«Les historiens sont mauvais prophètes. Ainsi, un excellent historien des maladies, William Beveridge, a publié en 1977, année où le sida couvait déjà sur les côtes américaines, un ouvrage intitulé Influenza, the last great plague (La grippe, la dernière grande pestilence). » (Mirko Grmek, Histoire du sida, 1989)[1]
Lèpre, paludisme, typhoïde... Les diverses maladies épidémiques « ont forgé le destin des civilisations », rappelle Mirko Grmek[1]. Flash-back sur quelques stars anciennes ou plus récentes du festival mondial du film d’horreur des affections contagieuses. Frissons garantis d’angoisse collapsologique...
Le concept de contagion
Philippe Labro rappelle que le médecin n’est jamais omniscient, surtout face à une pandémie nouvelle : « On ne sait pas tout. Dans mes contacts avec l’univers de la médecine, j’ai toujours écouté celui qui disait : ‘‘Vous savez, je ne sais pas tout !’’.
Malgré certains précurseurs comme Ibn-al-Khatib (à Grenade) expliquant au XIVème siècle que « le contact avec des malades peut suffire à donner la maladie, alors que l’isolement maintient à l’abri et que le mal peut se transmettre par les vêtements ou la vaisselle », le principe de la contagion n’a pas toujours été compris. Émergeant lentement, ce concept de contagion semble installé dès le XVIème siècle, époque où (écrit Pierre Theil[2]) la maladie « n’est plus perçue uniquement comme un châtiment divin, mais comme l’effet d’un ‘‘miasme’’ » et où apparaît plus nettement la conscience d’une transmission possible d’un individu à l’autre, non par « l’effet d’un mystérieux décret de la Divinité », mais par l’intervention systématique d’un « agent subtil » : pour ce cheminement épidémique, « Dieu a besoin de ‘‘miasmes’’ (nous dirions aujourd’hui de microbes). »
Une peur atavique
Certes, l’agent contaminant n’est pas toujours correctement perçu, jusqu’à Louis Pasteur qui propose un profond changement de paradigme, en rattachant l’origine des affections contagieuses à des micro-organismes. En entendant aujourd’hui Emmanuel Macron marteler « Nous sommes en guerre », on pense immédiatement à l’aphorisme de Pasteur, lors du conflit de 1870 : « Nos plus grands ennemis, ce sont les microbes. » Depuis des siècles, faute de préciser l’étiologie d’une maladie infectieuse, l’observation attentive suggère l’implication d’un « facteur responsable » dans l’environnement du patient. Par exemple, pour le paludisme, longtemps appelé « malaria », l’étymologie est révélatrice : le mot « malaria » signifie « mauvais air » en italien, car on rendait explicitement (mais à tort) « l’air vicié » responsable de cette maladie. Si les affections épidémiques proviennent généralement des bactéries, des virus, ou des parasites, certains troubles (frappant de nombreuses personnes) prennent le masque d’une épidémie, mais résultent en fait soit d’une carence (par exemple le scorbut ou le béribéri), soit d’un toxique exogène : nous évoquerons un tel cas dans une prochaine tribune, consacrée au sinistre mal des ardents, dû à une intoxication méconnue par l’ergot du seigle.
