Par Léa Iribarnegaray Publié le 24 janvier 2023
Voler dans un supermarché, rouler à 180 km/h, sauter d’un pont… dans les grandes écoles, les conduites à risque peuvent faire partie de l’initiation en groupe. Pour les spécialistes, avant 25 ans, rien ne sert d’interdire, mieux vaux prévenir et encadrer ces pratiques.
« Mourir, je ne savais même pas que c’était possible, tellement j’ai vécu intensément. » Cette phrase, c’est Jean, étudiant de presque 20 ans, qui la prononce. Ou plutôt Simon Herlin, comédien, qui incarne le personnage de ce jeune homme, le temps d’un seul-en-scène percutant. Jean ne peut pas être présent cet après-midi de décembre 2022 à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), dans l’amphithéâtre de l’ISEP, une école d’ingénieurs spécialisée dans le numérique, pour raconter son histoire à d’autres étudiants. Jean est mort.
Le jeune homme venait d’intégrer une grande école de commerce parisienne, après deux intenses années de classe préparatoire. « Un boulimique de la vie », comme aime à dire sa mère, Hélène Decherf-Défossez, fondatrice de l’association Un instant, une vie et coautrice de la pièce Adrénaline, qui comptabilise depuis fin 2021 une quarantaine de représentations dans des établissements scolaires et universitaires pour sensibiliser les jeunes aux comportements à risque.
Jean est mort le 8 mars 2020, en escaladant une grue de chantier en pleine nuit. Il a eu envie de prendre une photo de la vue de Lisbonne, où il était en week-end de « cohésion » avec le club de rugby de son école. Il avait bu de l’alcool et s’est lancé seul ce défi. « Pour une minute de sensations fortes, les autres sont fracassés jusqu’au restant de leurs jours », lâche Hélène Decherf-Défossez pendant la discussion qui suit chacune des représentations. Les étudiants de l’ISEP ont l’air sonnés et il n’est pas question de les ménager. « Cette histoire, c’est un coup de poing dans la gueule, indique Jacky Matte, coauteur et metteur en scène de la pièce. On ne va pas l’édulcorer ni ajouter des couleurs pastel. »
L’objectif : faire de la prévention par le théâtre, en marquant les esprits dans la durée. « On voit vraiment la catharsis », apprécie une étudiante en deuxième année de prépa intégrée à l’ISEP. Dans quelques semaines, sa promotion partira pour un semestre à l’étranger. « Ils ont tous entre 19 et 20 ans. Quand ils partent, ils quittent souvent le nid familial pour la première fois : ils ne sont pas forcément plus fragiles, mais ils sont moins surveillés », observe Isabelle Sirot, responsable des classes préparatoires de l’ISEP, qui a choisi de faire venir Adrénaline après deux accidents similaires parmi des élèves de l’école, l’un à Prague, l’autre à Rome.
Le rôle de l’alcool
S’il est impossible de quantifier le phénomène ou de recueillir des témoignages directs, d’autres établissements se trouvent régulièrement endeuillés – toutes filières confondues, écoles ou universités. « On connaît tous quelqu’un à qui c’est arrivé, confie Clélia, étudiante de 19 ans à l’ISEP, qui doit s’envoler pour la Corée du Sud en février. On s’identifie facilement à Jean : il a mon âge, il est étudiant, à l’étranger comme je m’apprête à partir… Je suis montée une fois sur les toits de Paris : c’est assez commun lorsque l’ambiance s’y prête en soirée. »
Plus que banales, les conduites à risque sont mêmes « structurantes » à l’adolescence, selon Olivier Cottencin, professeur de psychiatrie et d’addictologie à la faculté de médecine de Lille. « La prise de risques fait partie intégrante de la vie du jeune adulte. C’est une phase indispensable à la construction de soi : on doit passer par l’expérience pour s’autonomiser », détaille le médecin, qui a lui-même participé à une rencontre autour de la pièce Adrénaline dans son université.
Les spécialistes interrogés mettent en avant l’apport des neurosciences. Des études ont montré une dissonance de maturité entre deux zones du cerveau jusqu’à l’âge de 25 ans : schématiquement, celle qui correspond aux émotions et au plaisir immédiat prend de l’avance sur celle qui contrôle la prise de décision rationnelle. Rien ne sert donc d’interdire, mieux vaux prévenir et encadrer ces pratiques.
