Par Marion Dupont
ENTRETIEN André Gunthert, historien des cultures visuelles, et Carole Talon-Hugon, philosophe spécialiste d’esthétique, éclairent, dans un entretien au « Monde », les vifs débats qui agitent le monde de la BD et de l’art, avec la polémique au Festival d’Angoulême sur le travail de Bastien Vivès, accusé de promouvoir la pédopornographie.
Avec l’affaire Bastien Vivès, c’est au tour de la bande dessinée d’être le théâtre de revendications éthiques et politiques – bien après le cinéma, le théâtre, ou l’art contemporain. L’annonce de la programmation d’une exposition consacrée à l’auteur au Festival d’Angoulême a suscité de fortes réactions et des pétitions, plusieurs personnalités et associations accusant Bastien Vivès de promouvoir la pédopornographie et la pédocriminalité par ses œuvres et ses propos.
Cette polémique vient s’ajouter à une longue liste de débats ayant agité les milieux artistiques français ces dernières années, après la consécration par les institutions médiatiques et culturelles d’artistes masculins controversés. Mais le cas Vivès, dont l’exposition a finalement été déprogrammée et qui fait désormais l’objet d’une enquête pour diffusion d’images pédopornographiques, soulève à la fois des questions d’ordre général et d’autres spécifiques au médium de la bande dessinée.
Ces enjeux sont dans tous les esprits à Angoulême, alors que le festival a ouvert ses portes jeudi 26 janvier. Pour éclairer les différentes facettes de ce débat, André Gunthert, historien des cultures visuelles et auteur du blog de recherches intitulé « L’image sociale », et Carole Talon-Hugon, philosophe spécialiste d’esthétique et autrice de L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes (Presses universitaires de France, 2019), discutent des nouvelles attentes de la société vis-à-vis de l’art et des artistes.
Faisant suite à une vive polémique, la direction du Festival international de la bande dessinée a décidé d’annuler sa carte blanche à Bastien Vivès. Cette décision est-elle à vos yeux justifiée ?
Carole Talon-Hugon : Oui, à condition toutefois que ce ne soit pas seulement pour des « raisons de sécurité », comme il a été dit, mais pour des raisons de fond : parce que Bastien Vivès est l’auteur d’un certain nombre de bandes dessinées dont le contenu est moralement problématique et a donné lieu à des accusations de pédopornographie. Si la carte blanche a été annulée dans le seul but de ne pas créer de polémique, il s’agit d’une forme regrettable de soumission à l’intimidation.
André Gunthert : Je trouve aussi que la réaction du festival a été décevante, parce qu’elle a masqué son renoncement derrière de supposées menaces, sans apporter aucune réponse à la polémique. Celle-ci porte effectivement sur l’image problématique d’un auteur qui est célébré par une partie du monde de la bande dessinée, mais dont l’œuvre et les prises de position concernant l’inceste ou le féminisme font l’objet d’un jugement sévère par une autre partie de ce milieu.
Plus précisément, cela fait plusieurs années que les outrances de Bastien Vivès – et je retiens tout particulièrement la publication en 2018 de l’album La Décharge mentale (Requins Marteaux, 2018), réponse volontairement grossière et provocante à la description pédagogique par la dessinatrice Emma de la notion féministe de « charge mentale » – en ont fait une sorte de chiffon rouge pour les nouvelles sensibilités.
Comme l’a montré la poursuite du débat par tribunes et articles interposés, le festival n’en sera pas quitte avec la simple annulation d’un projet d’exposition, dans un contexte où ce qui se joue, c’est l’image de la bande dessinée.
Voyez-vous dans cet épisode le nouveau signe d’une censure émanant de la société et motivée par une forme de morale politique ?