La norme pathologique
Contre toute attente, il est parfois difficile de distinguer état normal et pathologique. Comme dans l’histoire de cette mère-chameau désolée : « J’ai des difficultés à marier ma fille, une ravissante chamelle, mais affligée d’une infirmité : elle n’a pas de bosse ! » Même trait dans cet épisode du dessin animé Les triplés (d’après la BD de Nicole Lambert) où le ressort humoristique provient d’une brisure d’analogie. Deux des triplés se moquent de leur petite sœur : « Hou, elle a des boutons ! » Cette éruption affecte ensuite l’un des railleurs, la contagion épargnant le dernier : voilà deux enfants atteints et un seul indemne. Par analogie avec la réplique précédente, on attend que le rescapé se moque des deux autres : « Hou ! Ils ont des boutons ! » Mais l’analogie est brisée par la relativité de la norme dans la majorité, et ce sont maintenant les deux sujets atteints qui se gaussent du troisième : « Hou, il n’a pas de boutons ! » Pour paraître normal, l’infortuné bambin simule alors une éruption en se peignant de faux boutons sur le corps ! Avec la méconnaissance, l’absence de tare devient ainsi une grande tare : « Mes frères, ne nous enorgueillissons pas des agréments physiques que Dieu a bien voulu nous accorder mais refuse à d’autres. » Dans cette homélie, un prêtre et ses paroissiens se croient privilégiés d’avoir un goitre thyroïdien ! Inestimable à leurs yeux, cette « faveur divine », présumée héréditaire, ne touche pas les étrangers de la vallée d’Aoste où se déroule cette scène, en 1751. Non tenu pour pathologique, le goitre renforce alors la séduction : les jeunes filles du Valais et de la Tarentaise ont la coquetterie d’insérer le cœur en or de leur collier entre les deux proéminences d’un goitre. Endémique dans ces contrées alpines, le goitre y semble naturel et son absence anormale chez les « étrangers au cou de poulet », comme les montagnards goitreux désignent péjorativement les gens du bord de mer. On sait désormais que cette grâce se refuse aux habitants des plaines côtières car la pathologie thyroïdienne est corrélée au métabolisme de l’iode, élément d’origine marine, d’où l’endémisme goitreux par carence iodée en habitat de montagne isolé. Autre croyance sur la normalité d’une situation anormale : dans des pays où sévit la bilharziose urinaire (Égypte, Afrique tropicale…), maladie exotique se traduisant par des hémorragies urinaires, il existe des populations accréditant l’idée selon laquelle le garçon connaît une puberté accomplie quand il a, lui aussi, ses règles comme la fille : signe de normalité, quand l’hématurie est commune !
La peste
Mirko Grmek[1] note que certaines maladies sont « aussi anciennes que l’homme lui-même » et que des auteurs de l’Antiquité les décrivaient déjà. Par exemple, Hésiode rapprochait, de façon poétique, loimos (la peste) et limos (la famine), « exprimant ainsi une vérité épidémiologique profonde de son temps. » Cette association entre une affection d’allure épidémique et la disette plane aussi sur le Moyen Âge, tant pour la peste (car les rats, vecteurs des puces et du bacille détruisent les stocks de céréales) que pour le redoutable mal des ardents. Ces maladies terrifiantes suscitent un paradoxe des comportements collectifs, les réactions des sujets apeurés oscillant en démarches diamétralement opposées : « Pour guérir, ceux de Paris quittent la ville pour prendre l’air des champs, et ceux de la campagne se réfugient dans Paris ». Ces mêmes attitudes se retrouvent en mars 2020 : près de 20 % des Parisiens (ou d’autres citadins) désertent la grande ville pour avoir des conditions de confinement présumées meilleures en résidence secondaire, alors que d’autres personnes préfèrent au contraire se rapprocher des villes avec un grand hôpital, au cas où le coronavirus viendrait à les frapper. Et dans un contexte d’indigence, des exodes similaires sont observés en Inde et en Afrique, à l’approche de la vague épidémique... À propos de considérations socio-économiques, Marcel Sendrail[3] rappelle cette vertu cardinale des grandes épidémies comme la peste, l’arasement des différences sociales : « Dans un sillage d’horreur, la Mort fondit sur l’Europe, une mort qui imposait à tous une égalité refusée aux vivants, cette égalité sinistre qui traînait indistinctement à la fosse et aux vers rois et laboureurs, prélats et mendiants. » Avec la peste de 1348 sonne « le glas de la peur. » Arrivant à Messine, en Sicile, les passagers de galères en provenance de Crimée racontent que « des assiégeants Mongols, décimés par un fléau mystérieux, avaient dû battre en retraite, mais auparavant leur chef, le Khan Djanisberg avait fait jeter par-dessus les murailles des centaines de cadavres, ‘‘afin que les Chrétiens fussent anéantis par leur puanteur’’... La panique dispersa la population, mais diffusa du même coup le mal. » Le Khan Djanisberg est donc le précurseur de la guerre bactériologique...
