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samedi 28 janvier 2023

«Je te crois» Violences sexuelles : faut-il toujours croire les femmes ?

par Cécile Daumas  publié le 27 janvier 2023

La philosophe britannique Amia Srinivasan déconstruit les mots d’ordre féministes comme les a priori sexistes. Une approche critique et provocatrice de notre rapport au sexe et à la sexualité.

Comme un vœu lancé sur les réseaux sociaux, les féministes du collectif #NousToutes ont tweeté, en début d’année, un énorme collage «Je te crois». A toutes les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles, l’association apportait son soutien indéfectible, combat majeur de l’après-#MeToo. Mais n’y a-t-il pas un risque d’accuser à tort une personne qui n’a rien commis ? L’argument de la dénonciation calomnieuse est souvent brandi par les mis en cause et leurs avocats. Ce «Je te crois» porte atteinte à «la présomption d’innocence», dénonçait récemment la réalisatrice Valeria Bruni-Tedeschi en soutien à l’acteur Sofiane Bennacer, principal rôle dans son dernier film les Amandiers, et accusé de violences sexuelles.

Sexe, prostitution, viol, la philosophe Amia Srinivasan aime démonter les idées reçues sur le féminisme mais aussi le prêt-à-penser de la militance féminine. Dans le Droit au sexe (PUF), son premier livre traduit en France, elle aborde cette délicate question sur le plan éthique : faut-il forcément croire les femmes en cas de violences sexuelles ? Publié en 2021 au Royaume-Uni, le livre, remarqué par la critique, fait d’elle le nouveau nom de la théorie féministe. A 38 ans, elle est la première femme, et de couleur, à occuper la chaire Chichele de théorie sociale et politique à l’université d’Oxford. Elle y enseigne la philosophie politique et la théorie féministe. Sans se revendiquer intersectionnelle, elle mène une analyse reposant sur «le rapport complexe entre le sexe et la race, la classe, le handicap, la nationalité et la caste». D’origine indienne par ses parents, elle plaide le paradoxe pour interroger sexualités et désirs au prisme du politique. Radicale et volontairement déconcertante.

Rien ne semble lui faire peur, parler porno avec ses étudiants comme sulfater la suprématie du féminisme blanc nord-américain. Ce qui lui importe est de valider les concepts féministes en les passant au crible de l’analyse philosophique. Le «Je te crois»militant est-il recevable politiquement et éthiquement ? Oui, dit-elle, dépliant un raisonnement déductif à plusieurs strates. Historiquement d’abord. Trop longtemps, les femmes n’ont pas été crues quand elles disaient avoir été victimes d’un viol. Trop peu d’agresseurs ont été condamnés. Face à la violence du déni et à l’impunité, que reste-t-il aux femmes ? Ce geste collectif qui agit comme une «norme corrective», avance Amia Srinivasan, «un geste de soutien» à des femmes que la «loi a tendance à traiter comme si elles mentaient».

Préserver l’équité des débats

Sur le plan judiciaire, peut-on invoquer la présomption d’innocence dans des affaires qui reposent le plus souvent sur une parole contre parole, où chacun doit exposer sa thèse pour se faire entendre ? Non, juge la philosophe. La présomption d’innocence est un principe juridique destiné à préserver l’équité des débats, pas à interdire les deux parties de parler publiquement et donc de se défendre. «La présomption d’innocence n’est pas là pour nous dire ce qu’il faut croire. Elle est là pour nous dire de quelle façon la culpabilité doit être établie par la loi.» Elle n’est donc pas une vertu morale qui interdirait de débattre d’une affaire et enjoindrait les victimes à se taire. Croire les femmes est «une réponse politique à ce que nous soupçonnons être son application inégale».

Mais, reconnaît la philosophe, quitte à déplaire aux féministes, le «Je te crois» crée une dissymétrie envers les accusés. Cet «outil quelque peu grossier porte en lui l’injonction implicite à “ne pas le croire lui”». Qu’en conclure ? Elle dit la vérité, il ment ? Elle ment, il dit la vérité ? Un indicateur peut dessiner un début de piste. Depuis #MeToo, de nombreux hommes ont le sentiment qu’une guerre systématique est menée contre eux et leur comportement jugé inapproprié. Combien d’allégations mensongères sont-elles réellement portées contre eux ? Elles avoisineraient les 3 %, selon une étude du ministère de l’Intérieur anglais de 2005. «A l’instar d’un accident d’avion, une accusation mensongère de viol est un événement objectivement rare qui occupe une place démesurée dans l’imaginaire public», démonte la philosophe.

Mais certains hommes sont plus ciblés que d’autres. Aux Etats-Unis, 52 % des hommes condamnés pour viol sur la base de fausses accusations sont noirs alors qu’ils ne représentent qu’environ 14 % de la population masculine du pays et 27 % des hommes condamnés pour viol. Une surreprésentation des hommes racisés, comme la dernière affaire de ce type en France, où événement rarissime, la condamnation pour viol d’un homme, Farid el-Haïry, a été annulée vingt ans après les faits. On pourrait donc se demander, avance-t-elle, si la peur d’être accusé à tort de viol ne serait pas essentiellement une «préoccupation de riches hommes blancs». En France, de PPDA à Nicolas Hulot, aucun des hommes célèbres et fortunés accusés de violences sexuelles depuis #MeToo n’a été condamné.

«Certaines féministes exercent un pouvoir considérable»

A ceux qui seraient tentés de le penser, Amia Srinivasan affirme : il n’y a pas de complot mené contre les hommes. Sous entendu, par des féministes surpuissantes. Mais, poursuit-elle, cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de pouvoir ! «Les femmes pauvres des pays du Sud» ne sont pas une «raison suffisante pour nier le fait que certaines féministes exercent un pouvoir considérable», cingle-t-elle. Dans son viseur, le féminisme nord-américain qu’elle juge trop blanc, trop prude (anti-porno, anti-prostitution), trop procédurier (en criminalisant l’injustice sexuelle), trop proche des intérêts capitalistes (en valorisant les hauts potentiels en entreprise). Presque toutes bourgeoises, généralement blanches et originaires de pays occidentaux, ces femmes reproduisent, de façon contre-productive, des mécanismes inégalitaires déjà éprouvés et qui ont pour premières victimes… d’autres femmes.

«Trop souvent, la théorie féministe se contente de leur annoncer, d’en haut, ce que signifie réellement leur vie. La plupart n’ont guère besoin de telles prétentions. Elles ont trop à faire.» Assez prosaïquement, Amia Srinivasan milite pour un féminisme qui répond aux «besoins réels» des femmes. Et replace, sans minimiser les violences sexistes et sexuelles, le désir au centre des mobilisations. «Nous voulons que le féminisme soit capable d’interroger les fondements du désir, mais sans slut-shaming (1),pruderie ni négation de soi : sans dire à des individus femmes qu’elles ne savent pas vraiment ce qu’elles veulent, ou qu’elles ne peuvent apprécier, dans les limites du consentement, ce qu’elles veulent vraiment.» Que faudrait-il pour que le sexe soit vraiment libre ? «Nous le savons pas encore, alors essayons et voyons.»

(1) Stigmatisation d’une femme dont l’attitude est jugée trop sexuelle.


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