C. T.-H. : Il est certain que cette scène n’aurait probablement pas pu se passer il y a trente ans : elle s’inscrit dans un grand mouvement de retour de la question morale au sein de l’art. Un retour qui est assez étonnant si, prenant un peu de recul, on se souvient qu’il y a peu de temps encore, dans le monde de l’art, l’invocation de la liberté d’expression ou des droits imprescriptibles de la création ne suffisait peut-être pas à faire taire la critique éthique, mais en tout cas la délégitimait. Pensons à l’affaire de l’exposition « Présumés innocents », au Musée d’art contemporain de Bordeaux en 2000 [attaqués pour atteinte à la dignité de l’enfant et pornographie, ses organisateurs avaient été soutenus par une majorité du monde de l’art et avaient bénéficié d’un non-lieu]. Or, aujourd’hui, les appels à la censure se multiplient et sont bien plus largement acceptés.
Le deuxième point, c’est que ces censures ou appels à la censure revêtent de nouvelles formes : les censeurs ne sont plus des institutions comme l’Etat ou l’Eglise, mais des associations ou des groupes plus ou moins durables, comme on le voit dans le cas de l’affaire Bastien Vivès. Enfin, le modus operandi de la censure ou de la demande de censure a changé : ses lieux ne sont plus – ou plus d’abord – le tribunal, mais les médias, les réseaux sociaux, les manifestations…
La censure a évidemment une longue histoire, et l’art y a échappé pendant une période finalement assez courte. Pour autant, si je compare les formes actuelles de censure aux formes qui ont précédé, on constate ces différences d’acteurs, de lieux et de modes opératoires.
A. G. : Et si on retournait plutôt la question ? Dans quels espaces se déroulent les débats de société ? Essentiellement sur les terrains médiatique, judiciaire et culturel.
C’est pourquoi je trouve étrange que chaque nouvelle controverse se voie désormais opposer l’argument de la censure. Evidemment, si on dénonce comme censure n’importe quelle forme de protestation, on fait d’une pierre deux coups : on disqualifie la position de l’adversaire – parce que la censure, c’est violent, et ça ne peut être que condamné – et surtout on évite de répondre sur le fond.
Or le débat d’idées, qui traverse régulièrement le champ culturel, est un phénomène normal et démocratique : c’est une confrontation de visions et d’arguments. Par quel autre moyen pourrait-on faire apparaître de nouvelles opinions et les critiquer ? Pour moi, cette polémique n’est pas l’expression d’un moralisme ou d’un puritanisme mal placé, mais l’émergence d’une nouvelle question sociale : celle des violences sexuelles sur des mineurs.
Il y a une prise de conscience de l’importance d’une thématique qui avait longtemps été négligée, voire traitée avec complaisance, en particulier dans le milieu littéraire. Nous participons aujourd’hui à une étape de cette confrontation des idées, donc je ne vais pas me dépêcher de clore ce débat en l’intitulant « censure ».
Contrairement aux affaires Bertrand Cantat, Roman Polanski, Claude Lévêque ou encore Gabriel Matzneff, Bastien Vivès n’a pas été pointé du doigt pour des actes de violences sexuelles ou sexistes, mais bien pour ses productions et des propos tenus en interview ou sur Internet. Est-ce le signe d’un nouveau moment dans cette discussion ?
A. G. : Il faut bien voir que le débat qui nous occupe ne porte pas sur l’art ou l’esthétique : ce qui réunit des personnages aussi différents que Polanski, Cantat, Matzneff ou Vivès, ce sont des questions de visibilité sociale et d’impunité.
Dans le cas de Polanski, par exemple, ce sont ses actes, et non ses œuvres, qui lui sont reprochés. Et pourtant la dernière polémique à son sujet a été déclenchée par l’attribution d’un César au film J’accuse (2019) – alors que ce film ne présente aucun élément compromettant !
Si on reste sur le terrain de l’esthétique, on ne comprend pas que celui-ci n’est qu’un espace où se joue une question sociale, rendue exemplaire par sa visibilité culturelle. Ce qui choque dans le cas de Polanski, ce sont autant les accusations de viol que l’impunité dont il semble bénéficier en dépit des plaintes. Dans ce contexte, lui attribuer une récompense prestigieuse laisse à penser que l’on tient pour nulle et non avenue la souffrance des victimes, ou bien qu’on banalise la culture du viol.