En moins de dix ans, la peste fait le tour de l’Europe, revenant dans le port de Crimée d’où elle était partie : elle laisse dans son sillage « vingt-six millions de victimes, quarante-trois millions dans l’ensemble » du monde alors connu, un chroniqueur de l’époque estimant que « le tiers de l’humanité » succombe sous ce fléau. Marcel Sendrail confirme : « l’histoire des épidémies n’a jamais enregistré pareille moisson d’êtres humains. » Concernant la peste, un point intéressant est le rôle du rat, évoqué par Marcel Sendrail[3] : « Pendant que les barons chrétiens s’obstinaient à disputer les Lieux Saints aux Infidèles, le rat, vrai vainqueur des Croisades, s’emparait de leurs domaines, colonisait leurs greniers, dévorait leurs récoltes et, surtout, s’apprêtait à propager dans leur descendance, grâce à ses puces, la Peste Noire. » Si les praticiens médiévaux et de la Renaissance entendent limiter les épidémies de peste et de lèpre en imposant des quarantaines et le confinement des malades en lazaret ou en léproserie, et en s’imposant à eux-mêmes le port de masques de peste (à l’origine commune des masques vénitiens de carnaval et de nos masques FFP2 !), l’histoire de la peste montre aussi que la lutte contre les épidémies ne se résume pas à la médecine. Ainsi, la régression de la lèpre en Europe occidentale aurait été corrélée à... l’augmentation de la production de laine[4] ! En effet, les paysans avaient alors moins besoin de réduire les fameuses « distances sociales » en se serrant la nuit les uns contre les autres pour lutter contre le froid : être vêtus plus chaudement aurait donc contribué à « couper les voies de contagion épidémique de la lèpre. » Autre exemple d’un facteur inattendu dans l’évolution des épidémies : Bernard Werber[5] rappelle que le véritable vainqueur de la peste n’est pas le médecin, mais le chat : « En France, à partir de l’an 300, le Pape interdit aux Chrétiens de posséder des chats. Du coup, il y a très peu de chats... Il faut attendre 1600 pour que la papauté autorise les Chrétiens à avoir des chats. Jusque-là, on leur demandait, à la fête de la St Jean, d’aller jeter tous les chats qu’ils trouvaient dans un grand bûcher collectif. » Lors d’une épidémie de peste, ceux qui ne possédaient pas de chat étaient plus vulnérables, car les rats et donc leurs puces porteuses du bacille de la peste risquaient de les côtoyer, comme le résume Marcel Sendrail[3] : « L’un portant l’autre, les trois compagnons, le rat, la puce et le bacille pesteux accomplissaient leur sinistre office, acteurs du Triomphe de la Mort : le rat noir mus rattus, originaire de l’Inde, ou le rat égyptien à ventre blanc mus alexandrinus (tous deux introduits en Europe par les vaisseaux des pèlerins d’Orient vers le XIIIème siècle), la puce Xénopsylla Chéophis et le bacille de Yersin. »
Si le Covid-19 a d’évidentes répercussions socio-économiques dans le monde, il emboîte ainsi le pas aux épidémies de peste dont les conséquences politiques et sociales furent considérables : par exemple, la Guerre de Cent ans dut être interrompue à deux reprises (en 1347 puis en 1356) à cause de flambées épidémiques, à une époque où la seule contre-mesure au fléau de la contagion était « le repentir des fautes justifiant le courroux divin.» Autre conséquence historique, majeure, imputable aux épidémies à la Renaissance[4] : l’Europe exporte aux Amériques « la variole, la lèpre, la rougeole, la tuberculose, le paludisme, toutes infections qui entraîneront une telle dépopulation (chez les Amérindiens sans immunité) que la traite des Noirs s’imposera pour la survie du colonialisme. » Après une pause de 50 ans, la peste revient en France en 1720, à cause de la cupidité d’un armateur qui soustrait frauduleusement un navire à la quarantaine, causant ainsi la mort de 50 000 personnes dans la région de Marseille...
