Surmenage, anxiété, culpabilité et même peur de mourir… Le Covid-19 a éprouvé le personnel soignant. Pour tenter de soulager ses collègues de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le psychiatre Philippe Nuss a mis en place une cellule de soutien.
Chaque matin, il fait le trajet à vélo depuis Montmartre. Termine sa journée par une promenade dans le bois de Vincennes. Et ferme ses fenêtres, un brin agacé, quand résonnent à 20 heures les applaudissements.
On ne peut pourtant pas soupçonner Philippe Nuss de manquer de soutien envers les soignants. Pour apaiser un personnel inquiet, ce psychiatre de 60 ans coordonne depuis trois mois un dispositif mobile d’écoute, proposé à l’ensemble des salariés de l’hôpital Saint-Antoine (3 356 personnes, dont 755 dans le domaine médical), à Paris. Une vingtaine de psychologues se relaient pour visiter les services et assurer, avec des externes, une hotline permanente. « On voulait une vraie voix au bout du fil, pas un répondeur. »
Avec son équipe, il recueille notamment la souffrance de ses collègues, pour qui cette période a « posé un conflit éthique fort : accepter de se mettre à distance de sa famille, par peur de la contaminer, et en même temps rester sourd aux proches qui disaient : “N’y va pas”. »
« Au début du Covid, on a connu la même sidération [qu’avec les attentats du 13 novembre 2015]. Mais, en 2015, on savait que les terroristes n’entreraient pas dans l’hôpital. Avec le coronavirus, on a vraiment eu peur de mourir. » Philippe Nuss
Le masque porté en permanence cache une partie de son visage, mais pas son regard ni sa voix, ses instruments de travail. Depuis début mars, Philippe Nuss a arpenté cet hôpital, où il exerce depuis trente ans, pour observer les soignants. Des inconnus, des collègues, des amis.
Parler, il l’a beaucoup fait, avec « 200 personnes au moins ». Les entretiens individuels et les groupes de parole ont été nombreux. Philippe Nuss en retient des épisodes de burn out, une hypersensibilité, la fatigue, la peur, « celle de mourir, bien sûr, et aussi de ne pas être à la hauteur, de faire le mauvais choix ».
La grande anxiété des aides-soignants, terriblement exposés au virus, l’a beaucoup touché. Les détresses moins évidentes également, comme celle des vigiles de l’entrée rue Crozatier : « Ils ont dû empêcher des familles de venir voir leurs proches, ça a été très compliqué pour eux. » Leur poste jouxte son service de psychiatrie de jour, où il a dû réorganiser le travail pour continuer à aider à distance 400 patients.
Lui qui explique que « soigner, c’est créer » a dû faire preuve d’imagination. « Il fallait de grosses capacités d’adaptation et de plasticité pour gérer tout ça », juge sa collègue Karine Lacombe, à la tête du service des maladies infectieuses de Saint-Antoine. Pour la psychologue Amina Ayouch-Boda, qui a élaboré le dispositif de crise, « Philippe a été très protecteur, me forçant à partir quand je n’y arrivais pas, que je frisais le burn out. Tout cela nous a rapprochés, c’est certain ».
Une alternance de phases de doute et de miracles
Chez lui, Philippe Nuss dit avoir vécu la période « assez normalement », surtout à partir du moment où il a cessé de passer ses week-ends au téléphone. Cet amateur de danse classique, une source d’inspiration pour exercer la médecine – « Danseur, c’est mon vrai métier ! » –, a simplement dû faire une croix sur ses cours.
Mais il a souvent repensé au 13 novembre 2015. Le psychiatre était de garde ce soir-là. Il se souvient bien sûr des victimes de l’attentat du Bataclan, qu’il a suivies sur le long terme et auxquelles il a consacré une étude. Mais garde aussi en mémoire le choc du personnel hospitalier qu’il avait fallu écouter et soutenir. « Au début du Covid, on a connu la même sidération. Mais, en 2015, on savait que les terroristes n’entreraient pas dans l’hôpital. Avec le coronavirus, on a vraiment eu peur de mourir. »
Philippe Nuss use volontiers de métaphores. Son travail, depuis début mars, lui fait penser « à celui d’un archéologue qui aurait trouvé une dent, raconte-t-il. Et puis, à côté, il déterre d’autres objets, qui remettent en cause ce qu’il croyait savoir de cette dent ». Le virus l’a forcé à cheminer dans un réel qui changeait chaque jour, ponctué de phases de doute, de miracles aussi. « Voir des patients sortir de situations de soins palliatifs, ce n’est pas courant ! »
Une réflexion permanente sur le soin
Même s’il affirme relativiser, il reste « très choqué » par la prise en charge tardive des malades, les contre-vérités et les incertitudes du pouvoir pendant la crise sanitaire.
Le psychiatre aimerait qu’elle soit l’occasion de rappeler que « l’hôpital n’est pas une entreprise, mais un choix sociétal de bienfaisance ». Qu’elle contribue à replacer la relation soignante au cœur du système.
Cette réflexion sur le soin – le mot revient sans cesse –, il la poursuit depuis plusieurs années avec son amie la philosophe Cynthia Fleury. « C’est une conversation ininterrompue. De toute façon, Philippe est toujours au travail, à réfléchir à l’empathie, au souci de l’autre », explique celle qui a fondé la chaire de philosophie à l’hôpital, dont Philippe Nuss est membre depuis sa création, en 2016.
Le recul lui permet de voir la crise comme « une injonction du réel dans la gestion comptable qui devrait amener tout le monde à changer. C’est l’effet Covid ! », dit-il en traversant la cour de Saint-Antoine pour aller prendre un café.
Dehors, à la place des quelques arbres qui résistaient encore, un autre réel reprendra bientôt ses droits : les travaux du nouveau siège de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), symbole de la rationalisation du soin. Le pavillon qui abrite le service de psychiatrie de jour, lui, sera vendu. Philippe Nuss le regrette : « Plus l’expérience vécue ralentit, plus le tableau Excel revient… »
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