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vendredi 29 mai 2020

Télétravail : « Les gens commencent à se demander s’ils travaillent à la maison ou s’ils dorment au bureau »

Le chercheur Christophe Degryse pointe, dans une tribune au « Monde », les effets pernicieux, et notamment les conséquences sociales, de la prétendue « libération des contraintes » qu’apporterait le télétravail.
Publié le 29 mai 2020

Tribune. L’une des conséquences inattendues de l’épidémie de Covid-19 est un changement d’attitude assez radical des employeurs et de nombreux salariés à l’égard du télétravail. Entreprises technologiques et industries plus traditionnelles annoncent que le travail à distance sera désormais la nouvelle norme. Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur les conséquences sociales que pourrait entraîner une telle évolution.
Si le télétravail est aujourd’hui présenté, parfois à raison, comme une opportunité pour se libérer de contraintes telles que les navettes quotidiennes, le temps perdu dans les embouteillages, voire la supervision tatillonne du supérieur hiérarchique, il convient aussi d’en souligner le prix. En s’installant dans la durée, les nouvelles pratiques de télétravail commencent à révéler quelques signes d’un impact social plus profond que celui attribué à un déplacement du lieu de fourniture du travail.

Parmi ces signes, ceux liés au bien-être au travail. Une récente enquête menée au Royaume-Uni révèle déjà une augmentation significative des plaintes musculosquelettiques, une activité physique en baisse, des horaires de travail trop longs et irréguliers, une perte de sommeil. Autres signes : le manque d’interactions sociales, le déséquilibre entre vie professionnelle et privée, le sentiment d’isolement… Comme le note Neil Greenberg, spécialiste de la santé mentale au travail, les gens commencent à se demander s’ils travaillent à la maison ou s’ils dorment au bureau.

Erosion du modèle social

Parmi les coûts plus pernicieux de cette « libération des contraintes » figure le développement de la surveillance numérique. Si l’employeur accepte le travail à distance, c’est aussi parfois parce que les possibilités de contrôle de l’employé sont désormais infinies. Une simple visite sur le site Web de l’application Spyrix suffit à avoir un aperçu de ces possibilités : surveillance non détectable de l’activité du clavier, de l’utilisation des applications, captures d’écran, activation de la webcam… La nouvelle normalité du télétravail, ici plutôt dystopique, peut aussi être celle d’un capitalisme de surveillance.
Le développement dans la durée d’un télétravail massif pourrait de fait mener à l’érosion progressive des unités structurantes de notre modèle social. Revenons quelques siècles en arrière. L’industrie naissante, aux XVIIIe et XIXe siècles, suscite à l’époque elle aussi une transformation radicale des formes de travail. En s’industrialisant, les ateliers concentrent les travailleurs autour des nouvelles machines, faisant progressivement disparaître le travail à domicile. Cette nouvelle organisation du travail industriel emprunte les principes du théâtre classique du XVIIe siècle : unité de lieu, de temps et d’action. Le travail humain se « fixe » dans un lieu précis (l’atelier, plus tard l’usine, les bureaux), pour une durée déterminée (la journée de travail), dans le cadre d’une unité d’action (les travailleurs sont collectivement impliqués dans un seul processus de production).
Avec le travail à distance s’érodent le lieu et les horaires de travail, les interactions sociales, voire l’esprit collectif
Ces trois unités vont progressivement structurer le modèle social des pays industrialisés : par l’amélioration des lieux de travail, notamment la prise en compte de la santé et de la sécurité, l’ergonomie, la prévention des maladies professionnelles, par l’encadrement du temps de travail (limitation des heures de travail hebdomadaires et congés payés) et par le développement d’un esprit collectif de travail, qui se reflète dans la culture d’entreprise, la négociation collective…
Ainsi, les unités de lieu, de temps et d’action du travail ont constitué ces « unités structurantes » du modèle social industriel. Or, c’est toute cette construction qui pourrait être mise en jeu. Avec le travail à distance s’érodent le lieu et les horaires de travail, les interactions sociales, voire l’esprit collectif. Les conséquences en seraient que toutes les protections liées à ces unités s’éroderaient elles aussi : comment appliquer les règles en matière de temps de travail à un personnel transformé en archipels de télétravailleurs dispersés ? Comment prévenir les risques psychosociaux liés à l’organisation ou au contenu du travail (stress, harcèlement moral, burn-out, suicide) ? Comment dans ces conditions créer du collectif et de la négociation collective ? Comment réduire les inégalités naissantes de conditions de travail : travailler chez soi, mais quel chez-soi ?

Réinventer des unités structurantes

Avant même la pandémie, l’économie de plate-forme avait préfiguré ces risques sociaux pour les travailleurs isolés, sans accès à un management caché derrière des algorithmes et des interfaces de programmation d’applications, privés des interactions avec les collègues, soumis à l’imprévisibilité des horaires de travail et à des rémunérations au lance-pierre.
Eviter que ceci devienne le lot de tous les travailleurs à distance nécessite de réinventer des unités structurantes pour un modèle social et numérique compatible. Cela pourrait passer par la mise en place de nouveaux « lieux de travail » virtuels permettant aux télétravailleurs de se réunir et de partager leurs expériences. Par de nouvelles « unités de temps » compatibles avec la vie privée, c’est-à-dire de nouvelles formes de limitation du temps de travail (par exemple, des plages horaires de déconnexion des serveurs de l’entreprise). Par une « unité d’action » à réinventer : formes virtuelles d’organisation de travail en équipe et d’organisation de la représentation collective.
Ces pistes sont très incomplètes et n’épuisent pas la question. Il faudrait encore traiter du rôle de l’inspection du travail dans ce nouveau contexte, des coûts des équipements individuels, de l’évaluation des performances, du management algorithmique, des politiques de formation, de l’exercice des droits syndicaux et des nouvelles formes d’action collective…

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