du scrutin, est aussi le seul à bénéficier d’une exposition médiatique importante en ces temps de semi-confinement généralisé.
La situation inquiète d’autant plus l’opposition que la majorité ultraconservatrice s’est illustrée ces dernières années par de multiples atteintes aux principes de l’Etat de droit, objets de conflits chroniques avec les institutions européennes.
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