par Thomas Stélandre publié le 27 janvier 2023
Ironie du sort pour une autrice réputée frondeuse, son passage à Paris coïncide avec une grève. L’Américaine basée à Londres a sans doute un avis tranché sur la réforme des retraites en France mais, conseil de son éditrice, ne la branchez pas sur le sujet. Mieux vaut aussi éviter le prince Harry, autre marotte du moment. Le Brexit en revanche, toile de fond du roman pour lequel on la rencontre, on n’y coupera pas. Sa position, elle le sait, «n’était pas très populaire ici» : elle était pour et n’en a pas fait mystère – pas le genre. La polémiste n’a pas retourné sa veste depuis, même si elle entendait les arguments des deux camps. «Or, je ne vois pas toujours les deux côtés de la médaille. Je ne suis pas comme ça.» Et d’ajouter, sourire en coin : «Je ne suis pas quelqu’un de compréhensif.»
Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver aime les sujets qui fâchent, fustige les périls de la «cancel culture» et la «mode passagère» du «concept d’appropriation culturelle». Parangon de la liberté d’expression pour certains, spécimen réac pour d’autres, on aurait toutefois tort de la limiter à ses punchlines. Shriver, c’est une quinzaine de romans. Le succès est arrivé sur le tard, en 2003, avec le huitième, We Need to Talk About Kevin (Il faut qu’on parle de Kevin, Belfond, 2006), adapté au cinéma par Lynne Ramsay en 2011 avec Tilda Swinton. Inspiré par la tuerie de Columbine, il suivait la relation épistolaire entre une mère et son fils psychopathe, coupable d’une fusillade dans un lycée. N’attendez d’elle ni personnages aimables ni doux sujets. A prendre ou à laisser lit-on ici en fronton, façon pacte de lecture. Voici celui que noue le couple Kay et Cyril, la cinquantaine sonnante : à 80 ans, pour éviter d’être un poids l’un pour l’autre et pour la société, la décision est prise, ils se suicideront. A la fin du premier chapitre, c’est le jour J. Dans les douze suivants, selon le principe des réalités parallèles, rien ne se passe jamais comme prévu et les cartes sont sans cesse rebattues.
Puisque Shriver reste Shriver, l’autrice étrille dans ses dialogues ping-pong le business de la fin de vie, la dégradation des services publics et l’absurdité de la course à l’éternelle jeunesse. Ce qui est peut-être plus nouveau, c’est comment l’amour, le vrai, le beau, constitue un fil reliant les différents scénarios (du burlesque à l’anticipation). Car dans ce jeu de variations et de répétitions, certaines phrases reviennent. Et notamment cet éclatant baiser entre nos deux seniors, «vibration» faisant résonner à plusieurs reprises «toute une vie passée à deux» telle «une cymbale dont ils venaient de frapper le bord avec brio». Même lorsque la partition est romantique, elle se joue avec des percussions.
Quel a été le point de départ de ce roman ?
Un jour, une de mes amies m’a dit qu’elle ne voulait pas vivre au-delà de 80 ans. Elle avait 60 ans à l’époque. Je l’ai prise au sérieux, c’était sincère. Alors je me suis demandé ce qu’elle ferait quand elle arriverait à cet âge. Je comprenais cette envie de ne pas devenir «vieux-vieux». Parce qu’il y a «vieux» et il y a ce qu’il se passe à partir de 80 ans, en particulier après 85. Mes parents étaient tous les deux «vieux-vieux» et rares sont ceux qui aspirent à une telle condition. Avec un peu de recul, on pourrait se dire qu’il y a une sorte de profanation de votre propre vie dans le grand âge, surtout si le vieillissement s’accompagne de démence. C’est comme se vandaliser soi-même. Il y a, de fait, un attrait romanesque dans la possibilité d’arrêter les choses avant la fin, l’envie de cropper la photo pour garder une image nette. J’avais déjà écrit un roman avec un univers parallèle, la Double Vie d’Irina, dans lequel deux histoires avançaient en simultané dans la même temporalité. Celui-ci a une structure plus arborescente. Je me suis autorisée à bifurquer quand je voulais. L’unique règle, c’était la continuité : si les personnages avaient perdu tout leur argent dans un chapitre, ils ne pouvaient pas soudain en avoir à nouveau. C’était très amusant à construire, et j’ai apprécié les redites que cela pouvait entraîner. Elles ont aussi pour fonction de rappeler où l’on en est : c’est le jour J, mais quelque chose d’autre va arriver.