La syphilis
Océans et montagnes ont longtemps constitué des obstacles naturels contre la marche des épidémies, mais se sont révélés des barrières dérisoires depuis l’essor des grands voyages, d’abord terrestres lors des Croisades (avec notamment la propagation de la peste), puis maritimes (avec les Conquistadores et celle de la syphilis) et enfin aériennes (avec celle du sida, et désormais du coronavirus). Exemple donné par Robert Gessain[1] : en 1935, un bateau norvégien aborde près d’une population isolée du Groenland ; atteint d’un rhume banal, un marin éternue, contamine les autochtones, et « un dixième de cette population esquimaude meurt en quelques mois des complications pulmonaires » de cette maladie virale, nouvelle pour elle... Avec la mondialisation, la marge est ténue, entre épidémie et endémie : toute affection transmissible a vocation à s’étaler, tel un discours du Pape, Urbi et Orbi.
Un bon exemple de maladie contagieuse tendant à voyager partout dans le monde est la syphilis. Mirko Grmek[1] rappelle l’origine de son appellation définitive, due à « l’inspiration poétique » de Girolamo Fracastoro (Jérôme Fracastor) en 1530 : c’est la «maladie du berger Syphilus, l’amateur de cochons. » Le rapprochement de cette « maladie d’amour » avec un contexte « cochon » est audacieux, car « sur le cadran de l’histoire de la médecine, Fracastor avait trois siècles et demi d’avance » écrit Pierre Theil[2] : « La notion de contagion devra piétiner en attendant la confirmation bactériologique que permettront la découverte et le perfectionnement du microscope, les travaux de Pasteur, la constitution d’une hygiène moderne et les acquisitions immunologiques et virologiques du XXème siècle. » Adopter une terminologie, c’est un pas contre l’angoisse de l’innominé, ce nom « syphilis » mettant un terme aux querelles de paternité : pour les Français, la « grande vérole » était ainsi « le mal napolitain », mais elle représentait « le mal français » pour les Napolitains... On rattache cette « nouvelle maladie » à la découverte du Nouveau monde, à la fin du XVème siècle, et au « commerce » vénérien subséquent entre Européen(ne)s et Amérindien(ne)s. Hasard ? Le berceau présumé de cette affection « d’une contagiosité initiale extraordinaire, grave et souvent mortelle » est l’île d’Hispaniola, l’ancien nom d’Haïti. Quand le sida apparaît, avec la place particulière des Haïtiens parmi les premiers patients détectés, certains s’en souviennent et s’interrogent : tenue pour une tréponématose, l’épidémie des années 1500, n’était-elle pas plutôt une première incursion du sida ? Mirko Grmek[1] écarte cette hypothèse : « les données paléopathologiques sur les ossements anciens démontrent que la syphilis de la Renaissance était réellement due au tréponème pâle. »
Le sida
Quoi qu’il en soit, l’apparition du sida impose au corps médical une douloureuse conclusion : non, les maladies infectieuses ne sont pas encore « des maux d’une autre époque », et l’arsenal thérapeutique moderne (en particulier les antibiotiques) ne suffit pas à écarter définitivement toute menace épidémique. Si certaines affections (très peu, en vérité –seule la variole est éradiquée officiellement en 1980) disparaissent du paysage médical mondial, d’autres apparaissent en revanche, occupant en quelque sorte la place laissée vacante par la maladie déclinante. Pour désigner cet « état d’équilibre », dans chaque société, entre deux ou plusieurs éco-systèmes morbides, à une certaine époque Mirko Grmek forge le concept de pathocénose : l’existence et l’importance d’une maladie dépendraient de celles des autres maladies, les différents germes se trouvant dans une sorte de « compétition » darwinienne pour contaminer des populations. Par exemple, le sida fait florès précisément lorsque la variole est éradiquée, la tuberculose relègue la lèpre à l’arrière-plan (ces deux maladies sont dues à des mycobactéries), et la drépanocytose (affection génétique) constituerait un avantage hétérozygote adaptatif contre le paludisme... En résumé, de nombreuses maladies seraient interdépendantes : avec ce concept, Mirko Grmek s’efforce « d’améliorer la compréhension des maladies émergentes. » Cette idée semble applicable à l’épidémie actuelle de Covid-19, pour laquelle on doit s’interroger : bien que porteurs sains, pourquoi les enfants et les adolescents sont-ils généralement moins atteints que les adultes ? On peut supposer qu’ils disposent d’un facteur protecteur. Pourrait-il s’agir d’une immunité croisée, conférée par un vaccin obligatoire, récemment reçu à cet âge, mais jamais pratiqué ou révolu chez des sujets plus âgés ? Comme les virus de la rougeole, des oreillons (Paramyxoviridae) et du Covid-19 (Nidovirales) appartiennent à des familles proches (virus ARN simple brin, Groupe IV & V de la classification de David Baltimore)[6], une certaine antigénicité croisée n’est pas impossible... Cette idée est sans doute partagée par certains chercheurs, puisque le site de l’Institut Pasteur[7] explique : « Le 19 mars 2020, le CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations) annonce le financement d’un montant de 4,3 millions d’euros du projet de développement d’un vaccin contre le SRAS-CoV-2 émergent. Ce projet, porté par l’Institut Pasteur dans le cadre d’un consortium avec Themis et l’université de Pittsburgh/Center for Vaccine Research (CVR), est fondé sur l’utilisation du vaccin contre la rougeole comme vecteur de ce candidat vaccin. » Mais revenons à l’émergence du sida, rappelée par Mirko Grmek[1] : « Un fléau nouveau s’est abattu sur l’humanité. On s’applique à insinuer que les groupes à risque sont tous ‘‘marginaux’’. Le mal ne met pas en danger les ‘‘honnêtes gens’’ mais des personnes ‘‘stigmatisées’’ d’avance par leur comportement, leur origine ethnique ou une tare. Les épidémiologistes américains appelèrent les groupes particulièrement exposés au sida ‘‘le club des quatre H’’ : homosexuels, héroïnomanes, Haïtiens et hémophiles’’… Pour rassurer le public, on n’incluait pas deux groupes ‘‘innocents’’ : les transfusés et les nouveaux-nés infectés pendant leur vie intra-utérine. » Le célèbre historien du sida rapporte les propos d’une dame américaine interviewée au début de cette épidémie. Si le sida suscite un effroi compréhensible, un autre sujet d’inquiétude est la réaction de personnes ordinaires, promptes à stigmatiser les malades, voire à leur ôter toute appartenance humaine, comme dans les propos de cette dame « ordinaire » : « Cette maladie affecte des homosexuels, des drogués, des Haïtiens et des hémophiles, grâce à Dieu, elle ne s’est pas encore propagée parmi les êtres humains. » Autre sujet de réflexion, l’acharnement (conscient ou non) des épidémiologistes des États-Unis à s’efforcer de rejeter l’origine du sida hors de leur pays : venu d’Haïti, d’Afrique, voire d’Amazonie, il fallait que le VIH fût un « article d’importation », entré subrepticement au pays de l’Oncle Sam, mais en aucun cas une innovation made in USA. Mirko Grmek résume aussi la « fascination » exercée par cette nouvelle pandémie : « Le sida fascine parce qu’il concerne le sexe et le sang : c’est un extraordinaire exutoire à fantasmes. On avait oublié l’existence de tels fléaux. L’épidémie du sida surprend et provoque le retour de peurs irrationnelles parce qu’elle montre l’impuissance de la médecine au moment même où on commençait à croire que les maladies infectieuses étaient définitivement vaincues. » Parmi les théories sur l’émergence inopinée du sida, citons l’éventualité d’une relation sexuelle d’un homme de la région de Los Angeles « avec un chimpanzé (porteur du VIS) qui lui servait d’animal de compagnie. » Suite à des relations avec des homosexuels, ce présumé « patient zéro » zoophile aurait ensuite transmis ce virus, affranchi de la fameuse « barrière d’espèce. » À propos de cette transgression de la barrière d’espèce par un virus, un aphorisme humoristique sur les réseaux sociaux dénonce les conséquences imprévues d’un tel « effet papillon » : « à cause d’un habitant de Wuhan ayant mangé une chauve-souris ou un pangolin, je dois rester confiné chez moi, et je ne trouve même plus de pâtes ni de papier-toilette dans mon supermarché ! »
La grippe
S’il est convenu de faire remonter les premières épidémies de grippe entre le XIIème et le XIVème siècle, et sa première pandémie confirmée à 1580, l’histoire de la grippe s’étend probablement sur près de trois millénaires, de l’Égypte et de la Grèce antiques à nos jours[8]. Mais en affirmant que le coronavirus est « la pire épidémie depuis un siècle », Emmanuel Macron se trompe : même sans remonter à la terrible pandémie de grippe (dite) espagnole de 1918, responsable de « 20 à 50, voire 100 millions », selon les sources et les estimations (soit autant ou davantage de victimes que les deux conflits mondiaux réunis !), rappelons que l’épidémie de grippe asiatique de 1957 a fait au moins 10 000 victimes en France (certaines sources évoquent même jusqu’à 100 000 morts), et environ 1 à 4 millions dans le monde. La description de cette grippe semble transposable, mot pour mot, à celle de l’actuelle pandémie du coronavirus : « Le large spectre de gravité des cas va d’une fièvre de quelques jours à la pneumonie mortelle. Les virus isolés des poumons des patients décédés ne montrent aucune différence avec ceux isolés de la gorge des cas bénins... Le virus peut être mortel par pneumonie et œdème pulmonaire. » Différence majeure de la grippe de 1957 avec le coronavirus : protégées par leur immunité acquise lors de la grippe de 1918 à laquelle elles ont survécu, les personnes âgées sont en général moins sévèrement touchées que les plus jeunes.
À propos de la grippe espagnole de 1918, ce nom n’est pas justifié par une réelle considération épidémiologique, mais il résulte d’une désinformation stratégique ! En effet, les premiers cas sont signalés en mars 1918 aux États-Unis, puis dans un cantonnement britannique à Rouen, en avril, avec un pic dans toute l’Europe en juin. Mais pour ne pas affecter le moral des troupes et des populations, les belligérants censurent les informations sur la maladie. Quelle différence avec la profusion de données actuelles sur le Covid-19 ! Et le premier pays communiquant sur cette affection est l’Espagne (pays neutre ne censurant pas sa presse), car son souverain Alphonse XIII est atteint à son tour. Partout en Europe, sauf en Espagne où on n’emploie pas l’expression «grippe espagnole » mais l’appellation « maladie du soldat napolitain », cette royale publicité donne l’impression erronée d’une origine ibérique de l’épidémie...