Dans le cas de Vivès, nous sommes dans une position opposée, puisque la condamnation porte sur ses œuvres et ses propos, et non pas sur des actes. Vous voyez cependant que le débat et les arguments mobilisés sont similaires : ici aussi, c’est une forme de consécration qui est jugée déplacée et qui met le feu aux poudres. Faut-il honorer Bastien Vivès, alors qu’il a produit des œuvres ouvertement pédopornographiques – ce qui est en principe puni par la loi – et qu’il a confirmé par ses propos sa fascination pour la pédophilie et l’inceste ? Voilà la question qui est posée. Et, bien sûr, répondre par l’affirmative revient à négliger la question des violences sexuelles sur mineurs, alors que nous savons aujourd’hui qu’il s’agit d’un fléau.
C. T.-H. : Dans la liste de noms que vous avez donnée, je distinguerais trois types de cas. Celui où l’accusation porte non sur l’œuvre mais sur la conduite de son auteur, indépendamment de la réalisation de son œuvre ; c’est par exemple le cas de Claude Lévêque [l’artiste plasticien est accusé de viols sur mineurs], dont les œuvres sont en elles-même moralement « neutres » : ni racistes, ni sexistes, ni antisémites, etc.
Le deuxième type de cas est illustré par Gabriel Matzneff : ici, l’immoralité est à la fois dans la conduite de l’artiste et dans son œuvre, puisque cette dernière est le récit de sa conduite, autrement dit de turpitudes qui ont véritablement lieu. Le troisième type de cas est différent des deux premiers : c’est celui où l’œuvre seule (ou une partie de l’œuvre) peut être incriminée. Et c’est celui de Bastien Vivès.
Ce cas nous conduit à réfléchir sur le type de reproches qui peuvent être portés à l’égard des œuvres. Parmi les chefs d’accusation que j’ai recensés, certains sont traditionnels et se retrouvent dans l’affaire qui nous occupe. Il y a notamment l’idée que l’œuvre fait exister le mal en représentant des contenus, des scènes qui peuvent être d’ordre sadique, raciste, ici pédopornographique, sans que rien dans l’œuvre incriminée n’indique que la chose est désapprouvée. Ce dernier point doit être souligné : s’il est possible de montrer le mal à des fins de moralisation, il faut alors que cette dimension de désapprobation soit sensible – ce qui n’est absolument pas le cas dans La Décharge mentale, par exemple.
Evidemment, le chef d’accusation principal est celui de produire des effets corrupteurs. C’est exactement ce qui a été reproché à Thérèse rêvant (1938), du peintre Balthus : à savoir d’encourager la pédophilie. C’est ce type d’argument qu’invoquait déjà Platon dans La République pour justifier qu’on interdise certaines œuvres : l’homme est un être mimétique, et certaines représentations favorisent le développement de parts sombres de l’humain – ce faisant, elles contribuent à des actes condamnables dans le réel.
La volonté de ne pas vouloir mettre en avant des artistes qui représenteraient un modèle néfaste est donc très ancienne. Comment juge-t-on de l’immoralité d’une œuvre ?
C. T.-H. : La qualification d’immoralité est difficile, et la mesure des effets moralement négatifs l’est tout autant – de même que celle des effets moralement positifs. Le film La Naissance d’une nation (1915), de David Griffith, a très vraisemblablement engendré une imagerie raciste et, au-delà, a contribué à la réactivation du Ku Klux Klan ; inversement, La Case de l’oncle Tom (1852) a probablement joué un rôle positif dans l’abolition de l’esclavage. La réalité des effets d’une œuvre est à peu près incontestable. Ce qui est très difficile, c’est de les mesurer et de dire exactement ce qu’ils sont.
Ce qu’il faut à mes yeux éviter, c’est ce que j’appelle le « moralisme radical » : une attitude qui consiste à ne considérer les œuvres d’art que par un prisme moral, en laissant totalement de côté la valeur proprement artistique des objets qu’on est en train de considérer. Il faut également éviter la posture opposée : l’« autonomisme radical », qui considère que l’art ne doit rien à voir à faire avec la morale.
