par Cécile Daumas publié le 27 janvier 2023
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L’ultime moyen de combattre un opposant politique, puissant et organisé, est d’entrer dans sa tête et retourner ses arguments. C’est la démarche entreprise en 1971 par la philosophe américaine Judith Jarvis Thomson dans un article devenu célèbre, Une défense de l’avortement. Pour la première fois, un raisonnement philosophique démontait l’idée-force la plus connue des anti-IVG : le droit à la vie. Ce petit livre de philosophie analytique allait connaître un succès considérable. Il alimente depuis plus de cinquante ans le débat entre pro-choice et pro-life aux Etats-Unis. Les éditions Payot & Rivage sortent opportunément en livre, dans une traduction française inédite (1), cet argumentaire aussi limpide que percutant. Le Sénat va-t-il, ce 1er février, sanctuariser dans la Constitution française ce droit essentiel des femmes ? Fin novembre, l’Assemblée nationale a entériné le principe à une large majorité. Dans une pétition publiée dans le JDD, de nombreuses personnalités (Annie Ernaux, Laure Calamy ou Michelle Perrot) ont demandé instamment aux sénateurs de «protéger» ce droit fondamental «gravement menacé à travers le monde». Mercredi 25 janvier, la majorité sénatoriale de droite a rejeté le texte en commission, trois jours après l’organisation d’une manifestation «pour la vie» à Paris.
On pourrait croire la France épargnée tant la loi Veil fait partie du patrimoine démocratique du pays. Mais la remise en cause le 24 juin 2022 de l’avortement par la cour Suprême des Etats-Unis a sonné l’alarme. En dénonçant le célèbre arrêt Roe v Wade qui garantissait l’IVG depuis le 22 janvier 1973 dans le pays, une grande démocratie a mis fin à un droit fondamental du XXe siècle. C’est justement en 1971, alors que la Cour commence l’examen de l’affaire Roe v. Wade, qu’une jeune professeure de philosophie morale au MIT (Massachusetts institute of technology), Judith Jarvis Thomson, écrit une défense philosophique de l’avortement alors illégal.
Le droit à la vie ne donne pas tous les droits
Publié dans le premier numéro de la revue universitaire Philosophy & Public Affairs sous l’égide de Princeton, l’originalité du texte tient à son approche théorique : partir du raisonnement des anti-IVG, convoquer une analyse relevant de la philosophie morale basée sur des situations concrètes et sans jargon. D’où sa grande accessibilité, son succès immédiat et son acuité jusqu’à nos jours. Judith Jarvis Thomson aurait pu se contenter de réaffirmer, comme elle le fait en préface : «Un ovule qui vient d’être fécondé, amas de cellules nouvellement implanté, n’est pas plus une personne qu’un gland est un chêne.» Comment alors démonter l’argument des anti-avortement – le fœtus est un être humain, une personne dès la conception ? Ce droit à la vie l’emporterait sur tout, même sur celui des femmes à posséder leur corps. Mais à personne d’autre que les femmes, on demande un tel sacrifice. Vous êtes enfermé dans une petite maison d’une pièce avec un enfant qui grandit sans cesse et menace de vous écraser – la maison symbolisant l’abri temporaire de la gestation. Avez-vous légitimement le droit de vous défendre pour ne pas mourir étouffer ? Vous êtes mourant et vous imaginez que la main de Henry Fonda puisse vous sauver la vie, imagine la philosophe, pensez-vous que l’acteur mythique (on évoquerait aujourd’hui George Clooney !) aurait le devoir moral de courir à votre chevet ?
Ce que démontre Judith Jarvis Thomson, à travers ces situations concrètes de dilemme moraux – dites expériences de pensée –, est que le droit à la vie ne donne pas tous les droits. Vous vous réveillez un matin et vous découvrez que la Société des amis de la musique vous a relié dans votre sommeil à un violoniste célèbre atteint d’une grave maladie rénale, et vous êtes le seul à partager son groupe sanguin permettant de le sauver. Devez-vous accepter votre sort durant neuf mois sans droit au chapitre «de ce qu’il advient de et dans votre corps» ? «J’imagine que vous considéreriez ce discours comme outrageant», répond la philosophe.
«Nul n’est contraint par la loi de se comporter en samaritain»
Personne, dit-elle, n’est tenu «moralement de sacrifier sa santé et tout autre intérêt et préoccupation, tout autre devoir et engagement, pendant neuf ans ou même neuf mois, afin qu’une autre personne reste en vie» . Même, juge-t-elle, dans les cas les plus courants – quand la vie de la mère n’est pas en danger, quand elle n’a pas subi de viol. Un oubli de pilule, un préservatif qui craque ? La philosophe utilise l’image d’un cambrioleur qui aurait le droit de rester habiter une maison dont la fenêtre a été laissée ouverte. Inconcevable. Plus largement, les femmes ne sont pas tenues d’agir en «bon samaritain», c’est-à-dire cet être qui donnerait sa chemise au premier venu ou interviendrait dans une rixe mortelle. Oui, on peut considérer que cette attitude est égoïste, cruelle, mais elle n’est pas «injuste», analyse Judith Jarvis Thomson. «Nul n’est contraint par la loi de se comporter en samaritain qui fait le minimum vis-à-vis de qui que ce soit, où que ce soit aux Etats-Unis», conclut-elle.
Toutes ces situations ne signifient pas, précise bien la philosophe, que l’avortement est «toujours acceptable». Une société en encadre le recours. Cet article, largement commenté, critiqué, cité, a joué un rôle majeur dans les débats américains, de l’adoption du droit à l’IVG en 1973 à sa révocation aujourd’hui. Il pourrait être utile en France, dès maintenant.
(1) L’article a été traduit pour la première fois en 2003 dans la revue Raisons politiques.
Une défense de l’avortement de Judith Jarvis Thomson, éditions Payot & Rivages, 2023.
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