Les féministes non francophones des années 1970 apparaissent depuis quelque temps dans les rayons de nos librairies, comme Carla Lonzi et son “Nous crachons sur Hegel”, qui vient de sortir en France. Mais il faut souvent déplacer des montagnes pour que leurs textes arrivent jusqu’à nous.
Hiver 2021. L’un des derniers exemplaires encore disponibles à la vente de Sputiamo su Hegel, recueil d’essais de Carla Lonzi (1931-1982), quitte les étagères de la Librairie des femmes de Milan. Solidement empaqueté, il traverse la frontière puis remonte vers le nord, direction Caen. Livré et déballé chemin de Fleury, aux éditions Nous, il est réceptionné dans la joie. Et pour cause : cela fait six mois que son éditrice, Patrizia Atzei, le cherche. Librairies généralistes, catalogues de bibliothèques et revendeurs d’occasion, elle avait tout tenté pour retrouver les textes de celle qui parlait déjà, il y a cinquante ans, d’enjeux socio-politiques du désir, d’instrumentalisation de la culture par le patriarcat et de femmes clitoridiennes. En traduisant et publiant ce livre, dont la version française Nous crachons sur Hegel sort ce vendredi 20 janvier, la maison indépendante, vieille de plus de vingt ans, souhaite changer la donne. Redonner une vraie place à la féministe radicale italienne pour qu’elle ne soit plus seulement ce genre de figure mythologique que l’on cite approximativement, faute de trouver la référence précise.
Et Lonzi n’est pas la seule. Symptôme d’un nouveau phénomène, de plus en plus de voix féministes étrangères des années 1970, « incontournables », « emblématiques », « iconiques », comme Ellen Willis, Clara Zetkin, Joan Nestle, Dorothy Allison, ou la désormais célébrissime bell hooks, sont éditées en France. On les voit, souvent sans vraiment les connaître, citées ici ou là au détour du dernier best-seller de Mona Chollet ou d’un podcast de Victoire Tuaillon. Moins célèbres que leurs filles spirituelles, elles intéressent les petits éditeurs auxquels les prédictions de ventes à moins de 5 000 exemplaires ne font pas peur. Mais ignorées, oubliées voire disparues, comment faire pour exhumer ces pépites du passé ? Car au-delà de l’intérêt pour les idées véhiculées, leur redécouverte questionne la façon dont les textes circulent, celle dont on les cherche et, surtout, la manière dont on les trouve.
Un monde faite bouche-à-oreille
Bruits de couloir, espaces de contre-pouvoir ou héritage familial, le récit de ces écrits raconte alors une autre histoire, celle d’une édition contemporaine qui, loin de la cash machine féministe à cinq zéros, se joue aux frontières des chemins officiels. « C’est affreux d’être en avance sur son temps. C’est terrible parce que personne ne le sait : il n’y a pas d’échappatoire, il n’y a pas d’issue », écrivait Carla Lonzi, radicale et visionnaire dans ses mots comme dans ses prises de position. La diffusion de ses textes est majoritairement restée cantonnée à un cercle militant et universitaire. Une édition parcellaire de ses écrits est parue en France en 2017 chez Eterotopia. « Même si elle n’a pas été oubliée, son œuvre a eu un destin chaotique et n’a jamais bénéficié d’une édition intégrale en France. Il y a même eu des éditions pirates »,regrette Patrizia Atzei. Une progressive et paradoxale invisibilisation des écrits de l’autrice rendant ses textes et sa pensée de plus en plus difficiles d’accès.
Chez les éditions Hors d’atteinte, de nombreux écrits remis au goût du jour ont subi ce même destin. « À chaque découverte, je suis partagée entre un sentiment d’injustice et d’émerveillement. Si l’on prend le concept de charge mentale, par exemple, tout a déjà été théorisé dans les années 1970, vous vous rendez compte ? » explique, abasourdie, Marie Hermann, cofondatrice de la maison. Proche des pensées féministes dès son enfance, elle découvre à l’âge de treize ans Our Bodies, ourselves, du collectif américain éponyme. L’ouvrage la marquera tant qu’elle en fera, avec huit autres autrices, le premier livre de sa maison d’édition sous le titre Notre corps, nous-mêmes. « Sa lecture a amorcé mes prises de conscience féministes. Quand j’ai revu le livre dans un planning familial, vingt ans plus tard, je me suis dit qu’il fallait absolument publier une version française. »
Même chose pour l’essai de l’antifasciste allemande Clara Zetkin (1857-1933), Je veux me battre partout où il y a de la vie, dont certains passages n’avaient jamais été publiés en France. « Quand je suis née, ma mère m’a donné pour second prénom Clara en hommage à cette féministe révolutionnaire. C’est une femme qui m’a toujours accompagnée », raconte l’éditrice, mesurant la place de l’héritage familial dans cette trouvaille.