Je considère que la valeur morale d’une œuvre fait partie de sa valeur artistique ; qu’une valeur morale positive augmente la valeur artistique, alors qu’une valeur morale négative la diminue. Toute la valeur de l’œuvre ne repose néanmoins pas dans sa dimension morale. Prenons l’exemple du Marchand de Venise (1596), de Shakespeare, qui contient des formules incontestablement antisémites : la valeur de la pièce en est incontestablement diminuée sans être pour autant totalement supprimée ; on la lit toujours, on l’admire toujours. Mais il existe des cas où le défaut moral est si massif qu’il oblitère tout le reste – contrairement à ce que soutenait l’actionniste viennois Hermann Nitsch, le viol et le meurtre ne méritent pas d’être exposés. Le « moralisme réfléchi » que je défends insiste sur la complexité de la valeur de ce qui appartient au domaine artistique, ne se contente pas d’une vision manichéenne ou idéologique et veut considérer les œuvres au cas par cas.
On peut appliquer cela aux œuvres de Bastien Vivès : à l’intérieur de sa production, on doit faire des distinguos. La qualité du dessin, la complexité de l’intrigue, l’épaisseur psychologique des personnages du roman graphique Une sœur (Casterman, 2017) sont incontestables. Y figurent quelques images très crues, qui se trouvent cependant prises dans un ensemble. C’est très différent de La Décharge mentale (2018), où l’intrigue, très mince, n’est qu’un prétexte à la répétition ad nauseam de gros plans sur des scènes de fellation, pour certaines pédopornographiques.
Cette différence entre les œuvres de Bastien Vivès ne change rien au bien-fondé de l’annulation de sa carte blanche, car celle-ci devait être la consécration d’une œuvre prise dans sa totalité. Avec cet exemple précis, on voit toutefois que l’appréciation doit être fine et qu’on ne peut se contenter d’appliquer des postures trop générales et des formules toutes faites pour s’adapter à la complexité des choses.
A. G. : Ajoutons qu’ici l’œuvre n’est pas le seul aliment de la polémique – il y a aussi les propos publics de Bastien Vivès ou les comportements qu’il a eus sur les réseaux sociaux, qui sont connus du milieu de la bande dessinée. Si le dessinateur s’en est excusé, cela n’annule pas leur portée. Dans les procès littéraires, les propos des auteurs jouent un rôle important pour préciser l’interprétation de leurs intentions, brouillées par l’énonciation fictionnelle. En 2007, une plainte a ainsi été déposée pour « racisme et xénophobie » dans l’album Tintin au Congo (1931) contre la société Moulinsart. Mais la justice belge a arbitré en faveur d’Hergé en estimant que son intention n’était pas malveillante.
Le caractère provocateur de certaines publications ou comportements de Vivès a contribué à en faire un personnage identifié à ses prises de position. Le choix du festival de consacrer cet auteur a été perçu comme une bravade de plus. Il y a de bonnes raisons à cela : au début de l’ouvrage La Décharge mentale, un avertissement évidemment ironique, appelé « décharge », invite le lecteur à s’engager à ne pas porter plainte, ce qui est une façon de tourner en ridicule le mouvement féministe. Au vu de ces éléments, on ne peut pas être surpris de ce qui arrive aujourd’hui au Festival d’Angoulême.
Le fait que ce débat – qui a déjà eu lieu dans les milieux du cinéma, du théâtre ou de l’art contemporain – intervienne aujourd’hui dans le milieu de la bande dessinée en change-t-il la teneur ?
C. T.-H. : J’ai été surprise de voir que dans cette affaire les justifications apportées par Bastien Vivès et ses défenseurs n’en appelaient pas au caractère artistique de son œuvre. C’est très intéressant : l’extraterritorialité éthique qui était conférée par l’appartenance au champ artistique jusqu’à il y a peu n’est pas utilisée ici. Ce ne sont pas les droits de la création qui sont invoqués pour justifier ses dessins, mais la liberté d’expression, le second degré ou le grotesque.