Le Covid-19
« Un virus peut-il changer le cours de l’histoire ? » s’interroge Pierre Haski. Et l’auteur d’esquisser cette réponse : « Sans doute lorsqu’une proportion importante de la population mondiale est décimée comme avec la peste noire, mais le coronavirus n’a heureusement pas ce pouvoir destructeur. Pour autant, il constitue un élément d’imprévisibilité venu ‘‘disrupter’’, pour employer un vilain mot d’aujourd’hui, les dynamiques économiques et géopolitiques. » Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, a même comparé ce coronavirus à un game-changer, ce qui change les règles du jeu, à l’instar d’une « technologie de rupture aux effets durables. » Il est bien sûr trop tôt pour prévoir les conséquences sociologiques de cette pandémie, mais sa principale victime sera probablement l’économie mondialisée avec prépondérance de la Chine comme « usine du monde » quasi exclusive. Certaines réactions prêtent à sourire, comme ce propos d’un «théologien irakien de premier plan expliquant l’épidémie », cité par Le Point : « Le coronavirus est sans le moindre doute une punition envoyée par Allah aux Chinois qui maltraitent l’Islam et les Musulmans. » Peu après cette affirmation péremptoire, ce théologien pétri de certitudes est... « lui-même atteint par le virus ! » Mais l’Islam n’a pas le monopole de l’intervention divine en épidémiologie : dans une prière en mars 2020, le Pape exhorte lui aussi le monde « apeuré et perdu à revoir ses priorités » ; et l’AFP note que, malgré le confinement, « le souverain pontife est sorti du Vatican pour aller prier dans une église où se trouve un crucifix ‘‘miraculeux’’ qui en 1522 fut porté en procession pour mettre fin à la Grande Peste. » Alimentant des théories du complot, un roman de science-fiction de Dean Koontz, Les Yeux des ténèbres (paru en 1981) décrit un virus mortel, nommé d’abord Gorki-400, puis renommé, depuis l’édition de 1989... Wuhan-400 ! Excepté ce curieux hasard toponymique, le thème de l’arme biologique est toutefois fréquent en science-fiction, par exemple dans le roman Le Fléau[9] de Stephen King (1978) où une épidémie de « supergrippe avec un taux de contamination de 99,4 % se répand dans le monde entier, laissant la civilisation totalement ravagée », à l’exception de quelques rescapés, naturellement immunisés contre ce virus. Autre exemple de virus terrifiant dans L’offensive des microbes, roman d’une guerre future (1923) d’un certain Motus, réédité sous cet autre titre La guerre microbienne, la fin du monde avec cette conclusion édifiante rappelée par Pierre Versins : « Ceux qui se sont servis du virus périront par le virus. » Et surtout dans La guerre des mondes de HG Wells (1898) où « Les envahisseurs martiens succombent aux microbes pathogènes. La survie sur Terre n’est possible que par une intégration lente et douloureuse de tout être à son milieu et à sa biocénose. » Cette appréciation de Mirko Grmek rappelle que cette œuvre est aussi (voire surtout) un livre de science-fiction médicale, les microbes supplantant in fine la technologie pour contrer l’adversaire. Wells lui-même résume cette idée : « Les germes des maladies ont prélevé leur tribut sur l’humanité, sur nos ancêtres préhistoriques, dès l’apparition de toute vie. Mais en vertu de la sélection naturelle, notre espèce a depuis lors développé sa force de résistance ; nous ne succombons à aucun de ces germes sans une longue lutte… L’homme a payé, au prix de millions et de millions de morts, sa possession du globe terrestre. » Et Mirko Grmek de conclure : « Ne croyons pas que l’homme s’est acquitté de ce tribut du sang une fois pour toutes. Des impositions lourdes nous attendent encore comme prix des actions qui perturbent les équilibres dynamiques entre l’homme, le milieu physique et l’ensemble des êtres vivants. » Au terme du voyage au tréfonds des peurs ataviques suscitées par les épidémies, rêvons : il n’y aura sans doute jamais une « dernière grande pestilence » (comme disait William Beveridge, dans notre citation liminaire), une ultime pandémie ; mais existe-t-il au moins une possibilité crédible de vaccin universel, sorte de « couteau suisse » des vaccinations ? Ou cette panacée est-elle une chimère inaccessible ?
Dr Alain Cohen
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