Plus largement, les noms d’un bon nombre de penseuses se troquent comme on pourrait le faire d’un bon plan, sous le manteau. Certaines publications naissent même des conseils de lecteurs ou de libraires dévoilant un monde fait de bouche-à-oreille et de livres prêtés à l’occasion d’une rencontre, loin des festivals internationaux de cessions de droits. « L’édition féministe indépendante forme une vraie communauté où les échanges de textes et les conseils sont très fluides », explique Noémie Grunenwald, fondatrice des éditions Hystériques et associées, dont la maison a publié Fem, de l’Américaine Joan Nestle (née en 1940), en août dernier. Également traductrice, elle a littéralement apporté des projets chez des éditeurs tels que Cambourakis (Trash et Deux ou trois choses dont je suis sûre, de Dorothy Allison…), en proposant des textes en marge découverts au fil de ses recherches et de ses immersions dans les dédales de vieilles librairies anarchistes londoniennes.
« C’est aussi ça notre rôle, dénicher des perles », complète la traductrice Fanny Quément, dont la dernière pépite fut Sexe et liberté, d’Ellen Willis (1941-2006), un recueil d’essais qui « apporte beaucoup sur le rapport du féminisme à la radicalité ». Débusquée grâce à une traduction pour la revue Audimat, cette autrice américaine, dont la postérité a davantage retenu les critiques musicales, a été une vraie révélation pour celle qui deviendra sa co-éditrice. « Ellen Willis n’avait jamais été traduite en France ! J’ai tout de suite ressenti un véritable sentiment d’urgence à lui donner une voix », raconte-t-elle.
Côté italien, même constat. « C’est après la lecture de Plaisir effacé, de la philosophe Catherine Malabou, où Carla Lonzi fait l’objet d’un chapitre, que j’ai découvert que Nous crachons sur Hegel n’avait jamais été entièrement traduit en français. J’étais très étonnée, comment pouvions-nous avoir tant de retard en France et passer à côté de figures aussi importantes ? » s’exclame l’éditrice de l’ouvrage qui s’empresse, dès la lecture, de contacter les ayants droit.
Les archives de Düsseldorf
Et après ? Quelle suite, une fois tombée amoureuse d’un extrait dans sa version originale ? Où trouver ces fameuses pépites dans leurs versions longues ? Comme pour Lonzi et la Librairie des femmes de Milan, de nombreux textes sont conservés grâce à un vaste réseau de librairies militantes. En France, on trouve la librairie parisienne Violette and Co (dont les portes devraient ouvrir à nouveau en avril), la lilloise L’affranchie, ou encore la lyonnaise La librairie à soi.e. Certaines bibliothèques peuvent aussi être salvatrices. Ainsi, Marie Hermann a récupéré une partie des textes de Je veux me battre partout où il y a de la vie directement auprès des archives de la bibliothèque de Düsseldorf. « Il est important de comprendre que ces autrices ne sortent pas du néant, mais sont le résultat de l’action d’un grand nombre de personnes qui œuvrent pour leur redécouverte », insiste Isabelle Cambourakis, créatrice de la collection « Sorcières », chez Cambourakis. C’est d’ailleurs de cette façon qu’elle a déniché l’une des plus belles réussites éditoriales du genre : la théoricienne du black feminism, bell hooks (1952-2021). « À cette époque-là, je passais beaucoup de temps dans une librairie alternative, Infokiosque, à Saint-Jean-du-Gard, où l’on pouvait lire et diffuser une multitude de brochures féministes. Quand je l’ai découverte, ça m’a tout de suite parlé. Ces lieux sont de véritables aubaines quand on est à la recherche de nourriture intellectuelle », se souvient l’éditrice.
Si des succès comme celui de bell hooks et ses dizaines de milliers d’exemplaires vendus font rêver, ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Pour les autres, qui restent encore aujourd’hui de vrais paris éditoriaux, il s’agit désormais de réfléchir à la façon de s’installer dans le temps et de trouver comment résister à une production toujours plus abondante d’écrits féministes. Histoire de ne pas à nouveau tomber dans l’oubli.
► Nous crachons sur Hegel. Écrits féministes, de Carla Lonzi, traduit de l’italien et préfacé par Patrizia Atzei et Muriel Combes, éd. Nous, 176 p.
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