Pourquoi ? Peut-être parce qu’à notre époque, qui est celle de la « dé-définition » de l’art, le statut de la bande dessinée en tant que neuvième art n’est plus très assuré ; les frontières de l’art étant devenues incertaines, ses prérogatives le sont autant. Plus la liste des arts s’allonge et plus les critères définitionnels de l’art lui-même s’affaiblissent. Par conséquent, il est difficile d’invoquer ce statut d’exception pour se justifier.
Bastien Vivès, ainsi que certains de ses soutiens, a effectivement invoqué pour sa défense le modèle de « Charlie Hebdo », qui défend pour la caricature le droit de tout dire et de tout représenter. La liberté d’expression a pourtant des limites définies par la loi : le dessin, en particulier humoristique, bénéficie-t-il d’une forme de tolérance sociale plus grande ?
A. G. : Je ne crois pas que le dessin et-ou le dessin humoristique bénéficient d’une forme d’exemption légale. Rien dans les textes ne le spécifie. Le fait que cette conviction soit aujourd’hui répandue dans le champ culturel français doit beaucoup au cas de Charlie Hebdo et au procès des caricatures de Mahomet de 2007, qui a effectivement attribué un caractère d’exceptionnalité de la caricature.
Pourtant, si l’on prend l’exemple de la caricature antisémite, ce genre fait l’objet d’une prohibition et d’une surveillance par les tribunaux particulièrement attentive, en dépit de son caractère graphique. Il n’est tout simplement pas exact de dire qu’il y aurait une sorte d’exception de la caricature, du dessin ou de l’humour, auxquels tout serait permis.
L’invocation du caractère grotesque, humoristique ou fantasmé de ses dessins par Bastien Vivès a pour but de minimiser ou d’euphémiser les évocations pédopornographiques de ses ouvrages. Mais il est étrange de citer ces éléments stylistiques pour sa défense, car d’autres ouvrages de la collection BD-Cul, qui accueille deux des albums du dessinateur, et d’autres albums pornographiques présentent les mêmes caractères, sans prêter le flanc à la critique ni perdre de leur intérêt érotique.
Il existe bel et bien un effet de distance créé par la fiction, qui fait partie de sa définition. Tout le monde connaît l’avertissement : « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne pourrait être que fortuite. » Pourtant, ni l’écart de la fiction ni celui du dessin n’empêchent des scènes de « Tintin » ou d’« Astérix » de présenter des stéréotypes racistes. Est-ce qu’on peut prétendre que ces scènes n’auraient aucune signification ni aucune portée en raison de leur caractère fictionnel ? C’est au contraire au titre de fiction que ces récits donnent un caractère de généralité ou d’acceptabilité sociale à des situations et des comportements : c’est ainsi que nous lisons des fictions.
Au-delà de l’effet mimétique, les productions culturelles sont, nous le savons, filtrées par le tamis de la légalité, des convenances et même de l’économie. C’est pourquoi, à tort ou à raison, nous avons tendance à lire les productions culturelles comme représentatives d’un état du consensus social. De ce point de vue, tout ce qui apparaît dans cet espace est susceptible d’être perçu comme normatif ou prescriptif.
C. T.-H. : La liberté d’expression a des limites qui sont fixées par la loi, et la mention du caractère fictionnel ne change effectivement rien à l’affaire. Qu’il s’agisse d’une fiction dessinée ou d’un récit – en l’occurrence, la bande dessinée mêle les deux –, il y a un pouvoir des images, un pouvoir des mots : ils produisent des effets. La « fictionnalité » n’est absolument pas exonératrice.
Est-ce à ce titre que les productions pédopornographiques sont interdites par la loi en France ?
C. T.-H. : Bien sûr. La chose qui pourrait être invoquée, c’est la prétention à être en quelque sorte protégé par un statut artistique. Mais, justement, ce n’est pas invoqué ici. Et je trouve encore une fois cette absence d’invocation intéressante d’un point de vue historique : cela dit beaucoup de choses à la fois sur ce qui se passe dans l’art en général et dans le cas de la bande dessinée en particulier.
