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mardi 26 mai 2020

Mon chat thérapeutique et moi, par Joyce Carol Oates

Par Joyce Carol Oates, écrivaine — 
Photo Abdesslam Mirdass. Hans Lucas

Par temps d’isolement, pour les neurasthéniques dont la communauté grossit à vue d’œil, les ronrons sont devenus un «bruit blanc», un grésillement réconfortant qui remplacerait même la commisération humaine. Auprès de la romancière et tweeteuse «JCO», il y a Zanche…

Tribune. Le conseil de W. H. Auden : «Pas de plans sur la comète.» Sage prescription pour temps de réclusion. Car aujourd’hui, qui peut rêver à un avenir ! D’ordinaire si prévisible, immuable et agréable (enfin, jusqu’à un certain point), ma vie est devenue aussi bringuebalée qu’un wagon de montagnes russes lancé à tombeau ouvert. Incapable de travailler ou, disons, de trouver la concentration nécessaire à la préparation de mon travail, me voici en proie aux mails, textos et autres coups de fil intempestifs m’apportant leur lot de nouvelles «croustillantes», quelques infimes lueurs d’espoir pour un surcroît d’horreur : 76 000 morts du coronavirus aux Etats-Unis, et le compteur qui n’en finit pas de tourner.

Une somptueuse maine coon bicolore tuxedo

Rien de tout cela n’est tant soit peu fictif - il n’est rien ici qui relève de l’allégorie ou de la métaphore, ces champs de l’existence où l’écrivaine se sent le plus dans son élément -, rien qui puisse aisément se réduire à des «révélations» ou à des «épiphanies». Telle est la malédiction de l’écrivaine : croire qu’elle peut extraire du sens à partir des plus terribles circonstances, et que ce sens, il est en son pouvoir de l’exprimer.
Les romanciers qui peignent des dystopies et des décors infernaux ont longtemps considéré comme acquise la relative normalité du «monde réel» ; or, quand le décor infernal se substitue au monde réel, quel intérêt y a-t-il à lui redonner forme en prose ? D’aucuns peuvent trouver un sinistre contentement à jouer les prophètes de l’actuelle dissolution de la démocratie libérale aux Etats-Unis, mais c’est là une joie bien amère, quand on serait plutôt portée à croire qu’il suffisait d’avoir imaginé un tel désastre. Et il y a fort à craindre non seulement pour les destinées des projets artistiques à venir, mais aussi pour les gens qui étaient censés constituer leur public.
C’est au milieu de ces pensées distrayantes qu’apparaît Zanche, mon «animal thérapeutique» à moi, pour m’entourer de ses ronrons enjôleurs, m’effleurer les mollets ou bondir - un peu lourdement - sur mes genoux avec un grognement nasillard. (Au début, j’utilisais le terme d’«animal thérapeutique» pour plaisanter, car Zanche ne fait pas officiellement partie de cette catégorie-là, mais depuis quelque temps, confinée avec moi, on dirait bien qu’elle peut prétendre à ce statut.) Je suis impressionnée de constater à quel point le Felis catus est adapté à l’isolation volontaire et, attendu qu’il soit stérilisé et bien nourri, pas mécontent de vaquer seul à ses occupations, tandis que l’Homo sapiens est à l’évidence assez mal équipé pour l’enfermement, même dans les meilleures conditions imaginables. Pas étonnant que de ce côté de l’Atlantique, on dénombre actuellement pas moins de 500 000 «chiens de service» et 200 000 animaux de «renfort émotionnel», selon les chiffres officiels des autorités sanitaires. A quoi il faut ajouter tout un troupeau inconnu d’«animaux thérapeutiques» officieux, telle Zanche, cette somptueuse maine coon bicolore tuxedo, que j’ai adoptée il y a un an dans un refuge pour chats. Car c’est un fait : pour les neurasthéniques parmi nous - et leur communauté grossit à vue d’œil -, les ronrons sont devenus un «bruit blanc», un grésillement réconfortant qui remplacerait même la commisération humaine. (Ironie de l’histoire : on pense que le ronronnement n’est pas naturel chez les chats. Ce serait une tactique développée par leurs sauvages ancêtres pour séduire, désarmer et domestiquer l’Homo sapiens, seul autre mammifère assez faible pour être manipulé à l’avantage des chats.)
A peine capable de rester assise au même endroit pendant quelques minutes, je songe avec une nostalgie affligée à cette époque récente où j’étais heureuse de pouvoir me perdre dans le travail pendant dix ou douze heures par jour. Aujourd’hui, j’ai le cerveau envahi par des lambeaux de prose semi-prophétique ou des vers de mauvais augure qui s’agglutinent en moi comme un écheveau d’algues tandis que j’arpente la maison à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, captive de ce temps qui a fondu comme dans un paysage de Dalí, cette vie étirée en une seule phrase effrénée, interminable, dénuée de pauses ou de reprises naturelles. «L’or jamais ne demeure», écrivait Robert Frost. Et Henry David Thoreau, que je n’ai cessé d’admirer depuis l’adolescence - mais sur un ton qui me semble aujourd’hui arrogant, pour ne pas dire bravache :
«Je désirais vivre à fond, sucer toute la moelle de la vie, vivre avec tant de résolution spartiate que tout ce qui n’était pas la vie serait mis en déroute, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin et la réduire à ses composants les plus élémentaires.»
Quelle naïveté ! Prisonnière d’une isolation forcée, on se demande comment quiconque pourrait avoir l’idée de réduire toute la richesse et toute la variété de la vie «à sa plus simple expression» - un luxe auquel il faut renoncer puisqu’il dépend de l’assise d’un monde stable. (On sait bien que Thoreau, «reclus» au bord de l’étang de Walden, n’avait qu’à marcher une petite heure pour rejoindre sa famille à Concord, ce qu’il ne manquait d’ailleurs pas de faire dès qu’il se sentait un peu seul, nostalgique d’un vrai repas ou en nécessité d’une vraie lessive.)