C’est l’histoire d’un couple, Kay et Cyril. Qui sont-ils ?
Pour une fois, je n’avais pas envie de personnages larger than life,mais d’individus ordinaires. La seule chose qui les rend extraordinaires, c’est ce qu’ils se sont engagés à faire. A part ça, c’est un couple britannique comme les autres, bien de leur génération, avec des prénoms de leur époque. Cyril est médecin, socialiste, soutien du Parti travailliste. Il exprime peu de doutes quant au plan consistant à se tuer à l’âge de 80 ans, à l’exception du moment où il décrit la sensation merveilleuse de dormir avec sa femme. Kay est plus ambivalente. Elle a connu la libération des femmes, mais continue de se laisser plus ou moins dominer par son mari. C’est une infirmière, pas particulièrement politisée, bonne dans ce qu’elle fait sans être passionnée par son travail – dans la plupart des réalités parallèles, elle expérimente une autre carrière sans lien avec la mort et la maladie. C’est quelqu’un de bien. Je voulais que ce soit des gens bien.
Vous pensez souvent à la mort ?
De plus en plus, parce que je vieillis. Mon mari et moi venons d’acheter une maison. C’est l’endroit où nous allons vieillir, et probablement mourir. L’une des choses que nous avons dû décider, par exemple, c’est de garder ou non une douche au rez-de-chaussée, au cas où l’un de nous deviendrait handicapé et ne pourrait plus emprunter les escaliers. Réponse : oui, on garde la douche. La nature même de mon activité de romancière me pousse vers cette inquiétude : j’imagine qu’avant même l’emménagement, un diagnostic va tomber pour lui et moi et ça sera le début de la fin.
Dans un monde idéal, comment aimeriez-vous mourir ?
D’un côté, je penche pour la mort soudaine, celle qui ne prévient pas. Je fais tout le temps du vélo, alors pourquoi pas un accident net et précis. Je redoute le handicap, donc surtout pas un accident qui me clouerait dans un fauteuil pour le restant de mes jours. Mourir d’une crise cardiaque a aussi ses avantages : pas trop de souffrance, c’est clean, vous pouvez être en forme jusqu’à la dernière minute. Je déteste le sentiment de corruption qui accompagne la maladie, l’impression de pourrir de l’intérieur – non, pas pour moi. D’un autre côté, avoir un laps de temps où vous savez que vous allez mourir doit être une grande expérience. Je ne parle pas de l’idée abstraite selon laquelle nous allons tous disparaître un jour, mais d’une fourchette définie. J’ai beaucoup aimé écrire le passage où Kay arrive au jour J et interroge tout. Elle se demande par exemple si ça vaut la peine de consacrer le précieux temps qui lui reste à lire les actualités dans le journal – mais si ça n’a plus de sens à ce moment-là, est-ce que ça en a jamais eu ? Je crois que je pourrais apprécier de me poser ce genre de questions. Et puis je pense qu’il y a quelque chose de bien dans le fait de laisser ses relations en état de grâce, d’avoir une dernière conversation même s’il est question de météo… N’allez pas non plus croire que je suis naïve, mais c’est une autre forme de propreté. Des deux scénarios, je ne sais pas lequel je préfère. C’est quand même moins de boulot de mourir d’un coup.
«La colère est stimulante», dit l’un de vos personnages. La colère, c’est ce qui vous motive ?