A. G. : Il y a visiblement pour certains une confusion entre pornographie et pédopornographie. Ce sont deux imageries fondamentalement différentes : la pornographie, qui décrit des actes sexuels entre adultes consentants, n’est pas interdite. Elle fait l’objet d’une restriction d’âge qui est destinée à protéger les mineurs.
La pédopornographie, elle, fait l’objet d’une prohibition totale, à la fois en raison de son rôle de substitut d’une sexualité qui est elle-même hors la loi et aussi parce qu’un enfant ne peut pas être jugé consentant à sa participation ou à sa représentation dans un acte sexuel.
Il faut également évoquer une évolution qui a accompagné la réception très favorable du manga en France : ce genre exploite en effet un registre pédo-érotique, avec des figures comme les « lolicons » – des représentations de fillettes ou de très jeunes filles hypersexualisées. Le succès de ces thèmes a conduit le législateur à faire évoluer l’article 227-23 du code pénal, qui visait la prohibition de la pédopornographie au sens d’une image dite « réelle » (c’est-à-dire photographique ou vidéographique), pour étendre cette interdiction aux représentations graphiques.
La prohibition stricte de la pédopornographie résulte donc à la fois des évolutions de la production, qui explore de nouvelles niches commerciales, et d’une évolution parallèle des sensibilités en ce qui concerne les violences sexuelles sur mineurs.
Au-delà du caractère pédopornographique de certaines œuvres, c’est toute une tradition de représentation des femmes et des violences sexistes et sexuelles qui est visée par cette affaire…
A. G. : A ce sujet, il faut mentionner un ouvrage de recherche passionnant qui vient de paraître, intitulé A coups de cases et de bulles. Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée (collectif, Presses universitaires de Rennes, 348 pages, 25 euros), qui dresse un tableau assez sombre de la représentation des femmes dans la BD – laquelle a longtemps été un univers extrêmement phallocrate. L’évocation du caractère transgressif du dessin ne peut pas masquer la représentation très stéréotypée des femmes qui a longtemps affecté l’industrie graphique : la bande dessinée comme le jeu vidéo.
Dans le cas qui nous intéresse, cela fait déjà plusieurs années que la personnalité et les provocations de Bastien Vivès font débat dans le milieu. Ses prises de position antiféministes en font un porte-drapeau du camp masculiniste.
Ce qui se manifeste avec l’affaire Vivès, c’est effectivement la confrontation d’un monde encore largement machiste, avec l’émergence d’un regard féminin – et féministe – dans l’univers de la BD. Ce nouveau point de vue suscite la résistance du vieux monde, mais a également vocation à changer notre représentation de la société. Il apparaît désormais nécessaire de mieux tenir compte de ces sensibilités – tant du point de vue de l’équilibre des honneurs que du respect des goûts des nouveaux publics.
André Gunthert est historien des cultures visuelles et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Spécialiste des médias d’enregistrement, de l’édition illustrée et des cultures populaires contemporaines, il a dirigé la revue Etudes photographiques. Après L’Image partagée (Textuel, 2015), consacré à l’introduction des images numériques, ses recherches actuelles portent sur l’analyse des rapports entre culture et société. Sur son carnet de recherches, L’Image sociale, il documente et discute les débats provoqués par la réception des images.
Carole Talon-Hugon est philosophe et professeure à Sorbonne Université. Directrice du Centre Victor Basch de recherches en esthétique et philosophie de l’art, elle est aussi présidente de la Société française d’esthétique et directrice de publication de la Nouvelle revue d’esthétique. Depuis plusieurs années, elle s’attache à analyser les transformations en cours du statut de l’art et de l’artiste : à ce sujet, elle a notamment publié Morales de l’art (PUF, 2008), L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes (PUF, 2019) et L’Artiste en habits de chercheur (PUF, 2021).
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