La «tonalité Zoom»

Si l’homme n’est pas un animal très rationnel, nul doute qu’il est un animal social. Nous, les humains, puisons tout notre répertoire de gestes sociaux chez les autres : leurs sourires, leurs moues renfrognées ou leurs airs chagrins, leurs éclats de rire. Même le silence, dès lors qu’il est partagé, n’a pas le même poids que lorsque nous sommes seuls. Comme le notait William James, chaque individu a autant de «moi sociaux» que de relations ; par conséquent, si nos «m oi sociaux» ne sont pas réaffirmés en permanence par nos interactions avec les autres, continuons-nous à exister ?
A la mi-mars, tandis que le monde extérieur devenait un vaste bouillon de culture, la boîte de Petri de la contagion, faisant augmenter le nombre de morts d’heure en heure, des mesures de confinement étaient décrétées dans le New Jersey, entérinant notre aliénation mutuelle par l’éventualité - la probabilité ! - d’une mutuelle infection. Et les observateurs hébétés que nous étions passèrent de la sidération à une sourde horreur. Une atmosphère irréelle s’immisçait dans nos vies, nous faisant douter de nos identités mêmes : n’étaient-elles, depuis le début, rien que des constructions sociales, et non des entités durables ? Sommes-nous bien «réels» quand un tel égarement nous saisit ? C’est comme si nos corps mêmes étaient sur le point de se liquéfier pour se changer en ectoplasmes, à l’instar de ces photographies spirites du début du siècle dernier, invraisemblables mais non moins perturbantes.
Qu’est-ce, en somme, que l’identité - et qu’est-ce donc qu’un «esprit sain», quand nous nous retrouvons livrés à nous-mêmes pendant trop longtemps, fuyant cette créature sans vie invisible et déchaînée que l’on nomme le virus ? Et quel ton employer en ces heures où tant d’êtres souffrent atrocement ?
Il y a la «tonalité Zoom», adoptée bon an, mal an par les enseignants dont les écoles ont fermé leurs portes du jour au lendemain, sonnant le début de l’éducation en ligne ; incommode d’abord, gauche dans les rapports, mais finalement praticable, petit à petit ; et même, en l’absence d’autres remèdes, agréable. (Alors que l’ancienne manière de donner des cours est déjà devenue une expression au charme désuet : l’enseignement «en face à face»…) Il y a le ton imposé par les rapports sociaux : quelqu’un d’abattu - ces jours-ci, qui ne l’est pas ? - sera facilement froissé par un ton trop «léger» ; et pour peu que l’on s’essaie soi-même à des phrases doucereuses pour tromper le désespoir, on risque à son tour de blesser les autres. Car les périodes de crise collective le révèlent plus clairement qu’aucune autre : nos modalités d’existence sont totalement relatives. On est mieux loti que celles et ceux qui ont traversé de vraies souffrances au-delà des désagréments de la quarantaine, mais l’on est moins chanceux que les gens qui sont séquestrés avec des personnes aimées et aimantes. Nous saurons que nous avons retrouvé un état proche de la normale lorsque, au lieu de tendre désespérément les bras vers nos bêtes thérapeutiques, en mal de ronrons sur nos genoux, nous les chasserons machinalement de nos claviers en criant : «Zanche ! Fiche le camp !»
Mais d’ici la libération tant attendue, nous continuerons de chérir la présence de ces corps chauds et ronronnants, ces pattes qui nous pétrissent doucement, le réconfort prodigué par cet être à qui l’on peut parler, même s’il ne répond pas. Et pour les insomniaques, dont je suis et que la crise accable encore davantage, il y a, évidemment, irréductiblement, la consolation de la lecture - de préférence avec votre compagnon félin sommeillant paisiblement à vos côtés.

