par Cassandre Leray et Elsa Maudet publié le 24 janvier 2023
Aurélie (1) s’est accrochée pendant huit ans. Passionnée, elle est restée à son poste d’aide médico-psychologique dans un Ehpad du Jura malgré son tout petit salaire. Un accident de travail, des journées à rallonge et le manque de soignants pour prendre en charge les résidents ne l’ont pas davantage arrêtée. En découvrant les révélations du journaliste Victor Castanet concernant les maltraitances systémiques au sein du groupe privé d’Ehpad Orpea, Aurélie a voulu croire qu’une petite révolution allait s’enclencher.
Mais en trois-cent-soixante-cinq jours, elle le martèle, le monde des Ehpad n’a pas été chamboulé, et c’est finalement un sentiment d’impuissance qui rattrape la trentenaire. Il y a toujours «une femme de 95 ans en larmes parce qu’elle n’a vu personne de la journée», ou un résident désemparé de n’avoir «pas pu faire ses besoins», faute de temps pour l’accompagner aux toilettes. Cette souffrance, Aurélie ne parvient plus à «la voir, ni à l’entendre». A tel point qu’elle pense démissionner. Elle ne blâme pas les soignants, mais des conditions de travail intenables et la mollesse des pouvoirs publics. «Les gens du gouvernement, s’ils avaient un proche en Ehpad, peut-être qu’ils réfléchiraient.»
Janvier 2022 a pourtant marqué les esprits. A l’époque, impossible d’ouvrir un journal ou d’allumer la télévision sans entendre parler des maltraitances en Ehpad. On s’offusque alors que des économies soient faites sur le dos des vieux, quitte à ce qu’il n’y ait pas de quoi les nourrir correctement ou leur donner accès à des soins d’hygiène élémentaires. Pendant des semaines, la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale s’est fait le lieu de toutes les promesses, les députés répétant que plus jamais de telles souffrances n’auraient leur place au sein des établissements accueillant des personnes âgées.
«Les solutions, on les liste depuis des années»
«La publication des Fossoyeurs a permis une prise de conscience de l’ensemble de la société», estime Michel Billé, sociologue spécialiste des questions relatives à la vieillesse. Orpea a bien été secoué par la publication du livre de Castanet, mais l’impact sur l’ensemble du secteur, Ehpad publics comme privés, semble mitigé. «Globalement, je crois qu’il n’y a pas grand-chose qui a changé», admet le sociologue, à l’image de toutes les personnes interrogées par Libération.
«Il n’y a pas rien eu du tout. Des enquêtes ont été menées, des mesures prises…» nuance Alexandra Saphores, déléguée syndicale CGT chez Orpea. Malgré tout, «rien» qui ne soit à la hauteur des dysfonctionnements dont les Fossoyeurs s’est fait le porte-voix, estime celle qui est aussi aide-soignante en Ehpad. «Les solutions, on les liste depuis des années, et pourtant on avance toujours au ralenti.» Un rapport de la Défenseuse des droits, Claire Hédon, publié le 16 janvier, le souligne également : «Si plusieurs recommandations formulées en 2021 ont fait l’objet d’annonces de la part des pouvoirs publics, ces dernières peinent à se matérialiser et doivent maintenant se traduire concrètement sur le terrain.»
Etendard de l’action gouvernementale, le renforcement des contrôles des Ehpad par les Agences régionales de santé (ARS) et les conseils départementaux reste timoré. En mars, l’exécutif annonçait que l’ensemble des 7 500 établissements y passerait sous deux ans. Au 30 décembre, seuls 1 400 avaient été inspectés. Un chiffre qui s’explique notamment par un manque de moyens humains. Pour pallier ce problème, 120 inspecteurs sont en cours de recrutement. «Cela prend du temps, il faut trouver des professionnels et les former», a convenu Jean-Christophe Combe, le ministre des Solidarités.
En guise de réponse à l’urgence, les Ehpad identifiés comme les plus à risques ont été contrôlés en premier. Le dispositif a, à ce stade, mené à 11 saisines du procureur de la République pour des cas de maltraitances divers et 1794 recommandations des ARS. La volonté du ministère des Solidarités est de réaliser, à terme, 80% de contrôles «sur pièces» – à partir de documents consultés à distance – et 20% «sur place», notamment en cas de signalements ou d’alertes.
Or «le problème principal des maltraitances, c’est que la grande majorité ne font pas l’objet d’alertes», souligne Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977, numéro national de lutte contre les maltraitances envers les personnes âgées et handicapées. Qui déplore : «Il n’y a pas de tentative pour chiffrer l’étendue du problème. Alors que de multiples pays développés l’ont fait, par le biais d’enquêtes, comme au Québec.» Dans son rapport remis à la mi-janvier, la Défenseuse des droits regrettait d’ailleurs qu’aucun outil de mesure fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle n’existe.