Ça peut être le cas, ça dépend du projet. Le roman que je viens de terminer était définitivement motivé par la colère, la rage, la déception, le dégoût, le désespoir. A prendre ou à laisser est davantage motivé par la joie. Par la mort aussi, bien sûr, mais le moment de l’écriture a été une joie quasi permanente. Je pense que c’est ce qui fait que ça fonctionne, parce qu’il y avait un appétit dans le processus de création. Ça n’a pas toujours été le cas avec mes autres livres, et c’est précieux. Je pouvais faire tout ce que je voulais et ensuite faire tout à fait autre chose, parce que les possibilités étaient infinies. Il ne me restait qu’à choisir celles qui me plaisaient le plus. Le lecteur dispose des mêmes opportunités. Et pas besoin d’être bouleversé si les personnages se retrouvent décapités. Pas besoin de trop prendre les choses au sérieux puisqu’au chapitre suivant ils seront en vie à nouveau. C’est un jeu.
Votre avant-dernier roman traduit en France, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, traitait de l’obsession contemporaine pour la performance sportive. Est-ce que l’écriture est comme un sport ? Avez-vous le sentiment de devenir meilleure ?
Je pense que je m’améliore, oui. Mais il y a des qualités dans mes fictions précédentes sur lesquelles je ne parviendrai probablement plus jamais à remettre la main. Une certaine euphorie. Je crois que j’étais aussi plus intéressée par le travail autour des mots, leur musicalité. J’aime toujours les mots, mais je suis moins consciemment impliquée dans la poésie de la prose. C’est toujours là, mais atténué – ce qui ne me déplaît pas.
A prendre ou à laisser propose plusieurs manières de vivre sa retraite. Comment imaginez-vous la vôtre ? Pourriez-vous arrêter d’écrire à un moment donné ?
J’ai eu de la considération pour Philip Roth lorsqu’il a annoncé qu’il arrêtait. Il est décédé peu après et il m’est arrivé de me demander s’il n’y avait pas un lien de cause à effet. En ce qui me concerne, je n’ai aucune résolution. Je déteste quand les écrivains que j’ai aimés continuent à écrire des livres comme de pâles imitations de leurs œuvres précédentes. J’espère ne jamais en arriver là. Je reste éternellement incertaine quant au prochain. Je viens d’en terminer un et je n’ai pas encore d’idée pour la suite, ce qui me rend dingue. Si ça se trouve, c’était mon dernier. Je n’aime pas me répéter. Je ne fais pas de livres génériques. Trouver une bonne idée, c’est quelque chose que je sais faire. Je dois pouvoir être en mesure de faire ça. Le jour où ce n’est plus le cas, alors je m’arrêterai.
C’est un roman fondé sur le principe des réalités parallèles, où une seule décision peut tout changer. Vous souvenez-vous d’un choix qui a influencé profondément votre vie ?
J’ai déménagé à Belfast en 1987 pour écrire mon troisième roman, avec l’intention d’y rester environ neuf mois. Finalement, je suis restée douze ans dans la ville et trente-cinq dans le pays. C’est ainsi que tout fonctionne. La plupart des vies ne sont pas planifiées. C’est une série d’accidents. Et c’est une bonne chose que, finalement, très peu de gens choisissent de mettre un terme à leur existence avant la fin, car ce qui se passe par accident est bien plus intéressant.
A l’âge de 15 ans, vous avez choisi de changer votre prénom, Margaret Ann, pour Lionel. Pourquoi ?
Je ne l’aimais tout simplement pas, je voulais m’en débarrasser. Je déteste lorsque mes éditeurs étrangers le mettent entre guillemets dans ma biographie. Vous savez, j’ai passé les 65 ans et c’est l’âge auquel aux Etats-Unis vous avez accès au programme d’assurance maladie Medicare. J’ai maintenant une carte sur laquelle je suis «Margaret Ann». Ils m’envoient des mails et des courriers à ce nom et ça me crispe au-delà des mots. On pourrait considérer que c’est juste un détail administratif, mais non. Margaret Ann, ce n’est pas mon prénom. Ce n’est pas moi. Je l’ai remplacée. Lionel Shriver est ma propre création – un désir assez américain d’ailleurs. Je ne connaissais personne qui s’appelait comme ça. C’était un caprice auquel je me suis accrochée. Mais je suis convaincue que je ne jouirais pas aujourd’hui du même statut littéraire si j’avais conservé mon prénom de naissance. Et pour autant que je sache, il n’existe aucune autre Lionel Shriver.
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