Livres de chevet

Le genre de livre que nous chérissons entre tous, le livre de chevet, souvent lu par intermittence, rarement terminé et, même terminé, replacé à contrecœur sur son étagère, constitue la lecture de quarantaine idéale. Sur la petite commode qui me sert de table de nuit s’empilent quantité de livres appartenant à cette catégorie, et certains ne l’ont pas quittée depuis des années. Il y a par exemple le Weatherland d’Alexandra Harris, ce recueil délicieusement excentrique de miscellanées météorologiques glanées au fil des siècles : l’auteure nous fait voyager à travers les paysages de l’Angleterre, sous des formations nuageuses aux reflets changeants, grâce aux écrits de Shakespeare, de Milton ou d’Edmund Spenser, en passant par les romantiques et les sœurs Brontë, jusqu’à Virginia Woolf et Ted Hugues, pour nous entraîner ensuite dans l’univers pictural de Constable, de Turner et de John Everett Millais. «Au cours des années à venir, qui seront peut-être les dernières années de ce qu’on a pu appeler le "temps anglais", nos expériences seront modelées par la mémoire et les associations, par les choses que nous avons lues et contemplées, les lieux que nous avons visités et ceux que nous avons imaginés», nous dit Alexandra Harris.
Dans ma pile, il y a encore The Making of Poetry d’Adam Nicolson, chronique des jeunes poètes anglais et des décors idylliques dans lesquels ils allaient se perdre bras dessus, bras dessous. Deux siècles plus tard, le valeureux auteur leur a emboîté le pas. Il y a enfin la somme de Robert Hass, modestement intitulée A Little Book on Form. An Exploration into the Formal Imagination of Poetry, faisant bon ménage avec un ouvrage encore plus imposant de Don Paterson, The Poem, et cet inépuisable coffre aux trésors qu’est le Travail des défunts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, par Thomas W. Laqueur, un livre si foisonnant de détails que l’on pourrait passer des années à explorer ses 600 pages (au bas mot).
Même si nos nuits sont blanches et dépouillées de tout espoir, même si l’angoisse de l’avenir les défigure en nous remplissant d’effroi, elles pourront toujours être rachetées - transfigurées - par ce seul geste : allumer la lampe de chevet et ouvrir un livre.
Ouvrage cité : Walden, de Henry David Thoreau, traduit de l’américain par Brice Matthieussent, éditions le Mot et le Reste, 384 pp.
Traduit de l’américain par Alexandre Pateau. Article publié à l’origine dans le Times Literary Supplement.
Dernier ouvrage paru : «Dé mem brer»nouvelles traduites de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Auché, aux éditions Philippe Rey (mars 2020).

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