Le secteur manque d’attractivité
Plusieurs projets sont tout de même dans les tuyaux. En septembre, le ministère des Solidarités a lancé une stratégie nationale de lutte contre les maltraitances censée permettre de mieux identifier et traiter les situations de violence à l’égard des adultes vulnérables, et dont les premiers rapports doivent être présentés dans le courant de l’année. Il organisera, de février à juillet, des états généraux de la maltraitance. Enfin, une plateforme numérique de recueil des signalements, suivie par les ARS et actuellement «en cours de test», devrait être lancée d’ici à la fin mars.
Reste un sujet, de taille, à régler. «L’Etat fait contrôler tous les établissements, mais ça ne sert à rien, on n’a pas le nombre de professionnels pour fonctionner !» lâche Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées. Lors de la présentation de son programme, le 17 mars, Emmanuel Macron avait formulé une promesse hautement irréaliste, tant le secteur manque d’attractivité : 50 000 infirmiers et aide-soignants seront recrutés en Ehpad s’il est réélu. La loi de financement de la Sécurité sociale 2023 a confirmé ce que d’aucuns pressentaient : avec 3 000 postes supplémentaires fléchés pour 7 500 Ehpad, les engagements sont infiniment moins ambitieux qu’annoncés. Une «goutte d’eau dans un océan», soupire Alexandra Saphores : «On a besoin de 200 000 recrutements pour tenir. Et surtout, comment vont-ils pourvoir ces postes dont personne ne veut ?»
Les revendications du secteur sont connues de longue date : la revalorisation des salaires, la possibilité d’évoluer professionnellement et l’amélioration des conditions de travailpour une meilleure articulation entre vie professionnelle et personnelle. Alors que les acteurs du grand âge se veulent pessimistes, les pouvoirs publics semblent confiants : «Les jeunes ont envie de s’engager dans les métiers du sens, et je suis persuadé qu’on arrivera à les convaincre», estime Jean-Christophe Combe. Au programme, un «plan métiers» en deux temps. D’abord, une formation de «tous les faisant fonction», ces personnels qui occupent actuellement des postes en Ehpad pour lesquels ils ne sont pas qualifiés. Puis un «plan plus global» pour revaloriser les métiers du soin, porté par la Première ministre, dont les contours sont encore flous. «Les diagnostics pour améliorer l’attractivité du secteur existent depuis la nuit des temps. Mais on en revient toujours à la case départ : est-ce que le gouvernement investit dans le grand âge ou laisse la situation survivre avec des mesurettes et des pansements sur des jambes de bois ?» interroge Loïc Le Noc, secrétaire national de la CFDT santé sociaux.
«Les pouvoirs publics s’en fichent»
«Il ne peut pas y avoir de mieux tant que ce qui est demandé depuis quinze ans, c’est-à-dire une loi de programmation sur la réponse au vieillissement et à la perte d’autonomie, ne sera pas adoptée», juge quant à elle Claudette Brialix, présidente de la Fédération nationale des associations et amis de personnes âgées et de leurs familles, faisant allusion à un vieux serpent de mer : la loi grand âge, promise par Macron dès 2018 et depuis enterrée. «L’Etat n’est pas responsable des anciens dirigeants d’Orpea mais d’avoir favorisé un climat dans lequel c’était possible. Malheureusement, il réussit à embourber le dossier, à faire croire qu’il n’est responsable de rien, dans un secteur où il contrôle tout. Il a réussi son coup de com en faisant oublier qu’il est largement complice du problème», s’emporte Pascal Champvert.
La préoccupation du gouvernement est ailleurs, ce qui fait craindre une aggravation de la situation. «On va réformer les retraites : je ne suis pas sûr qu’en faisant travailler les vieux plus longtemps, on améliore ce que nos contemporains auront à vivre en vieillissant»,raille Michel Billé. «Cette nouvelle retraite à 64 ans me fait peur, j’ai déjà des tendinites et des problèmes de dos à longueur de temps», complète Alexandra Saphores.
In fine, le tsunami que fut les Fossoyeurs n’aura provoqué que quelques ondes dans le secteur du grand âge. «Tant que nous serons dans la logique du “les vieux, ils nous coûtent du pognon”, nous ne parviendrons pas à transformer véritablement les choses», analyse Michel Billé. «Il est essentiel de faire entendre la parole des concernés, mais les pouvoirs publics s’en fichent complètement. Le système veut continuer à exister dans un entre-soi mortifère qui ne permettra pas de progresser, dénonce quant à lui Francis Carrier, cofondateur du Conseil national autoproclamé de la vieillesse. Aujourd’hui, on a une tolérance à la violence faite aux vieux comparable à celle qu’il y avait pour les violences faites aux femmes pendant des années. Il faut que les vieux reprennent le pouvoir.» Et que les décideurs, enfin, les écoutent.
(1) Ce prénom a été modifié.
Le 3977 est le numéro national dédié à lutter contre les maltraitances envers les personnes âgées et les adultes en situation de handicap. Ce numéro est accessible du lundi au vendredi de 9 heures à 19 heures et le samedi et dimanche de 9 heures à 13 heures et de 14 heures à 19 heures.
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