Multifactoriels, les comportements à risque peuvent prendre toutes les formes : voler dans un supermarché, rouler à 180 km/h sur une route départementale, sauter d’un pont dans un fleuve gelé… et autres « idées abracadabrantesques »décortiquées par Jean-Michel Delile, psychiatre à Bordeaux et président de la Fédération Addiction, qui réunit des spécialistes de l’addictologie. « Autour de 15-25 ans, on se sent invulnérable, on veut s’affranchir des règles et ça passe par le danger, avec l’idée qu’on va en triompher. Avoir une conduite à risque, c’est risquer sa vie, mais sans intention délibérée d’y mettre fin. Il s’agit plutôt de l’éprouver intensément, et peut-être aussi d’éprouver sa propre valeur. »
Si l’alcool n’est pas le principal moteur de tels gestes, il y reste très souvent associé, puisqu’il joue un rôle d’incitation. « Dans ces moments-là, en tant que désinhibiteur, l’alcool va atténuer la perception du risque mais aussi la vigilance. Donc le risque d’accident est plus grave, explique le psychologue Jean-Pierre Couteron, spécialisé dans les addictions.On perd des deux côtés : c’est plus facile de se lancer, on a moins peur, et en même temps on est moins performant pour le faire. »
Testostérone et mépris du danger
Les grandes écoles en sont bien conscientes. « Un établissement d’enseignement supérieur, c’est le reflet de la société dans son ensemble, fait valoir Philippe Dépincé, directeur de Polytech Nantes et président de la commission formation et société de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI). On observe régulièrement des accidents en soirée : perdre un étudiant, c’est un traumatisme pour tout le monde. »
Une charte de prévention, appelée CPas1option, est cosignée chaque année à l’initiative du Bureau national des étudiants ingénieurs, de la Conférence des grandes écoles et de la CDEFI. En 2022, cinquante écoles d’ingénieurs, dix écoles de management et 84 associations étudiantes s’y sont associées. Il s’agit à la fois de former et de sensibiliser les différents acteurs de la vie étudiante, d’identifier les dangers potentiels, mais aussi d’être capable de réagir face à des comportements à risque.
Malgré tout, « 25 % des décès de jeunes sont attribuables à l’alcool », estime Guylaine Benech, autrice de l’ouvrage Les Ados et l’alcool (Presses de l’EHESP, 2019). Et les garçons sont beaucoup plus concernés que les filles : ils représentent 90 % des décès.
Car le genre a un effet massif sur la prise de risques, et tout particulièrement à un âge où l’on cherche à se construire. « Ces gestes sont en partie liés à des phénomènes d’impulsivité, avec une montée de testostérone plus intense chez les garçons, qui pousse davantage au mépris du danger, souligne Jean-Michel Delile. Et statistiquement, les jeunes filles font preuve de plus de prudence. »
Hélène Decherf-Défossez raconte que Jean était « un compétiteur dans l’âme » : dans Adrénaline, on le voit improviser un bras de fer avec son copain Gauthier. Son besoin de sensations fortes ayant été « exacerbé », d’après sa mère, par deux années de prépa « générant beaucoup de concessions et de frustrations ». Et de déplorer : « Il n’avait pas connu d’échecs dans sa vie, ni scolaire ni amoureux. Il était en surconfiance à ce moment-là. »
Dans une société où les rituels traditionnels de passage à l’âge adulte tendent à disparaître, le temps de l’adolescence devient plus flou. « En l’absence de rituels d’intégration, les jeunes réinventent ces pratiques à travers des phénomènes de groupe, explique Jean-Michel Delile. D’autres sphères d’activités prennent le relais, comme les grandes écoles. Pour être admis, après la phase de bizutage, on doit savoir prendre des risques. Si on en réchappe, on franchit une étape. »
« Une survalorisation de l’exploit »
Qu’ils tentent d’escalader des sommets ou de traverser la Manche à la nage, il s’agit pour certains de montrer qu’ils ont « l’étoffe des héros ». « Souvent, dans ces rites de virilisation, on veut prouver qu’on est un mec, un vrai, note David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et auteur de Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF, 2002). Dans une série de défis, on va chercher le trophée en faisant quelque chose d’incroyablement périlleux. C’est la minute de reconnaissance, l’instant de notoriété dont rêvent des milliers d’ados sur les réseaux sociaux. »
Gagner des likes sur TikTok ou Instagram pousse désormais à mettre la barre encore plus haut. « C’est le piège des réseaux : on est dans une survalorisation de l’exploit. Il faut que les choses y soient intenses, extraordinaires », observe l’addictologue Jean-Pierre Couteron. Or, l’un des obstacles à la prévention se niche dans la construction de la masculinité.
Le geste de Jean, et ceux de tant d’autres jeunes, correspond à ce que les professionnels de santé qualifient de « comportements ordaliques ». Une référence à l’ordalie, un mode de jugement du Moyen Age où l’on soumettait quelqu’un à une épreuve extrêmement dangereuse : s’il survivait, c’était que Dieu l’avait voulu, et qu’il était donc innocent.
Ici, en dehors de toute causalité divine, le jeune va frôler la mort de suffisamment près pour savoir si la vie a un sens. « Quand nous, adultes, voyons dans la mort quelque chose de tragique et d’irréversible, les ados en ont une vision très déréalisée, compare David Le Breton. En imaginant une sorte de grand sommeil, ils se disent qu’ils vont s’endormir et qu’à leur réveil… tout sera résolu. » Un fantasme malheureusement, façon Belle au bois dormant.
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