Le physicien Eric DeGiuli a récemment proposé un modèle statistique d’apprentissage qui renouvelle la linguistique générative, indiquent Wiebcke Drenkhan et Jean Farago dans leur Carte blanche.
Carte blanche. En ces temps d’école à la maison, nombre de parents se sont rappelé à quel point apprendre est un long chemin, parfois fastidieux. Nous mesurons désormais beaucoup mieux la part importante que l’instruction occupe dans la vie des enfants…
Par comparaison, si l’on remonte plus loin dans la chronologie de l’enfance, le langage, ce premier de nos apprentissages, ressemble à un don miraculeux. Il advient en effet avec une évidence et une rapidité qui surprend et ravit les adultes, eux qui parfois peinent longtemps après l’école à savoir, en anglais, quand le present perfect est de mise…
Ce don naturel des tout-petits pour leur langue maternelle intrigue depuis longtemps les scientifiques, qui se demandent comment est structuré le terrain fertile de leur cerveau qui permet cet apprentissage sans effort. La théorie Principles and Parameters du linguiste Noam Chomsky propose une explication par un « pré-cablage » de notre cerveau avec des principes grammaticaux universels.
Mais l’idée que nous hébergerions une machine à parler universelle, dont le réglage des paramètres pléthoriques s’effectuerait lors des premières interactions familiales, peine à convaincre. En effet, il suppose un gaspillage énorme et une complexité ab initio, là où la nature privilégie le plus souvent la simplicité et une émergence de la complexité par les interactions (la forme des feuilles des arbres, le pelage des animaux…).
Réseaux arborescents
Récemment, le physicien Eric DeGiuli a proposé, dans Physical Review Letters, une théorie qui pourrait faire date en linguistique « générative ». Elle est bâtie sur le constat fait par les linguistes que les phrases se structurent en réseaux arborescents, avec la particularité que les nœuds de ces arbres (là où une branche se divise en deux) correspondent à des entités invisibles, à savoir des connecteurs logiques entre deux éléments fonctionnels.
Le lien entre le groupe sujet d’une phrase et tout le reste (le verbe et son complément éventuel) est un de ces connecteurs. Ensuite, le groupe sujet peut soit s’incarner en un seul mot (un prénom), auquel cas cette branche s’arrête, soit se subdiviser (déterminant + nom), etc. Ainsi, chaque nœud est « décoré » avec une fonction invisible, et chaque feuille terminale va porter un mot de la phrase.
Le processus d’apprentissage est représenté de façon crue, par une exploration aléatoire
L’originalité de l’approche de DeGiuli a été de faire « fonctionner » ce cadre linguistique avec des règles de physique statistique, mimant de façon astucieuse et considérablement simplifiée le processus d’apprentissage des bébés. Dans ce modèle, mots et connecteurs logiques préexistent (en réalité, au moins les premiers sont l’objet d’un co-apprentissage). Toutes les phrases y sont admises, mais elles n’ont pas la même « acceptabilité », une sorte de « note » susceptible de varier par l’apprentissage pour pénaliser des constructions grammaticales aberrantes (comme mettre le verbe avant le sujet).
Le processus d’apprentissage est quant à lui représenté de façon crue, par une exploration aléatoire (mais de plus en plus bornée à mesure que le temps passe) des valeurs des « notes » possibles. Bien qu’elle ne soit pas dirigée (comme lors d’un vrai apprentissage), cette exploration au hasard va conserver un trait essentiel qui suffit à expliquer ce qui intrigue encore aujourd’hui les linguistes : quand le caractère aléatoire des « notes » possibles devient suffisamment faible, le corpus des phrases « acceptables » se réduit brutalement et commence à véhiculer de l’information.
Cet effet de seuil, une transition de phase, est très connu en physique. Il correspond par exemple à la transformation subite de l’eau en glace sous 0 °C. Ici, il serait le phénomène sous-jacent qui expliquerait l’apparition très soudaine du langage chez les jeunes enfants.
Ce petit miracle serait étroitement associé à la plasticité cérébrale des premiers mois de l’existence, qui, hélas, ne dure pas. Quel bonheur pourtant ce serait de pouvoir apprendre encore et sans effort le hongrois ou le C ++, en sirotant notre biberon et en jouant avec nos doigts de pied…
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