Claude Le Pen, spécialiste de l’économie de la santé, décrit la chaîne de décisions qui ont conduit à la fin d’un dispositif efficace mis en place après la grippe aviaire.
Publié le 30 mars 2020
Tribune. La pandémie de coronavirus, d’ampleur totalement inédite, a pris de court la plupart des pays. Peu d’entre eux étaient prêts à encaisser une vague épidémique majeure. Il en existe pourtant au moins un qui avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies de cette ampleur. Et ce pays c’est… la France de 2007 ! Malheureusement, ce dispositif a été progressivement désarmé pour diverses raisons. Retour sur un épisode et une institution peu connue de notre histoire récente, l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus).
Des faiblesses révélées par la crise H5N1
A la suite de l’épidémie de grippe aviaire (H5N1) de 2006 et à l’initiative du sénateur Francis Giraud (1932-2010), le gouvernement de l’époque a fait adopter, en mars 2007, une loi au titre prémonitoire : « Loi relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ».
Elle comportait deux dispositions essentielles. D’abord, la création du fameux corps de réserve sanitaire, sur lequel on ne s’attardera pas ici, et, ensuite, celle d’un nouvel établissement public, l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), dont la mission principale était « l’acquisition, la fabrication, l’importation, le stockage, la distribution et l’exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux mesures sanitaires graves », y compris bien sûr les vaccins et les fameux masques chirurgicaux et FFP2 ! La crise H5N1 avait en effet mis en évidence diverses faiblesses dans la réponse logistique de l’Etat.
Les moyens dévolus à cette toute petite structure (17 agents en 2007 et 30 en 2015), cofinancée par l’Etat et l’Assurance-maladie, étaient considérables. On ne résiste pas à l’envie de citer l’inventaire estimé à un milliard d’euros qu’en fait l’exposé des motifs de la loi :
70 millions de vaccins antivarioliques et autant d’aiguilles, embouts et pipettes ; 81,5 millions de traitements d’antibiotiques en cas d’attaque bioterroriste de charbon, peste ou tularémie ; 11,7 millions de traitements antiviraux et 11,5 tonnes de substance active (oseltamivir) en cas de pandémie grippale ; 285 millions de masques de filtration de type FFP2 et 20 millions de boîtes de 50 masques chirurgicaux (soit le milliard de masques après lequel le ministre de la santé, Olivier Véran, court aujourd’hui) ; 2 100 respirateurs et bouteilles d’oxygène ; 20 équipements de laboratoires d’analyse (automates PCR et extracteurs ADN/ARN) ; 11 000 tenues de protection NRBC et accessoires.
Lors de ses vœux à la presse, le 22 janvier 2007, Xavier Bertrand, alors ministre de la santé et des solidarités, ne manquait pas de le faire savoir : « Nous poursuivons nos efforts de préparation à la survenue d’une éventuelle pandémie, grâce à la constitution de stocks de masques et de vaccins. Nous serions, d’après certains observateurs, parmi les pays les mieux préparés au monde. » Son successeur Olivier Véran aurait du mal à tenir le même discours avec son stock d’Etat réduit à 120 millions de masques chirurgicaux et à zéro masque FFP2 !
« Le budget de l’Eprus a été drastiquement réduit, passant de 281 millions en 2007 – avant la crise H1N1 – à 25,8 millions en 2015 »
Comment est-on passé de la pléthore à la pénurie ? L’événement majeur est, à mon sens, la crise du H1N1 de 2008-2009. Au-delà des critiques politiques virulentes et souvent injustes adressées à la ministre de l’époque, Roselyne Bachelot, elle a fait naître dans une partie de la haute administration de la santé le sentiment d’en avoir trop fait, d’avoir surestimé la crise et, finalement, d’avoir inutilement gaspillé des fonds publics au profit des laboratoires pharmaceutiques. L’horreur ! La Cour des comptes a estimé à près de 450 millions d’euros l’ensemble des dépenses d’achat spécifiquement liées à la lutte contre la grippe H1N1, y compris une indemnisation de 48,5 millions due aux laboratoires pour rupture unilatérale de contrat.
L’Etat s’est ainsi convaincu qu’une réduction de la voilure était nécessaire, d’autant que le déficit de la Sécurité sociale avait atteint ces années-là des records « abyssaux » : 27 milliards d’euros en 2010 ! Le budget de l’Eprus a donc été drastiquement réduit, passant de 281 millions en 2007 – avant la crise H1N1 – à 25,8 millions en 2015 (10,5 pour l’Etat et 15,3 pour l’Assurance-maladie) selon un rapport du sénateur Francis Delattre. Parallèlement, les stocks ont été considérablement réduits en ne renouvelant pas, par exemple, des marchés concernant des biens arrivés à leur date de péremption. Estimée à 992 millions d’euros en 2010, la valeur du stock avait été réduite de moitié en 2014, à 472 millions, avant la disparition de l’établissement.
