Le maintien de la continuité pédagogique « coûte que coûte » fait craindre à la communauté éducative l’exacerbation des inégalités sociales et scolaires.
Il y a les familles pour lesquelles la « continuité pédagogique », après deux semaines d’école à distance, est déjà sur des rails : on s’y lève « comme pour un jour d’école », on découvre « ensemble » le mail de la maîtresse, on établit un « plan de travail » quotidien… Et puis il y a toutes celles dont les enseignants disent ne pas trop savoir ce qui s’y passe et comment on s’y organise scolairement. Parce que le lien « avec le système » était déjà difficile à maintenir avant le confinement ; parce que l’équipement informatique et les possibilités d’accompagnement manquent ; parce que la barrière de la langue et la précarité jouent.
« Chez nous, on n’a pas d’ordinateurs, pas de mails… En quinze jours, je suis allée chercher les devoirs deux fois à l’école », raconte une mère de cinq enfants qui a requis l’anonymat. Dans cette famille serbe − la maman est au foyer, le père au chômage −, installée en Rhône-Alpes, on met sur le même plan les obstacles matériels et linguistiques. « Je ne parle pas très bien le français, parfois je ne comprends pas les exercices, alors j’appelle la maîtresse, explique la mère. On fait comme on peut, mais c’est très difficile. »
Les parents de Léandro, 8 ans, scolarisé dans la banlieue grenobloise, peuvent, eux, s’appuyer sur leur aînée, Claudia, 18 ans. Nés au Portugal, « ils n’ont pas fait d’études et ne sont pas à l’aise avec Internet, confie leur fille. Moi, j’ai eu mon bac ; les choses que j’ai déjà faites, je peux les montrer à mon petit frère. Pour l’instant, le plus dur c’est de le motiver »…
A quatre sur un smartphone
Chez les Kerras, à Vaulx-en-Velin (Rhône), on essaie de se « débrouiller avec les moyens du bord », explique la maman, Ibtissem, 33 ans. Des moyens qui se résument à un smartphone − le sien − sur lequel travaillent « par roulement » ses quatre enfants déjà scolarisés de 5, 9, 10 et 12 ans. Un casse-tête à gérer, dit-elle, avec un bébé de 11 mois dans les bras.
« On était sur le point d’acheter un ordinateur quand le confinement a démarré. On n’a pas eu le temps… » Pas d’imprimante à la maison (« on en a une au salon de coiffure de mon mari, mais il a fermé »). Alors il faut « s’abîmer les yeux » sur l’écran du téléphone, raconte-t-elle. Accepter de ne « pas tout faire », même si « ça stresse tout le monde ». Et se résoudre à sortir : Ibtissem l’a encore fait, ce vendredi, pour aller récupérer un sac de photocopies mis à sa disposition, devant le portail de l’école, pour son fils de 9 ans en CE2.
Son témoignage n’est pas isolé : dans les centres-villes comme dans les zones isolées, remontent des cas de « sorties pour raisons scolaires » que nombre de rectorats autorisent (un « motif familial impérieux ») sans les encourager.
« Faut-il, au nom de la continuité pédagogique, prendre de tels risques ? », s’interroge Florence Claudepierre, porte-parole dans le Haut-Rhin de la fédération de parents d’élèves FCPE. Dans ce département foyer de l’épidémie, l’entraide entre parents d’élèves « tourne à plein régime », dit-elle. Pour le meilleur… et pour le pire : « Coûte que coûte, des mamans se donnent rendez-vous pour s’échanger des documents. Des collégiens se rassemblent aussi, le soir, pour les devoirs. La pression scolaire doit-elle faire oublier la santé ? »
« Coûte que coûte, des mamans se donnent rendez-vous pour s’échanger des documents. La pression scolaire doit-elle faire oublier la santé ? », s’interroge Florence Claudepierre, porte-parole dans le Haut-Rhin de la FCPE
Partout, et en premier lieu dans les territoires où les difficultés sociales et scolaires se cumulent, enseignants et chefs d’établissement appellent, aujourd’hui, à faire baisser cette pression. A « temporiser », disent-ils, pour tenir au moins jusqu’à début mai − le « cap » pour l’instant fixé pour un retour en classe par le ministre de l’éducation. A « décélérer », pour ne pas accroître les inégalités entre les élèves proches de la « culture scolaire » et ceux qui en sont les plus éloignés.
Pour pallier le fossé, rectorats et collectivités se sont engagés à équiper au plus vite les 5 % d’élèves – sur 12,7 millions − qui n’ont pas le matériel pour suivre des cours à distance. Mais la « fracture sociale » ne peut se résumer à cette « fracture numérique ».
