par Didier Péron publié le 17 janvier 2023
Présenté l’an dernier à Cannes dans la sélection de l’Acid, How to Save a Dead Friend de Marusya Syroechkovskaya n’est finalement pas sorti en salles et c’est un peu par hasard qu’on a découvert qu’il était disponible gratuitement sur le site d’Arte dans la sélection des documentaires célébrant les 25 ans de programmation de La Lucarne. Le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine ne rend pas forcément de prime abord très désirable cette plongée dans l’existence d’un jeune couple d’amoureux ruiné par la drogue et la dépression à Moscou, film réalisé après la mort prématurée de Kimi, le mari de la cinéaste dont elle avait fini par divorcer faute de pouvoir le suivre dans ses errances junkies. Il s’agit pourtant d’un étonnant rejeton de cette fresque intime de l’autodestruction qu’était notamment The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin délocalisé dans la Russie post-soviétique, ce monde qui dans sa décongélation express après un siècle de dictature du prolétariat s’est réveillé dans un blizzard de morosité hargneuse et de chacun pour soi.
«Bad trip»
Marusya, bien qu’ayant grandi dans une famille relativement aisée, est une ado en pleine déprime, elle pense au suicide quotidiennement, finit à 15 ans par être internée en hôpital psychiatrique par des parents terrifiés qui ne comprennent pas que leur fille ait si peu envie de continuer à vivre. Elle est chanteuse dans un groupe grunge quand elle rencontre Kimi, qu’elle embrasse avant de monter sur scène avec encore sur le visage le sang dont il l’a badigeonnée, ayant saigné du nez : «J’étais comme Carrie dans le film de De Palma…» Le couple partage une même détestation de la Russie, «Fédération de la déprime» dont les images prises au gré des rues montrent l’intervention musclée des forces de l’ordre ou les manifestations nationalistes réclamant le départ des immigrées. «Les années 2000 se sont évaporées dans une sorte de bad trip», dit la cinéaste en voix off égrenant par ailleurs l’impressionnante litanie des disparitions de proches, tous jeunes et comme laminés par une épidémie No Future : «Timour était mort mais il n’était pas le premier de nos amis à disparaître, Liocha avait sauté d’un toit, Ilia s’était jeté sous une voiture, Natacha avait fait une overdose, Kirill s’était pendu, Stass s’était explosé, Lena avait fait une overdose…»
Trop-plein de pixels
Baptisant leur premier chat Ian en hommage au leader de Joy Division, Ian Curtis, suicidé à 23 ans, exhibant aux murs de leur appartement un poster de Kurt Cobain (qui ne vivra pas au-delà de ses 27 ans), on peut se dire que le duo se donne d’emblée pour figures tutélaires des maîtres à ruminer au plus profond du dégoût de la vie incitant à brûler tous les vaisseaux. Pourtant, plus Kimi dérive, multipliant sans succès les cures de désintox, plus Marusya tente de s’extraire de cette spirale sans fond. Dans certaines scènes, le jeune homme, métamorphosé par les médocs, dit son angoisse existentielle («tu n’es jamais à l’abri de rien et moi, ça me fait peur») ou explose de désespoir face caméra : «Pourquoi moi ? Je suis quelqu’un de gentil et je voulais juste être un type bien…» Ce kaléidoscope en forme d’autobiographie d’une jeunesse en décomposition est jalonné par les discours lénifiants d’un Poutine au masque d’acier, lequel semble présider un pays magique qui coïncide mal avec la déréliction couverte de neige sale dont la cinéaste nourrit sa caméra, qui semble pour ce film dégueuler son trop-plein de pixels, de rage et d’effarement. Le pire était encore à venir comme 2022 a fini par le démontrer.
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