Par Clément Ghys Publié le 23 janvier 2023
EN IMAGES Lors d’un voyage à Buenos Aires, en 1999, l’Américaine Shellburne Thurber a photographié plusieurs cabinets de psychanalystes dans cette ville qui en compte de très nombreux. De retour chez elle, à Boston, elle a continué à décliner le traditionnel triptyque canapé-fauteuil-bureau. La série fait l’objet d’un livre à paraître en février.
En 1998, chacun suit avec ferveur la Coupe du monde de football qui se déroule en France. A Buenos Aires, dans les jours précédant l’élimination de l’Albiceleste en quarts de finale face aux Pays-Bas, il est impossible d’échapper aux cris de la foule enthousiaste, aux bruits des téléviseurs ou des radios grésillantes. De quoi agacer la photographe américaine Shellburne Thurber, allergique au sport.
Venue dans la capitale argentine rendre visite à un ami, elle est logée chez une psychanalyste. Devant le désarroi de son invitée, désespérée de ne pas pouvoir lire tranquille, cette dernière lui propose de se réfugier dans son cabinet. « J’étais bien, se souvient l’artiste de 74 ans. A la fois très loin du monde et en même temps dans un endroit fréquenté chaque jour par de nombreuses personnes. »
Quelques dizaines de minutes
Dès le lendemain, l’artiste, connue pour ses images de lieux vides (musées, appartements, motels…), demande à son hôtesse si elle peut photographier son cabinet désert. Non seulement la thérapeute accepte, mais elle la met en relation avec plusieurs de ses pairs, nombreux à Buenos Aires : la ville compte en effet une densité exceptionnelle de psychanalystes par habitant.
Ce phénomène doit son origine à l’histoire de l’immigration du pays, venue en grande partie de la Mitteleuropa, berceau de la discipline. Shellburne Thurber se rend alors de cabinet en cabinet, les praticiens lui laissant le champ libre pendant quelques dizaines de minutes. De retour aux Etats-Unis, la photographe poursuit ce travail à Boston, où elle vit encore aujourd’hui. Ses images sont regroupées dans Analysis, à paraître en février aux éditions Kehrer.
« Le patient y est en sécurité et pourtant c’est ici qu’il va libérer les non-dits, le refoulé. C’est également ici, et uniquement ici, qu’il vit une aventure intellectuelle très forte. » Shellburne Thurber
Bien que Shellburne Thurber n’ait pas fait de thérapie psychanalytique stricto sensu, elle a néanmoins été suivie pendant plusieurs années par un psychothérapeute, également psychanalyste. La photographe voit dans le cabinet du psy « un espace forcément à part » : « Il s’y passe tellement de choses contradictoires. Le patient y est en sécurité et pourtant c’est ici qu’il va libérer les non-dits, le refoulé. C’est également ici, et uniquement ici, qu’il vit une aventure intellectuelle très forte, qui l’accompagne dans sa vie de tous les jours. » Elle cite moult récits de patients ayant rêvé des meubles ou des bibelots qu’ils avaient observés plusieurs fois par semaine pendant des années.
« Tous les cabinets de psychanalyste sont des variations contemporaines de la combinaison bureau-chaise-canapé, avec souvent les mêmes objets que Freud avait dans son bureau viennois », écrit le praticien américain Daniel Jacobs dans le livre de Shellburne Thurber, se référant aux images du photographe Edmund Engelman prises dans le cabinet du père de la psychanalyse dix jours avant que ce dernier ne quitte l’Autriche pour se réfugier au Royaume-Uni, en 1938. Dans l’imaginaire collectif, il y a aussi le tapis oriental posé sur le canapé, tel qu’on le voit encore dans le Musée Freud de Londres, où il reçut des patients jusqu’à sa mort, en 1939.
Surchargés d’objets ou minimalistes
Dans une scène d’Annie Hall (1977), l’écran se divise en deux quand les deux héros se rendent chacun chez leur psychanalyste. Dans la partie de gauche, Diane Keaton est assise dans un fauteuil en cuir moderne, dans un décor immaculé et élégant. Dans celle de droite, Woody Allen est allongé au milieu d’un intérieur boisé, étouffant, entouré de figurines de chats et de divinités égyptiennes.
Cette pluralité, on la retrouve dans les images de Shellburne Thurber. On y voit des fauteuils à bascule traditionnels en bois, des méridiennes contemporaines, des cabinets surchargés d’objets, d’autres minimalistes. La psychanalyse, discipline plus que centenaire, change peu d’environnement, même si la modernité y fait des incursions : une boîte de mouchoirs aux couleurs criardes, une lampe halogène un peu blafarde.
« J’ai été frappée, dit Shellburne Thurber, par l’impact que des décisions aussi simples que l’emplacement du fauteuil du psy par rapport à celui du patient ou le confort d’un coussin peuvent avoir sur un travail personnel, sur la confiance entre deux êtres. La méthode des psychanalystes transparaît dans l’agencement de leur cabinet. » Un objet revient souvent dans ses images : un bouquet de fleurs. Freud lui-même avait coutume d’en mettre, toujours de saison, dans son bureau. Il écrivait que « les fleurs sont reposantes à regarder, elles n’ont ni émotion ni conflit ». Dans un des cabinets photographiés par l’Américaine, une affiche représentant un bouquet est même affichée au mur.
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