Une auxiliaire de vie assiste une femme tétraplégique. Photo Voisin. Phanie
Pour ceux qui ont besoin d’être accompagnés dans tous les gestes de la vie quotidienne, la distanciation sociale imposée n’est pas envisageable, alors même qu’ils font partie des plus vulnérables face au coronavirus. Le manque de protections et d’informations renforcent le sentiment d’abandon.
Chaque jour, Victor (1) se lève à 7 heures. Alexia, son auxiliaire de vie (2), fait glisser le harnais du lève-personne sous lui, l’accroche à la potence et actionne la machine pour qu’il soit hissé jusqu’à la salle de bains, où il prendra sa douche. Elle va lui faire sa toilette, lui laver les dents, l’habiller, lui donner à manger. A 46 ans, Victor est atteint d’une myopathie de Duchenne très invalidante et présente, du fait de sa maladie, une faiblesse respiratoire. Il fait partie d’une population particulièrement à risque, très vulnérable au-delà du coronavirus, et contrainte, pour vivre, de côtoyer plusieurs auxiliaires de vie. Des aides indispensables qui s’effectuent souvent sans masque et dans un «corps-à-corps» qui rend impossible la distanciation sociale désormais imposée à tous pour lutter contre la propagation du virus. «Pour diminuer cette aide qui est en fait autant de risques pour moi d’attraper le Covid-19, je suis passé d’une équipe de quatre personnes par semaine qui interviennent habituellement sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre à deux intervenantes, explique Victor, qui vit à Paris. J’ai la chance d’avoir à mes côtés des personnes très concernées et engagées, et elles se sont portées volontaires [contre prime, ndlr] pour se relayer et ne rentrer chez elles que deux fois par semaine, afin d’éviter au maximum d’autres contacts.» Cette organisation est prévue pour durer quinze jours : «La suite ? Je ne veux pas y penser. J’essaie de vivre au jour le jour.»
«Angoissant»
Alexia porte un masque et des gants. «Nous avons pu trouver des masques au tout début de l’épidémie, et j’avais une boîte en réserve, raconte Victor. Mais ça devient de plus en plus difficile de s’en procurer. Les pharmacies ne nous en donnent pas parce qu’elles ont déjà tout donné à des médecins, des kinés ou des dentistes.» Depuis l’arrêté du 16 mars relatif à la lutte contre la propagation du Covid-19, les auxiliaires et les aides à domicile ont droit à neuf masques par semaine et par personne. Autant dire rien, lorsque l’on sait que l’on doit en changer toutes les quatre heures.
Dominique, enseignante à la retraite installée dans la Drôme atteinte d’une maladie neuromusculaire, vit grâce à l’aide de six auxiliaires de vie par semaine. Pour se procurer des masques, elle a fait appel au système D et se félicite d’avoir anticipé : «Dès le début de l’épidémie en Chine, je me suis dit que ça pouvait nous atteindre. J’ai obtenu des masques via les dons d’une société d’agroalimentaire.» En fauteuil électrique, elle ne peut faire aucun transfert seule et ne peut utiliser un lève-personne : le mètre de distance est impossible à respecter et chaque «manipulation» porte en elle la crainte d’une contamination au point de susciter le soupçon : «Les auxiliaires ne me disent pas forcément si elles ont des symptômes, parce qu’elles ne veulent pas perdre leur activité. C’est très difficile de saisir où elles en sont.» Certaines multiplient aussi les interventions pour augmenter leurs revenus, surtout en cette période de crise. «Mais je ne veux pas trop savoir où ni avec qui elles travaillent, poursuit Dominique. C’est assez angoissant comme ça et, de toute façon, elles me diront ce qu’elles veulent.» Une appréhension à laquelle s’ajoute parfois le refus de se plier aux règles d’hygiène : «Il faut être dans une veille constante. Au début de l’épidémie, une d’elles faisait semblant de se laver les mains en faisant juste couler l’eau du robinet !»
