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Une résidente de l’Ehpad Korian «la Filature» à Mulhouse, le 11 avril. Photo Jean-François Frey. PQR. L’Alsace. MAXPPP
Le leader du secteur des maisons de retraite, dont une partie du personnel était en grève lundi, a verrouillé sa communication après les révélations sur ses dysfonctionnements dans la prise en charge du Covid-19. Jusqu’à inquiéter des syndiqués et des familles de victimes.
C’était la première fois que Sophie Boissard prenait la parole publiquement pour aborder la crise sanitaire au cœur des Ehpad. La première fois, depuis le début de la pandémie de Covid-19, que la directrice générale de Korian, leader du secteur, annonçait le nombre de morts dans les quelque 300 établissements du groupe, fortement secoué par les premiers bilans révélés dans les médias, comme ceux de Mougins (Alpes-Maritimes) ou de Thise (Doubs). Le ton sobre, sensiblement moins assuré que d’ordinaire, la patronne du groupe depuis quatre ans déclarait, le 10 avril dans la matinale de RTL : «Je peux vous dire que […] nous comptons à ce jour, depuis le 1er mars, 356 personnes mortes soit qu’elles avaient le coronavirus, soit qu’on pense qu’elles l’avaient [Au 25 mai, ce bilan se monte à 707, ndlr]. Chacune de ces morts est un drame individuel, un drame pour les proches.» La directrice générale oublie tout de même de préciser que ce chiffre, déjà important, ne prend pas en compte les résidents décédés à l’hôpital.
Puis le présentateur Yves Calvi l’interroge : «Dans cette période de crise, est-ce que vous reconnaissez que des erreurs ont eu lieu, d’une quelconque façon ?» Presque contrite, Sophie Boissard répondait alors du bout des lèvres : «Ce que je peux dire, en particulier en pensant par exemple à la situation près de Cannes ou de Thise, dans le Doubs, qui ont été parmi les toutes premières touchées par l’épidémie […], c’est que la violence de l’épidémie a été telle que l’information et les contacts n’ont peut-être pas été ce qu’ils auraient dû être au quotidien.»
«Menace»
Loin de cette esquisse de mea culpa, la communication du groupe s’est en réalité rapidement verrouillée. Et la riposte s’est amorcée. D’un côté, des pressions auprès des protagonistes mettant en lumière des dysfonctionnements dans les maisons de retraite Korian. De l’autre, une image joyeuse et rassurante, menée à grand renfort de tweets et de posts Facebook, et se voulant fédératrice autour des salariés engagés au quotidien dans les établissements du groupe. Korian appelle sur son site internet à une «union sacrée nécessaire autour d’eux». En pleine tempête médiatique, la société a également renoncé, fin avril, à verser les dividendes 2019 à ses actionnaires.
L’offensive du groupe d’Ehpad s’est déroulée, dans un premier temps, dans les coulisses. Par une discrète pression sur les familles de résidents un peu trop bruyantes. Au pic de la crise, Jean Reinhart, avocat pénaliste de renom, a ainsi été missionné par Korian pour avertir des proches que leur parole sur les réseaux sociaux ou dans les médias ne serait pas forcément sans conséquence. Les 2 et 3 avril, deux courriers consultés par Libération et dont des extraits ont été publiés par Mediapart ont été envoyés à des proches de résidents de l’établissement «Bel Air» à Clamart (Hauts-de-Seine). Dans l’un, l’avocat évoque «des accusations graves et mensongères susceptibles de constituer un délit» : «Cette situation inédite m’oblige à vous mettre en demeure de cesser de telles pratiques et de cesser de proférer de telles accusations portant atteinte à la réputation du groupe.» Dans l’autre lettre, l’avocat de Korian écrit que les propos relatifs à la gestion dans l’épidémie «portent atteinte à l’honneur et à la considération de l’établissement "Bel Air", de ses salariés et de son encadrement».