« On compte entre 1,2 million et 1,3 million d’enfants dont les familles sont en grande difficulté aujourd’hui, rappelle l’inspecteur général honoraire de l’éducation, Jean-Paul Delahaye, et environ 100 000 mineurs isolés, enfants du voyage, jeunes vivant dans les squats ou hébergés par le Samusocial. »
Peur de creuser les écarts
« Les militants de notre réseau nous alertent sur des situations de familles que l’enseignement à distance met à la peine, souligne aussi Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde. L’expression de continuité pédagogique est compliquée à comprendre. On fait comme si les parents étaient des pédagogues. Or ils ne le sont pas. »
Coralie Vieira, qui élève seule ses deux enfants dans la périphérie de Grenoble, ne s’en cache pas : « Même avec l’équipement nécessaire, je ne crois pas que j’y arriverai. Je ne peux pas me substituer à la maîtresse. » Les « schémas », les « conversions » sur lesquels travaille son fils, en classe de 5e, « c’est trop loin pour moi », explose-t-elle : « J’ai peur pour mon fils, peur de mal lui apprendre… »
Cette peur de creuser les écarts, la communauté éducative la ressent aussi. Depuis les tout premiers jours du confinement. « On a voulu démarrer plein pot la semaine dernière, témoigne une principale de collège en Rhône-Alpes, qui a requis l’anonymat. Les cours qui s’arrêtent, ça nous a tous pris de court ; il fallait absolument qu’on se débrouille pour que les enfants avancent. » Le numérique, les classes à distance ont semblé offrir une planche de salut.
« On a voulu y croire, poursuit la chef d’établissement, avant de comprendre qu’avec cette méthode et à ce rythme, on prenait le risque de laisser toute une frange de gamins au bord du chemin. » Sur les 400 élèves de son collège, les contacts sont difficiles avec une soixantaine, confie-t-elle.
« Avec cette méthode et à ce rythme, on prend le risque de laisser toute une frange de gamins au bord du chemin », regrette une chef d’établissement
A Bobigny, dans le collège relevant de l’éducation prioritaire dont il est le référent, Alain Pothet a comptabilisé, au dixième jour du confinement, un tiers des élèves de 3e qui ne s’étaient pas encore connectés. Toutes classes confondues, ils étaient « entre 170 et 200 aux abonnés absents », estime l’inspecteur pédagogique.
« Ne rien imprimer »
Les professeurs ne comptent pas les courriels et les coups de fil. Avec plus ou moins de succès. « J’appelle toutes les familles deux fois par semaine, témoigne un professeur de CP à Lille. Il y a quelques jours, j’ai reçu par SMS, en photo, tous les exercices demandés, recopiés à la main par une maman, et complétés par l’élève, sur des feuilles volantes de cahier arrachées, raconte-t-il. Douze pages en tout. La famille n’avait pas de quoi racheter une cartouche d’encre… j’en ai pleuré de rage ! »
Chargé d’un CP-CE1 dans une école de la Croix-Rousse, à Lyon, Raphaël Vulliez se démène pour rester en contact avec les 23 familles qui composent sa classe. Cinq n’ont pas Internet. Pour deux d’entre elles, il n’a ni téléphone ni adresse. Et plus aucune nouvelle depuis le 13 mars, dernier jour d’école. « Vouloir maintenir une classe virtuelle me semble un peu illusoire, dit-il. Une classe, ce sont d’abord des interactions sociales. » Pour les parents qui n’ont pas de quoi imprimer à la maison, Raphaël Vulliez met à disposition des « pochettes de travail », dans un chariot laissé à l’entrée de l’école.
Marie-Hélène Plard, directrice d’une maternelle en Seine-Saint-Denis, défend une autre option : « Ne rien imprimer. » « Toutes les activités que nous proposons doivent pouvoir être faites avec des ressources qui sont déjà à la maison », explique la porte-parole départementale du syndicat SNUipp-FSU. Avant le confinement, elle et ses collègues ont distribué tout le matériel − les manuels, les livres − à disposition dans l’école. « Depuis, on anime une sorte de veille, dit-elle ; une veille humaine, sociale et sanitaire auprès de familles pour qui le confinement est particulièrement difficile… La pédagogie, on en refera en classe ! »
Car, même si la date n’est pas encore connue, tous ont en tête l’objectif du retour à l’école. « Il faudra tenir compte de tout ce qui se sera passé pendant le confinement, et de tout ce qui ne se sera pas passé pour certains élèves », pointe l’inspecteur Alain Pothet.
Le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, a d’ores et déjà évoqué une « remise à niveau pour tous ». « Je veux croire que la reprise se fera tranquillement, défend Anne-Lise, enseignante en élémentaire près de Lyon. Un peu comme un retour de grandes vacances, quand il faut se remettre doucement dans le bain… et qu’on est tous heureux de se retrouver. »
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