Car voilà : l’inaptitude à prendre conscience de l’importance des «mesures barrières» s’observe aussi chez des personnels en charge de personnes vulnérables. L’information et le discours pédagogique qui auraient dû être mis en place par les sociétés d’aide à la personne se sont ainsi parfois résumés à un simple mail. Victor : «Il aurait fallu sensibiliser nos aides dès les premiers cas et leur faire prendre conscience de l’impact du virus sur nos pathologies et notre santé déjà fragile. Il faut leur rappeler l’importance de leur rôle dans cette crise.» «C’est très perturbant, physiquement et mentalement, s’émeut Dominique. On doit penser à tout, tout anticiper, pour soi, mais aussi pour les auxiliaires. Et la parole des personnes handicapées est toujours moins crédible que celle des valides. On est très vite considérées comme "trop exigeantes", ou même "chiantes".»
Pour les auxiliaires de vie, cette période signifie un engagement et une fatigue inhabituelle. Alexia, qui intervient chez Victor en continu depuis maintenant quinze jours : «Ça fait plusieurs jours que je ne suis pas rentrée chez moi. Mais Victor a besoin de nous, et même si c’est une étape très difficile et que je dépasse là le cadre de ma profession, je me dis qu’il s’agit d’humanité.» Auxiliaire de vie depuis cinq ans, elle estime que la crise du coronavirus exacerbe le manque de considération autour de sa profession : «Nous faisons un métier qui n’est pas valorisé et qui est mal payé [environ 900 euros brut par mois, ndlr] alors qu’on est à la fois soignants, psychologues, aidants. Là, ils ont pensé à tout le monde sauf à nous.» Dans cette cohabitation contrainte à trois - une deuxième auxiliaire de vie prend le relais d’Alexia en fin d’après-midi, le confinement se passe pour l’instant, et dans ce cas précis plutôt bien : «On a la chance de bien s’entendre, on joue à "cache-cache" pour éviter de se retrouver tous les trois dans la même pièce au même moment.»
Paranoïa
Mais certaines personnes dépendantes ont dû renoncer à rester chez elles. C’est le cas d’Eléonore. A 35 ans, cette enseignante, atteinte d’une pathologie dégénérative très invalidante qui nécessite une aide pour tous les gestes de la vie, a dû quitter son appartement de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) pour aller s’installer chez ses parents à Combloux (Haute-Savoie). «Dès le 8 mars, je me suis dit que je voulais éviter que les auxiliaires défilent chez moi trois fois par jour. Ce sont quatre personnes différentes qui interviennent, et autant de risques pour moi d’attraper le virus.» Elle pointe, elle aussi, la difficulté de faire respecter les règles d’hygiène : «Elles se vexaient, avaient l’impression que je ne les trouvais pa propres… Et puis, le lendemain, c’était oublié, il fallait que je le leur rappelle tout le temps. Je ne me sentais ni rassurée ni en sécurité.» Une anxiété qui frise parfois la paranoïa, calmée par une bonne dose d’autodérision : «Je flippe même dès que Pelote [son chien] lèche quelque chose !»
La décision de se passer de tout auxiliaire a été d’autant plus compliquée à prendre que son prestataire d’alors ne lui facilite pas la manœuvre en la faisant «culpabiliser» : «Il m’a dit que je pouvais les mettre en difficulté en leur supprimant des heures.» S’éloigner de l’hôpital qui la suit habituellement à Paris l’a également fait hésiter : «C’est une des choses qui me retenaient, mais j’ai préféré diminuer les risques liés aux contacts avec les auxiliaires. L’ennemi, pour moi, c’est la dépendance à trop de gens: la protection, je peux me l’appliquer à moi-même, mais je ne peux pas la maîtriser chez ceux qui s’occupent de moi.» Elle continue d’enseigner à distance à ses élèves de troisième et de première : «Ça m’occupe l’esprit et j’ai l’habitude : ma maladie m’empêche d’écrire, alors mes cours étaient de toute façon déjà en ligne. Ça ne me perturbe pas trop.» Ses parents, qui l’ont accueillie, ont 70 et 75 ans : «Je sais qu’ils ne sont pas tout jeunes, c’est une charge pour eux et c’est dur de les voir se donner tout ce mal pour moi. Alors si jamais ça dure et qu’ils sont trop fatigués, je devrai rentrer chez moi. Je n’aurai pas le choix.»
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
(2) Le terme «auxiliaire de vie» correspond à un diplôme dont sont titulaires certaines aides à domicile. Ce sont celles qui assurent le plus souvent les actes essentiels.
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