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jeudi 26 janvier 2023

A toutes les mères débordées

Par Clara Georges
Journaliste au Monde

Darons daronnes


Comme beaucoup de mères travaillant à temps plein, je vis avec une petite musique incessante dans la tête délivrant tour à tour des notes aiguës – « un article à finir ce soir ! » –, graves – « plus de pain dans le congel’ ! » –, lentes – « les inscriptions au centre de loisirs ! » – ou rapides – « on boucle à midi ! ».

Ma mélodie interne s’est brutalement arrêtée, vendredi 20 janvier, lorsque je suis tombée sur la vidéo de la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, annonçant sa démission après cinq années au pouvoir. Face caméra, la jeune femme âgée de 42 ans déclare : « Je sais ce que requiert ce poste. Et je sais que je n’ai plus assez de carburant pour le faire correctement. C’est aussi simple que cela. » Jacinda Ardern est tombée enceinte juste avant son élection, en 2017. Elle a accouché et pris un congé maternité de six semaines en plein mandat. A son retour, son mari, un présentateur télé, a choisi de devenir père au foyer. En septembre 2018, la première ministre s’est rendue à l’assemblée générale annuelle de l’Organisation des Nations unies avec sa fille de 3 mois, Neve.    

Dans sa déclaration, Jacinda Ardern dit encore : « Je ne pars pas parce que c’est dur. Si c’était le cas, je me serais sans doute arrêtée au bout de deux mois. (…) Je sais qu’il y aura beaucoup de spéculations sur la “vraie” raison de mon départ. La seule explication que vous trouverez est la suivante : je suis humaine. (…) On donne tout ce qu’on a, aussi longtemps que possible, et un jour, il est temps d’arrêter. Et pour moi, il est temps. » La voix tremblante d’émotion, elle conclut : « Après cela, je n’ai aucun projet. Je me réjouis de passer du temps en famille à nouveau. (…) A toi, Neve : maman a hâte d’être à tes côtés pour ton entrée à l’école, cette année. A toi, Clarke : marions-nous enfin ! »

Cette vidéo m’a bouleversée. Si vous ne l’avez pas vue, prenez cinq minutes pour la regarder. Je n’ai jamais mis les pieds en Nouvelle-Zélande et n’ai pas d’opinion sur le bilan de Jacinda Ardern. Certains ont mis en avant les mauvais sondages qui l’auraient poussée à agir. Peut-être, mais j’y vois autre chose : une femme de pouvoir qui annonce qu’elle quitte ses fonctions pour être en famille, et parce qu’elle est fatiguée. Mille pensées m’ont assaillie. Je l’ai enviée ; je l’ai plainte ; je me suis demandé si sa petite musique à elle était devenue insupportable, et à quoi pouvait bien ressembler son quotidien. Si elle aussi, en pleine réunion diplomatique, elle visualisait le contenu de son congélateur.

J’ai songé à Rachida Dati, alors ministre de la justice, qui, en janvier 2009, était retournée travailler cinq jours après la naissance de sa fille. A l’époque, je m’étais dit que c’était un drôle d’exemple à donner alors que des femmes connaissent d’importants freins à leur carrière à leur retour de congé maternité. Mais je m’étais aussi dit que l’on avait très vite tendance à basculer dans le mauvais registre sur ces questions, celui de la « bonne » et de la « mauvaise » mère, et que je ferais mieux de garder mes jugements pour moi.

J’ai ensuite pensé que ce qu’il y a de si puissant dans la déclaration de Jacinda Ardern, c’est qu’elle est aux confins de l’intime et du politico-social. Chacun chausse ses lunettes de couleur pour interpréter sa démission à sa guise. Certains y voient le signe d’un « burn-out » imputable à la charge de travail ; d’autres la conséquence d’une « haine misogyne » à son encontre. D’autres encore évoquent une version extrême de la tension entre vie professionnelle et personnelle.

Cette tension est très bien décrite dans Le Syndrome du wonderparent, d’Anne Peymirat (Payot, 224 pages, 19 euros), une ancienne consultante chez Accenture reconvertie en coach parentale. Si je suis très dubitative sur les conseils qu’elle prodigue, j’ai trouvé son constat intéressant. Elle détricote « le mythe du parent actif, qui arrive à tout concilier ». Parce que le monde du travail n’est pas adapté, le salarié qui vient d’avoir un enfant vit avec « la peur de ne plus être perçu comme collègue mais comme parent », écrit-elle. Les jeunes parents « partent vers 18 heures en rasant les murs et n’osent pas refuser de réunion ». Dans une société où les deux tiers des enfants vivent dans des familles où les deux parents sont en emploi, c’est anormal, ajoute Anne Peymirat. En attendant mieux, écrit-elle, nous en sommes réduits à bricoler au quotidien pour tenter d’alléger notre culpabilité.

Samedi, je suis tombée sur une maman du quartier que je croise de loin en loin. Je savais qu’elle avait quitté son emploi pour préparer le concours de professeur des écoles. Elle m’a dit qu’elle avait été reçue, et qu’elle enseignait depuis la rentrée dans une maternelle en Seine-Saint-Denis. « C’est très dur, m’a-t-elle rapidement avoué. Je suis face à une classe très difficile. Je travaille sans savoir si je vais réussir à atteindre les objectifs pour mes élèves. Et en plus, je n’ai plus le temps de rien à la maison. J’ai tout lâché, c’est mon mari qui gère tout », a-t-elle ajouté au bord des larmes.

J’ai balbutié quelques mots qui m’ont semblé sonner creux. « Accroche-toi, tu vas y arriver ! »… Puis j’ai pris conscience que cette femme avait quitté le confort de son travail pour se replonger dans des études avec deux enfants en bas âge et démarrer une nouvelle vie professionnelle à près de 40 ans. Et j’ai repensé à Jacinda Ardern. J’ai alors décidé de chausser mes propres lunettes de couleur (roses). Comme la journaliste du New York Times Jessica Grose, je me suis dit que cette femme de 42 ans, mère d’un petit enfant, qui a dirigé un pays pendant cinq ans avant de choisir une autre vie, était aussi le symbole d’une réussite éclatante et d’un aboutissement.

Ecrivez-moi vos questions, vos réflexions sur parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine !


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