Par ailleurs, en 2011, un changement doctrinal de l’Etat a conduit à distinguer deux types de stocks pour les produits médicaux de précaution (médicaments, dispositifs, petit matériel), les stocks dits « stratégiques », à vocation nationale, détenus par l’Etat, avec l’Eprus, et les stocks dits « tactiques », confiés aux établissements de santé pour couvrir en priorité des besoins locaux. Sans que ce soit nécessairement une mauvaise idée, cela a fragmenté le dispositif. Les masques chirurgicaux relèvent désormais des stocks stratégiques, financés par l’Eprus, alors que les masques FFP2 sont inclus dans les stocks tactiques, financés par des hôpitaux, eux-mêmes soumis à une très forte pression budgétaire. On a certainement perdu de la lisibilité dans cette réforme.
Un établissement sous tutelle du ministère
Outre ces questions économiques, la crise due au H1N1 a poussé à une réflexion sur la gouvernance du système de réponse aux crises sanitaire. Le ministère de la santé a toujours confiné l’Eprus dans une simple fonction logistique, sans aucune marge d’autonomie. La convention-cadre avec l’Etat précise que celui-ci ne peut réaliser aucune opération d’acquisition de produits de santé sans en avoir préalablement reçu l’ordre par le ministre chargé de la santé.
C’est un point qui a cristallisé les critiques de la Cour des comptes : « Prises dans le climat d’urgence où s’est développée la gestion de la lutte contre la menace de grippe H1N1, ces nombreuses et substantielles interventions du ministre chargé de la santé et de son cabinet ont considérablement restreint le champ des responsabilités et les marges de manœuvre dont disposait l’Eprus pour conduire et conclure les négociations dont il était chargé en titre. »
En clair, le gouvernement aurait mieux fait de laisser l’Eprus négocier et contracter avec les fournisseurs plutôt que de nouer des contacts directs et de négocier des contrats juridiquement faibles, dépourvus par exemple de clause de révision. La Cour, comme le rapport parlementaire du sénateur Jean-Jacques Jégou en 2009, a recommandé d’accorder une plus grande autonomie à l’Eprus, en distinguant mieux les responsabilités politiques de l’Etat et les responsabilités opérationnelles de l’agence.
L’Eprus noyé dans Santé publique France
Mais c’est une direction inverse qui va être prise, avec la disparition pure et simple de l’Eprus, qui est intégré en 2016 dans le nouvel Institut national de prévention, de veille et d’intervention en santé publique, plus connu sous son nom « commercial » de Santé publique France. Il rejoignait ainsi l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes).
Sans à nouveau que ce soit nécessairement une mauvaise idée, cette intégration a fait naître quelques interrogations, exprimées par le sénateur Delattre, qui s’inquiétait en 2015 du projet de fusion. Que va peser le « petit » Eprus – et ses 30 collaborateurs – dans les 500 personnes de Santé publique France ? Comment faire cohabiter des cultures institutionnelles très différentes entre les logisticiens de l’Eprus et les chercheurs en santé publique du reste de l’institution ? L’Eprus ne risque-t-il pas de perdre en agilité et en capacité de réponse rapide ? Le regroupement n’aurait-il pas un effet de réduction budgétaire, sous prétexte de mutualisation des dépenses de fonctionnement ?
D’où les deux recommandations principales qu’il formule : d’abord, préserver une certaine autonomie des fonctions de réponse aux crises sanitaires actuellement assumées par l’Eprus au sein de la nouvelle agence ; ensuite, réaliser la fusion à « coût constant » et stabiliser, en volume, pour les trois années à venir, le niveau des subventions versées par l’Etat et l’Assurance-maladie.
« Un mélange complexe de considérations doctrinales, politiques, économiques, institutionnelles a conduit à démanteler un remarquable dispositif de préparation à une crise sanitaire majeure »
Les craintes du sénateur Delattre étaient-elles justifiées ? Il est encore trop tôt pour le dire, l’heure n’est pas encore au bilan de cette intégration, mais certains points inquiètent toutefois. Le rapport d’activité de Santé publique France de 2018, dernier paru, traite de toute une série de questions importantes de santé publique (salmonellose, Nutriscore, maladies nosocomiales, tabac, rougeole, VIH, noyades, vague de chaleur de l’été 2018, etc.), mais pas de menaces virales. La question est expédiée en deux courts paragraphes sur la « stratégie de lutte contre une pandémie grippale », qui se contentent de rappeler que les vaccins antigrippaux, dont la composition varie chaque année, ne se stockent pas et que les stocks « stratégiques » d’antiviraux sont suffisants. Et de conclure : « C’est donc un statu quo que préconisent les experts. » Un peu court, et nul doute que les prochains rapports seront plus explicites quant aux fonctions de l’ex-Eprus au sein de l’Agence.
On en est là aujourd’hui. Un mélange complexe de considérations doctrinales, politiques, économiques, institutionnelles, dont nous n’avons donné ici qu’un rapide aperçu, a conduit à démanteler un remarquable dispositif de préparation à une crise sanitaire majeure conçu il y a treize ans par un sénateur visionnaire. A l’issue de la crise actuelle, l’Etat disposera vraisemblablement d’un stock de produits de santé équivalent à celui de 2007. Il faudra éviter que l’histoire se répète. Il faudra reconstituer des stocks, renouveler des doctrines, redéfinir les responsabilités et préserver dans la longue, voire la très longue période, ce véritable capital pour la santé publique. Cela ne sera pas le plus facile.
Claude Le Pen est professeur à l’université Paris-Dauphine où il dirige le master « Economie et gestion de la santé ».
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