«Le corps des défunts est encore tout chaud qu’ils envoient ce type de courriers… C’est le summum de l’indécence, pointe auprès de Libération Me Fabien Arakelian, avocat des familles concernées. Par la menace et l’intimidation, Korian essaie de faire en sorte que la parole ne se dévoile pas et ne se propage pas.» Le conseil, qui précise toutefois qu’il n’y a pas eu à sa connaissance de nouveaux envois depuis, poursuit : «Nous ne reprochons pas à Korian l’apparition du Covid-19. Nous venons dire qu’il y a eu des fautes, constatées régulièrement. Mais nous n’obtenons pas le début d’une vérité de leur part, car ils sont dans une stratégie de défense.»
Le géant des maisons de retraite s’attaque aussi aux médias s’intéressant d’un peu trop près à sa gestion de la crise sanitaire. C’est le cas de Libération, contre qui Korian a annoncé avoir déposé plainte en diffamation le 20 avril, après la publication d’une première enquête. Un communiqué à ce propos, daté du même jour, a même été accroché dans les couloirs d’un Ehpad de la région parisienne. «Quand on affiche ce genre de communication au sein d’un établissement, c’est d’abord les salariés qu’on vise. On leur dit : "Ne parlez pas"», analyse un représentant syndical. Plus récemment, lors de la publication d’un nouvel article consacré à la gestion de l’Ehpad Bel Air à Clamart, établissement visé désormais par deux enquêtes judiciaires, l’une des personnes chargée des relations avec la presse menace au téléphone : «Est-ce qu’on va en rester là après ce papier ? Pas sûr. Vous dites qu’un autre Ehpad Korian est dans l’œil de la justice, est-ce qu’il y aura un autre article de Libé poursuivi en justice ? Je ne sais pas, réponse dans les jours qui viennent.»
«Parlons-nous»
Au cours de notre enquête, nombreux furent nos interlocuteurs à s’inquiéter des conséquences de leurs paroles. Ils nous ont répété combien il leur était risqué de communiquer, même avec la protection d’un mandat syndical. Le cas du délégué central de la CGT Korian (deuxième organisation syndicale au sein de l’entreprise), Albert Papadacci, visiblement un peu trop prolixe au goût du groupe, en est un bon exemple. Le 9 avril, le directeur des ressources humaines de Korian, Rémi Boyer, adresse un SMS à Dominique Chave, secrétaire général de l’Union fédérale de la santé privée, branche à laquelle appartient la CGT Korian. Dans ce message, dont Libération a eu connaissance, cet ancien du groupe PSA Peugeot-Citroën écrit : «Bonjour M. Chave, […] si vous avez un moment, parlons-nous svp car les interventions répétées d’Albert Papadacci dans les médias cette semaine desservent finalement la cause que la CGT défend : les travailleurs et travailleuses de Korian…»
Contacté par Libération, Dominique Chave, qui n’a pas donné suite au SMS, commente : «Cela fait partie des pressions que mettent les directions de groupe lorsqu’elles sentent qu’elles perdent un peu le contrôle de l’information… Il faut dire qu’Albert Papadacci est bavard et a un blog extrêmement lu, le plus lu du secteur. D’habitude, ils arrivent avec leur propre communication à passer sous silence la triste réalité que vivent résidents et salariés, notamment avec l’appui d’autres organisations syndicales.» Symbole des tensions internes sur la crise, l’Unsa et la CFDT (respectivement premier et troisième syndicats de l’entreprise) se sont prononcés en soutien de la direction à travers une pétition en ligne, intitulée «Du respect pour nos résidents, leurs familles et pour les salariés Korian». En un mois, celle-ci a vu son nombre de signatures augmenter d’environ 300 noms, s’élevant désormais à plus de 3 900, sur un total de 20 500 collaborateurs du groupe.
«Violence inouïe»
Le message du directeur des ressources humaines, envoyé au pic de la crise, donne le ton de la stratégie sur laquelle Korian ne cessera de miser par la suite : jouer les divergences entre les syndicats, opposer les familles et les médias au personnel, en affirmant que toute critique de la gestion sanitaire du groupe revient à remettre en cause l’engagement sincère et permanent des équipes en première ligne dans les Ehpad. «Quel est le meilleur système pour empêcher les salariés de parler que de dire que les familles les attaquent ? Parce que qui peut encore témoigner de ce qu’il s’est passé ? Les soignants, le personnel», analyse Olivia Mokiejewski, dont la grand-mère Hermine, résidente de l’Ehpad Bel Air de Clamart, est morte le 4 avril du Covid-19.
«C’est d’une violence inouïe de faire culpabiliser les familles qui portent plainte. Nous ne mettons pas en cause le travail du personnel, d’ailleurs des soignants nous aident et rejoignent notre collectif. Nous demandons des explications aux directions des établissements, à la direction du groupe. Pas une fois Korian n’a répondu sur le fond», développe celle qui a fondé un collectif pour les familles ayant perdu un proche du Covid en maison de retraite.
Pour reprendre en main la communication sur la situation dans les établissements, Korian a aussi lancé début mai un site dédié aux témoignages de proches de résidents et de soignants. Intitulée «Le soin à cœur», cette plateforme, modérée par la direction, ne recense que des messages positifs. Exemple avec celui d’Emilie, infirmière qui rend hommage à sa directrice générale : «En cette période troublée par le Covid-19, j’ai mal à mon métier. Il est piétiné, malmené et regardé de travers car pas de bol je suis infirmière dans un Ehpad Korian. Ras le bol des commentaires rageux qui font croire que toutes les personnes travaillant dans ce groupe sont des profiteurs s‘engraissant sur le dos des ptits vieux. Bravo à Mme Boissard sur BFM. Ses mots ont été justes et vrais.»
Des vidéos d’employés souriants se mettant en scène dans leurs établissements sont aussi publiées. Albert Papadacci commente ce qu’il qualifie de «supercherie» : «Tout ça, c’est une opération de communication de la direction générale pour éteindre les incendies, contrecarrer le "Korian bashing" dans les médias et se racheter une virginité pour rassurer les investisseurs.»
«Maltraitance»
Les voix discordantes de salariés se sont exprimées pour la première fois publiquement lundi matin. A l’appel des syndicats Force ouvrière, CGT et Sud Korian, des dizaines d’employés ont débrayé devant les grilles de leurs établissements. De Reims à Nice, en passant par la région parisienne. Ainsi, devant l’Ehpad «l’Ile de Migneaux» à Poissy (Yvelines), les salariés se sont regroupés dès 9 heures pour «marquer le coup».
«On réclame que les primes annoncées par le gouvernement et Korian soient attribuées à tout le monde et sans distinction. Tout le monde était sur le terrain», déclare Nadia Boutmar, déléguée syndicale à la CGT. Au bout du fil, cette aide-soignante depuis quinze ans craque : «Vu la charge de travail, on veut aussi être plus nombreux. On ne travaille pas dans de bonnes conditions, on ne peut plus continuer comme ça. Aujourd’hui, ce sont les résidents qui suivent notre rythme et non l’inverse. Malgré nous, on pratique la maltraitance.» Et de poursuivre, en larmes : «Quand je rentre chez moi le soir, je me sens mal… On accueille des centenaires ici, et il faut qu’en quinze minutes ils soient lavés et habillés ? Pour nous aussi, cette épidémie a été une tragédie. Cela va être difficile d’oublier.» Le 16 juin, c’est devant le siège social du groupe, dans le VIIIe arrondissement de Paris, qu’ils manifesteront. Contacté, Korian n’a pas donné suite à nos sollicitations (1).
(1) Korian a finalement répondu après la publication de la première version de l'article : «Korian conteste formellement les allégations selon lesquelles le groupe aurait exercé des pressions contre des familles et un syndicaliste.» Le groupe a par ailleurs annoncé ce lundi une prime de 1500 euros pour les salariés à la suite de la mobilisation.
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